Les abbayes, authentiques acteurs économiques

BRASSERIE DE WESTMALLE Philippe van Assche et Frère Benedikt: "Nous avons fixé une limite à notre croissance". © EMY ELLEBOOG

En tirant des revenus de la bière, du fromage, du tourisme et d’autres produits, nos abbayes ont mené une politique de diversification intelligente ces dernières décennies. Mais si leur approche est parfois comparable à celle d’une PME, leur objectif est totalement différent. “Nous sommes une abbaye avec une brasserie, pas l’inverse”, aime-t-on y rappeler.

Isolement, solitude, calme, repos, sobriété, quête de Dieu: ceux qui visitent nos abbayes ne peuvent échapper à ces sentiments. Mais ils ne manqueront pas non plus de noter la manière dont ces frères et soeurs combinent leur vie religieuse avec le développement d’une authentique économie abbatiale. Car si les marques renommées de bière en sont l’incarnation la plus visible, leurs activités s’étendent également aux fromages et aux produits de soins en passant par le tourisme ou l’imprimerie. Les abbayes ont ainsi bâti un authentique modèle économique à une échelle qui rappelle les PME. Si ces activités présentent parfois des similitudes structurelles avec la gestion d’une PME, elles sont toutefois radicalement différentes.

Historiquement, l’idée de produire et de vendre émane d’une volonté d’indépendance économique.

La différence la plus explicite avec les PME ordinaires est la finalité des activités. Toutes les abbayes soulignent que la maximisation du profit n’est pas leur motivation première. Historiquement, l’idée de produire et de vendre émane d’une volonté d’indépendance économique. Celle-ci reste fondamentale, même dans une brasserie qui produit des dizaines de milliers d’hectolitres chaque année. “L’idée que la croissance de nos activités économiques est indispensable nous est étrangère, sourit Philippe Van Assche, directeur général de la brasserie Westmalle. Quand les brasseurs commerciaux ont commencé à surfer sur la tendance des doubles et des triples, nous avons délibérément refusé de céder à la pression et d’augmenter la production. Les mauvaises langues affirment que nous créons délibérément de la pénurie, mais c’est faux. C’est une abbaye avec une brasserie, pas l’inverse. C’est pourquoi nous avons fixé une limite à la croissance des activités brassicoles. L’objectif reste de nous suffire à nous-mêmes et de maintenir une qualité élevée.”

ABBAYE DE SCOURMONT A Chimay, le premier objectif est l'emploi.
ABBAYE DE SCOURMONT A Chimay, le premier objectif est l’emploi.© BELGAIMAGE

A Westvleteren, l’abbaye Saint-Sixte a fait un choix comparable au siècle dernier. L’abbé a limité la production de bière dès 1946 au motif que l’activité économique empiétait trop sur la vie monastique. “C’est essentiel pour nos moines, confirme le porte-parole Yves Panneels. Avec les revenus, la communauté peut vivre, payer le salaire des profanes qu’elle emploie et financer l’entretien du domaine et du bâtiment. L’abbaye utilise également ses revenus pour soutenir des oeuvres caritatives.”

OEuvres caritatives

Dans de nombreuses abbayes, l’économie abbatiale a clairement une dimension sociale. Par exemple, à l’abbaye de Scourmont, à Chimay, le premier objectif est l’emploi, vu la situation économique de

la région. A Averbode, on met l’accent sur les oeuvres paroissiales. Averbode est une abbaye norbertine, alors que les soeurs et les frères de Westmalle, Orval, Brecht ou Westvleteren, par exemple, suivent la règle de saint Benoît. “C’est une nuance importante, explique le père Eric Seghers, l’économe d’Averbode. Nous ne sommes pas moines et nous avons des activités pastorales plus variées en dehors des murs de l’abbaye. Cela se traduit également dans notre modèle économique.” Pour la production de bières, fromages, pains, moutarde et autres produits, l’abbaye d’Averbode fait appel à des partenaires externes. “Nous voulons impliquer activement des gens de la région dans nos activités économiques. C’est pourquoi nous avons choisi quatre partenaires avec lesquels nous travaillons en étroite collaboration.”

Outre les accents placés sur la production, la dimension sociale s’exprime avant tout dans ce qui advient des revenus. Chaque abbaye soutient des activités caritatives. “Nous donnons la priorité à des associations qui aident des gens, en particulier des oeuvres sociales dans notre province du Luxembourg, précise ainsi frère Xavier, l’économe de l’abbaye d’Orval. Dans les années 2000, nous avons par exemple remarqué que la province manquait de soins palliatifs à domicile. Depuis, nous soutenons un projet qui y travaille. Nous collaborons également un projet qui forme des volontaires à visiter à domicile des personnes souffrant d’Alzheimer.”

La plupart des abbayes analysent année après année les moyens dont elles disposent pour leurs oeuvres. Si nécessaire, celles du même ordre religieux se soutiennent. C’est notamment le cas des trappistes et des norbertines. “Mais chaque abbaye conserve son indépendance, souligne frère Xavier. La solidarité ne passe pas par un fonds centralisé. Elle repose sur les liens souvent historiques qui unissent les abbayes.”

Ces aides ne prennent pas la forme de chèque en blanc, explique soeur Katharina, abbesse à l’abbaye de Brecht: “Ce sont les moines de Westmalle qui ont bâti notre abbaye. Le soutien de Westmalle que reçoit notre petite communauté peut prendre des formes très diverses. Il peut s’agir de matériel, ou de bière que nous intégrons dans nos produits de soins. Nous nous entraidons comme une grande famille et nous veillons ensemble à ce que ‘trappiste’ reste synonyme de qualité dans tout ce que nous faisons.”

Epargner avant d’investir

A part pourvoir à leur propre entretien et à celui des bâtiments, les abbayes mettent également de l’argent de côté pour investir sur le long terme. C’est indispensable, surtout dans les brasseries. “Nous voulons rester sains comme la poule veut continuer à pondre des oeufs, explique Philippe Van Assche. Pour nos grands projets d’investissement, nous ne nous rendons pas à la banque. Nous allons épargner avant d’investir. Dans nos comptes annuels, nous avons déjà provisionné la rénovation de notre brasserie.”

Durant cette décennie, Westmalle veut remplacer les cuves de la cave de stockage et moderniser l’embouteillage. L’abbaye compte décrocher les permis de construire en 2023. Ensuite, les travaux dureront cinq ans. “Nous avons préparé ce processus en profondeur, explique frère Benedikt. Pour une abbaye, l’architecture est aussi importante. Et nous avons également libéré des ressources à cette fin.”

Les investissements dans les modernisations s’expriment également dans d’autres domaines. A Orval, on travaille beaucoup sur l’offre touristique, avec la création d’expériences pour les visiteurs. Les abbayes de Westvleteren et de Brecht se démarquent par des initiatives de vente en ligne. Les soeurs de Brecht vendent désormais du savon, du shampooing et des draps de bain via un webshop. Les articles proposés sont sélectionnés avec soin par les soeurs elles-mêmes. “En 2019, nous avons lancé du shampooing, du gel douche et une lotion pour le corps à la bière. Ces produits sont fabriqués par des tiers, précise soeur Katharina. Nous comptons de nombreuses soeurs plus âgées et nous devrons de plus en plus faire appel à du personnel extérieur à l’avenir. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons besoin de revenus supplémentaires. Nous avons longtemps hésité avant d’entrer dans l’e-commerce et la course aux colis. En fin de compte, le commerce en ligne nous a permis de continuer à vendre pendant la pandémie. Mais nous le pratiquons à notre manière. Le Black Friday, ce n’est pas pour nous! Pour attirer l’attention sur notre boutique en ligne, nous avons cependant organisé un Dimanche Blanc, sans remises, le 1er décembre.”

SOEUR KATHARINA (ABBAYE DE BRECHT)
SOEUR KATHARINA (ABBAYE DE BRECHT) “Nous comptons de nombreuses soeurs plus âgées et nous devrons de plus en plus faire appel à du personnel extérieur à l’avenir.”© EMY ELLEBOOG

A Westvleteren, l’e-commerce a également permis de répondre à un souhait important des frères, explique Yves Panneels. “Dans l’ancien système, il était possible de commander par téléphone pendant les heures de bureau. Mais de ce fait, tout le monde n’avait pas les mêmes chances. Les frères voulaient y remédier. A présent, ils disposent d’une boutique en ligne avec une salle d’attente intelligente. Tout le monde a désormais l’occasion d’acheter de la Westvleteren.”

Le souci de la bonne gouvernance

Alors que les activités restent limitées à un certain niveau, les abbayes ont déployé un gros effort de professionnalisation de leur fonctionnement. Notamment en matière de structure de propriété. La plupart des abbayes sont organisées en ASBL. Souvent, cette coupole est entièrement, ou presque, actionnaire d’une société anonyme (SA) ou d’une SCRL, qui héberge une plus grande activité. A Averbode, l’ASBL faîtière ne sert pas à la distribution annuelle de dividendes. “Elle loue des bâtiments à la SA Uitgeverij Averbode (maison d’édition spécialisée dans des publications éducatives, Ndlr) et reçoit des royalties sur les ventes des publications, mais ces royalties ne cessent de baisser, précise Eric Seghers. C’est précisément pour cette raison que nous avons développé de nouvelles activités. L’ASBL Averbodium va reprendre chaque année une plus grande partie des dons de l’abbaye. Nos statuts prévoient d’y affecter plus de 90% de nos revenus.”

Les abbayes de Westmalle et d’Orval ont mis en place une structure semblable, avec une grande attention à la gouvernance. A peu près chaque abbaye dispose d’un conseil d’administration où siègent également des profanes indépendants. Au conseil d’administration de Westmalle, on trouve ainsi Nils Van Dam (Milcobel) et Luc Haegemans (ex-BNP Paribas Fortis). “A partir de milieu des années 1990, nous avons pleinement adopté les principes de bonne gouvernance, explique Philippe Van Assche. Le dernier frère a quitté les opérations brassicoles en 1998. A ce moment, nous avons établi un cadre strict, une charte qui explique nos valeurs et qui est accessible à tous. Malgré le succès de la brasserie, nous pouvons ainsi continuer à nous concentrer sur ce qui compte vraiment: notre entretien et la qualité de nos produits.

“Trappiste, c’est une culture d’entreprise”

L’entraide entre les économies abbatiales se traduit également dans la manière dont les abbayes trappistes développent leur marque. Vingt abbayes se sont unies au sein de l’Association internationale trappiste, seule habilitée à attribuer le label ATP (Authentic trappist product) à un produit. Et pas qu’à des bières: à condition de satisfaire aux conditions, pain, fromages, liqueurs, chocolat et articles religieux peuvent également porter le qualificatif “trappiste”. “L’entraide s’exprime également dans la communication communautaire, confirme frère Xavier (Orval), président de l’association. Parmi nos membres, nous comptons également des abbayes cisterciennes aux Pays-Bas, en Tchéquie, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Grâce au label ATP, nous pouvons collaborer à la qualité des produits. Nous résolvons des questions juridiques et nous montrons clairement qu’une trappiste est plus qu’une simple bière. Nous y voyons un métier, ou mieux encore, une culture d’entreprise.”

Un article de Wouter Temmerman.

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