“Le succès, c’est bien plus que gagner de l’argent”

Dominique Lancksweert. © KRIS VAN EXEL

Avec un cours de Bourse près de trois fois plus élevé qu’en 2016, Sofina, le holding familial ne passe plus inaperçu. Dominique Lancksweert a accepté de s’exprimer, pour la première fois, en exclusivité, pour “Trends-Tendances”. “Nous sommes contents du résultat, mais nous demeurons discrets et humbles. C’est la clé du succès”, commente le président du conseil d’administration de Sofina.

Dominique Lancksweert est un des plus anciens administrateurs en place du pays, et le plus ancien chez Sofina. Il y siège depuis le 19 septembre 1997, après qu’il eut conseillé la famille Boël au sujet de la vente de ses participations dans le secteur de l’acier. Il préside le holding depuis l’an dernier. Il nous accueille, de son allure de sénateur, avant de revenir sur ses 24 années passées au sein de l’entreprise. “Cela fait 40 ans que j’exerce le métier de banquier et que j’observe l’évolution de l’économie, nous dit-il. J’ai traversé nombre de crises et énormément de cycles économiques. Cela permet de comprendre ce qui fait qu’une entreprise est solide et réussit. Ma préférence va aux sociétés familiales, comme Sofina. Elles travaillent avec un capital patient, voire permanent, alors que les cycles économiques sont de plus en plus courts et brutaux. Sofina réfléchit en décennies, pas en trimestres. Elle met en avant non seulement les gains, mais aussi des valeurs, un savoir-faire, des réseaux. En outre, j’ai une espèce d’obsession pour le talent: il faut pouvoir attirer et conserver des gens doués, et leur permettre d’évoluer.”

Sofina réfléchit en décennies, pas en trimestres.

TRENDS-TENDANCES. Sofina semble effectivement chouchouter ses talents. L’an passé, le personnel a reçu, en récompense des efforts fournis durant la crise sanitaire, 40 jours de vacances supplémentaires.

DOMINIQUE LANCKSWEERT. Ne parlez pas de personnel: je pré-fère le terme “partners”. Nos collaborateurs vont profiter de ces 40 jours pour faire des choses dont ils rêvaient, et dont ils vont abondamment parler par la suite. Ce genre d’initiative permet aussi de stimuler l’intellect et de renforcer davantage encore la cohésion. Sofina est une énorme banque des talents. J’assiste ici à un phénomène que j’avais déjà observé à Londres, lorsque je travaillais comme banquier d’affaires pour Morgan Stanley: on ne peut soi-même évoluer que si l’on est entouré de personnes motivées et intelligentes. Le rythme, chez Sofina, est intense, tout le monde cherche sans cesse à améliorer les choses. La quête de l’excellence est le chemin le plus direct vers l’humilité. C’est la clé du succès. Le but n’est pas uniquement de gagner de l’argent, mais il faut évidemment passer par là aussi, si l’on veut pouvoir attirer des talents et exercer une influence.

L’Europe sera clairement un pionnier en matière de transition énergétique et de soins de santé.

La Bourse a enfin découvert Sofina. L’été dernier, l’action affichait même une valorisation d’un tiers plus élevée que le montant des capitaux propres. Est-elle exagérément onéreuse?

Sa valorisation est incontestablement élevée, ce qui est une bonne nouvelle pour nos équipes, qui voient que la Bourse récompense leur dur labeur. Il s’agit là d’une reconnaissance de leurs efforts. Je l’ai dit à de nombreuses reprises en interne, et je le répète maintenant à l’intention du monde extérieur: tant les investisseurs que les entreprises dans lesquelles nous investissons constatent que notre stratégie porte ses fruits. Il est évident que l’action ne sera pas toujours assortie d’une prime, mais Sofina fait actuellement parler d’elle, ce qui est une bonne chose, même si elle préfère généralement cultiver la discrétion. La prime prouve que nous donnons accès à un ensemble de classes d’actifs que seuls quelques-uns peuvent proposer.

Dominique Lancksweert
Dominique Lancksweert© KRIS VAN EXEL

Dans quelle mesure le “business model” de Sofina a-t-il évolué au cours des 24 dernières années?

Quand j’ai intégré la société, c’est Yves Boël qui la dirigeait. Sofina était à l’époque un groupe qui détenait des participations minoritaires dans divers secteurs, comme la banque, les produits de luxe et les biens de grande consommation. Ces secteurs ont fait l’objet d’une vague de fusions, souvent à l’origine de belles plus-values pour Sofina. Mais simultanément, notre représentation dans ces participations s’est effondrée: au lieu de détenir 20% d’une entreprise, nous n’en avions plus qu’un à deux pour cent. Nous n’étions plus pertinents. Nous avons donc abandonné cette stratégie au profit du capital-risque. En plus de nous permettre de faire croître notre patrimoine, cette politique a été à l’origine d’une diversification du portefeuille, et de dividendes plus élevés. Cerise sur le gâteau: travailler avec du capital-risque nous a appris énormément de choses. Au début, les fonds de private equity gagnaient de l’argent en restructurant des bilans d’entreprise. Ensuite, ils se sont concentrés sur la stratégie à long terme d’un nombre restreint de sociétés, ce qui nous a attirés. Nous soutenions les entreprises et l’entrepreneuriat. Plus tard encore, nous avons jeté notre dévolu sur le capital de croissance et, surtout, sur les entreprises de croissance asiatiques. Voilà où nous en sommes aujourd’hui.

Il y a deux ans, j’avais recommandé de faire preuve de prudence, face à des valorisations que je jugeais exagérées. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai eu tort.

Sofina s’intéresse effectivement de plus en plus à l’Inde et à la Chine. On assiste pourtant à un regain de tension entre la Chine et les Etats-Unis.

Les liens entre ces deux grandes puissances sont très étroits. A tous points de vue. Cela fait naturellement régulièrement des étincelles, qui peuvent déboucher sur des accrochages. Mais aucun des deux blocs n’ira jamais trop loin: ce n’est pas dans leur intérêt.

Avez-vous été surpris d’apprendre que le gouvernement chinois entendait mieux répartir les richesses?

C’est plutôt le calendrier qui m’a surpris. Les répercussions qu’a eues cette annonce sur les marchés n’ont rien d’étonnant, car les investisseurs surréagissent presque toujours. Les détails de cette politique ne sont pas encore entièrement dévoilés: attendons donc un peu. Ceci dit, s’il s’agit réellement de corriger une série de déséquilibres et d’excès, par exemple dans l’enseignement et sur le marché du logement, au profit d’une pérennisation de la croissance économique, nous en serons heureux: le potentiel de croissance s’en trouverait protégé.

Quelles seraient les retombées d’une telle politique sur Sofina?

Dans l’immédiat, la valeur du portefeuille en souffrirait, mais cela ne changerait rien à la stratégie. La Chine, l’Inde et d’autres pays du Sud-Est asiatique sont appelés à évoluer plus vite que d’autres régions.

D’où cette préférence marquée pour l’Inde?

Des attaches familiales en Inde nous ont permis de jeter les bases d’un réseau très efficace. Il est essentiel, estimons-nous, d’avoir des relations qui connaissent le pays. Nous sommes extrêmement heureux d’avoir Analjit Singh, qui est par ailleurs un multi-entrepreneur en Inde, au sein du conseil d’administration. Nous sommes, comme d’autres, convaincus que l’Inde a les capacités de croître, un peu comme la Chine l’a fait. Ce pays regorge d’entrepreneurs et de gens très doués. Nous n’avons aucun doute sur ses perspectives de croissance à long terme.

Sofina est, ceci dit, une entreprise belge. Voyez-vous des opportunités sur le Vieux Continent également?

Certainement! Beaucoup de choses bougent actuellement en Europe. Le nombre d’entrepreneurs y a considérablement augmenté. Le continent sera clairement un pionnier en matière de transition énergétique et de soins de santé. Je parle en général, Sofina ne vise pas de pays précis. Elle cherche, en Europe également, des entreprises de croissance capables de faire mieux que le marché. Elle en trouvera toujours. Dans le contexte du capital-risque, savoir repérer les gagnants est indispensable.

Sofina a émis au mois de septembre une obligation de 700 millions d’euros. Pour quelle raison?

Nous voulons disposer d’une marge de manoeuvre, pour pouvoir exploiter les opportunités. Sofina n’a jamais eu la moindre dette. Je parle peut-être un peu comme un ancien banquier, mais être légèrement endetté a du sens en termes de structure de capital. L’actionnaire de contrôle, et les autres actionnaires d’ailleurs, ne sont généralement pas amateurs de dettes. Mais ils n’ont, en réalité, rien à craindre. Et compte tenu de l’atonie des taux d’intérêt, le calendrier est propice.

Envisagez-vous une augmentation de capital également?

Pas pour le moment. Ayons d’abord plus de visibilité sur l’environnement économique post-covid. Il n’est pas non plus utile de disposer de trop d’argent. Certains fonds de capital-risque ont évolué trop vite: après un temps, ils ne savaient plus que faire de toute cette manne. Si vous disposez de moyens limités, vous vous montrerez beaucoup plus rigoureux dans vos choix. Et donc vous investirez mieux.

Escomptez-vous une remontée des taux d’intérêt?

C’est difficile à dire. L’inflation a légèrement remonté, mais je crois, comme beaucoup, que le phénomène ne sera que temporaire. Nous sortons d’une pandémie, pas d’une guerre. Les capacités de production ont été peu touchées. J’espère donc que les goulots d’étranglement disparaîtront bien vite. Les banques centrales envisagent de renoncer progressivement à leur politique accommodante, mais elles veulent éviter de provoquer une remontée trop rapide des taux.

Mais l’argent bon marché déstabilise peu à peu les marchés financiers…

Certaines choses me mettent effectivement mal à l’aise. Cela fait des années que les taux d’intérêt sont au plus bas. Vont-ils le rester? Les entreprises s’endettent de plus en plus. Où cela va-t-il finir? Les banques croulent sous les réglementations, ce qui engendre un système bancaire parallèle, que l’on appelle aussi la finance de l’ombre. Cette évolution, que j’ai des difficultés à comprendre, m’inquiète. Mais un krach gigantesque nous attend-il en bout de course? Rien ne permet de l’affirmer.

L’argent bon marché incitant à prendre des risques, les prix des entreprises prometteuses se sont envolés.

L’argent coule à flots, c’est clair. Les taux d’intérêt bas font grimper les valorisations des entreprises de croissance. Mais Sofina n’est pas un trader: elle est un investisseur qui, lorsqu’il entre au capital d’une entreprise, y est pour très longtemps. Nombre de fonds de capital-risque sont davantage des collectionneurs d’actifs que de bons investisseurs.

Reste que la valeur des entreprises technologiques à succès a crevé tous les plafonds ces dernières années. Les marchés ont-ils encore toute leur capacité de jugement?

Cette valorisation repose sur l’hypothèse selon laquelle les taux d’intérêt vont rester bas longtemps et que la croissance de ces entreprises continuera au même rythme. L’économie mondiale mute actuellement extrêmement rapidement: comment savoir, dès lors, si une valorisation est trop élevée ou trop faible? Il y a deux ans, j’avais recommandé au comité exécutif et au conseil d’administration de Sofina de faire preuve de prudence, face à des valorisations que je jugeais exagérées. Jusqu’à aujourd’hui, j’ai eu tort.

Les investissements de Sofina

Actif dans le monde entier, ce holding belge coté en Bourse investit principalement dans quatre segments stratégiques: les biens de consommation et leur commercialisation (y compris l’e-commerce), la numérisation, l’enseignement et les soins de santé. Collibra est un de ses investissements les plus remarquables en Belgique. Cette société bruxelloise utilise l’intelligence artificielle pour valoriser les données des entreprises, de manière à rendre ces dernières plus productives. Début octobre, Collibra était valorisée à 5 milliards de dollars. Drylock, le producteur de langes et de produits d’hygiène pour adultes, est un autre investissement belge de Sofina.

Parmi les grands investissements à l’étranger, citons l’indien Byju’s, spécialisé dans l’enseignement à distance, et Cognita, autre plateforme d’apprentissage, basée au Royaume-Uni. L’an dernier, The Hut Group était la principale participation détenue par le holding. Cette entreprise britannique cotée, spécialisée dans le commerce électronique, vit actuellement une période agitée.

Dominique Lancksweert, à propos…

… de l’humilité des Belges. “La nouvelle génération de managers prometteurs chez Morgan Stanley compte en son sein de nombreux Belges. Ils sont plurilingues, multidiplômés, très bien formés, et travailleurs. Le Belge a une fabuleuse capacité d’adaptation aux autres cultures. Les grandes entreprises internationales font elles aussi appel à de plus en plus de nos compatriotes. Mais ils ne savent pas se vendre. Ils préfèrent opérer en coulisse. La Belgique ne manque par ailleurs pas d’entreprises excellentes et extrêmement bien gérées mais, souvent, c’est l’ambition qui fait défaut. Le pays compte un nombre sans cesse croissant d’entrepreneurs ; je suis donc optimiste, surtout à l’égard de secteurs comme la médecine et la technologie.”

… de l’actionnariat familial. Les familles Boël et apparentées détiennent plus de 56% des actions du holding coté en Bourse. N’en sont pourtant issus que quatre des 14 membres du conseil d’administra- tion. “Les familles comprennent parfaitement la recette du succès, détaille Dominique Lancksweert. Nous avons surtout besoin de talents très divers au sein du conseil d’administration. De talents, qui plus est, issus de plusieurs continents, une tendance qui va se renforcer encore. Certes, les familles apprécient de percevoir un dividende annuel, mais leur ambition va au-delà. Il faut que la valeur de l’entreprise continue de croître. Car qui cesse d’évoluer devient inutile.”

… de Harold Boël. Le CEO est le seul membre de la famille qui exerce une activité opérationnelle chez Sofina. “Le succès des entreprises familiales est intrinsèquement lié à la présence, au niveau opérationnel, de quelques personnes extrêmement compétentes au sein de chaque génération, qui permettent à la famille d’avancer. C’est exactement ce que fait Harold: il est brillant, expérimenté et porte la stratégie de l’entreprise.”

Profil

· 65 ans

· 1974-1979: études d’économie à Anvers et à Dallas, Texas (MBA)

· 1980-1985: banquier d’affaires chez Schroders, à New York ; responsable des entreprises belges, françaises et suisses aux Etats-Unis

· 1985-1988: banquier d’affaires chez First Chicago, à Londres ; responsable pour la France et le Benelux

· 1988-1999: exerce diverses fonctions chez Morgan Stanley

· 2000-2003: directeur France chez Morgan Stanley

· 2003-2006: responsable des organismes financiers chez Morgan Stanley

· 2006-2020: responsable de la banque d’affaires (y compris pour les finances publiques) chez Morgan Stanley pour le Benelux, la Suisse et les gros clients européens

· 2020: conseiller senior chez Morgan Stanley

· Son rôle chez Sofina: administrateur depuis 1997. Vice-président du conseil d’administration de 2011- à 2020). Président depuis 2020.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content