“L’argent rend effectivement heureux. Lorsqu’on le donne aux autres”

HEIN ZEGERS "Le bonheur se vit ensemble. C'est fondamental." © © FRANKY VERDICKT

Qu’est-ce que le bien-être ? C’est la question à laquelle le psychologue et thérapeute du bonheur Hein Zegers a tenté de répondre dans son nouveau livre.

Hein Zegers est psychologue et thérapeute, et travaille dans le domaine de la psychologie positive. Cette branche étudie notamment ce qui rend les gens heureux, ce qui les épanouit, ce qui leur donne envie de se lever du bon pied le matin, ce qui donne un sens à leur vie, etc. Il aborde toutes ces questions dans un livre publié récemment.

On pourrait penser que tout le monde souhaite être heureux. Toutefois, la quête du bonheur n’est pas toujours bien vue. Un célèbre psychiatre affirme qu’il faut embrasser son chagrin ou que le malheur construit. La souffrance est un thème très prisé auprès des écrivains et des cinéastes, et l'”industrie du bonheur” suscite beaucoup de sarcasme.

HEIN ZEGERS. “Je suppose que vous parlez de Dirk De Wachter ? À ce sujet, je suis bien d’accord avec lui ! Je suis content que vous évoquiez justement l'”industrie du bonheur”, car c’est un concept que je ne supporte pas. Nous voyons maintenant de nombreux “gourous du bonheur”, qui prétendent savoir comment vous devez être heureux, tout en dansant, chantant… Mais le bonheur, ce n’est pas vivre sans cesse avec un nez de clown.”

“Aujourd’hui, certaines entreprises possèdent des Chief Happiness Officers, qui gèrent le bien-être de leurs travailleurs. Je ne suis pas non plus convaincu. Ce phénomène induit l’idée selon laquelle il faut absolument être heureux. Être triste a une fonction : c’est un signal indiquant que nous avons perdu quelque chose de précieux. Il est parfois nécessaire d’être malheureux, pour notre bien-être.”

Votre livre énumère plusieurs choses qui peuvent cultiver notre bonheur. Notamment l’exercice physique. Est-ce si simple que ça ?

HEIN ZEGERS. “Le bien-être et l’exercice physique sont étroitement liés. J’ai dû l’admettre à contre-coeur. En effet, je n’ai jamais été un grand sportif. Il ne doit pas nécessairement s’agir de sport de haut niveau. Se promener, prendre l’escalier plutôt que l’ascenseur, faire ses courses à pied, rouler à vélo… Ce genre d’activités suffit. Une étude a comparé deux groupes de personnes souffrant de dépression légère : le premier a reçu des antidépresseurs et le second a suivi un programme de sport modéré. L’effet de ce traitement alternatif s’est avéré tout aussi bon à terme, et même un peu meilleur lors de l’étude de suivi. Les antidépresseurs fonctionnent. Je n’ai pas dit le contraire. Mais il ne faut pas sous-estimer l’influence de l’exercice physique.

“Je me fie donc à la science. Je réalise chaque matin de bêtes petits exercices de gymnastique sur ma terrasse pendant une dizaine de minutes, et je commence ma journée beaucoup plus vif et enjoué.”

Très simple également : le journal de gratitude

HEIN ZEGERS. “Vous y écrivez régulièrement ce pour quoi vous êtes reconnaissant(e). Par exemple si vous avez eu une chouette conversation, ou si quelqu’un s’est montré attentif… Un tel journal vous permet de regarder différemment ce qui vous entoure et ce que vous vivez. Vous ne devez pas nécessairement le remplir tous les jours, vous pouvez adopter un rythme hebdomadaire. Le principal est d’être régulier. Vous désactivez le mode “habitude”. Nous avons tendance à penser que tout va de soi. Votre ressenti était probablement différent lors de la publication de votre tout premier article, par rapport à la parution de cette interview dans Trends.

“Mais ce n’est pas facile pour tout le monde, bien entendu. J’ai connu des personnes qui ne savaient pas du tout quoi écrire. Je suis de ceux qui considèrent que les patients savent ce qui leur convient le mieux. Donc, j’avance cette proposition, mais je n’impose rien.”

Vous donnez également une liste de choses qui ne rendent pas heureux. L’argent, par exemple.

HEIN ZEGERS. “C’est un classique. Si je m’adresse à une salle et souhaite réveiller tout le monde, je commence par là. Nul besoin d’en douter : les personnes qui vivent dans une extrême pauvreté voient leur bonheur augmenter lorsqu’elles reçoivent plus d’argent. Mais à partir de quel montant cette hausse de bonheur s’aplanit-elle ? Selon une étude récente de l’UGent, il s’agirait de 4 500 euros par mois, mais les chiffres varient en fonction des pays. En règle générale, nous pouvons affirmer qu’à partir du moment où l’on gagne suffisamment d’argent pour ne plus devoir se soucier du logement, de la nourriture, des soins de santé, de l’éducation et de l’enseignement, l’accumulation d’argent ne rend pas beaucoup plus heureux.

“Suivre sa passion” n’est selon vous pas non plus la garantie du bonheur.

HEIN ZEGERS. “Il convient de distinguer les passions harmonieuses des passions obsessives. Dans le premier cas, vous pouvez vous plonger complètement dans une activité. Vous en oubliez le temps et vous vous sentez bien, mais cette passion ne fait pas obstacle aux autres occupations, contrairement aux passions obsessives. Ces dernières peuvent être comparées à la consommation d’alcool. Dès que vous ne pouvez plus vous en passer, vous n’êtes plus libre et elles entravent votre bien-être.

Dans votre livre, vous évoquez les paris. Ce n’est pas facile de trouver un exemple plus subtil. Un sport de haut niveau, peut-être ?

HEIN ZEGERS. “Je ne peux pas citer de noms, mais sur la chaise où vous vous trouvez, je vois aussi parfois des sportifs de haut niveau. On peut en effet vouer une passion extrême pour ce type d’activité et être malheureux, oui.”

Je crois comprendre que “l’optimisme est un devoir moral” n’est pas votre devise.

HEIN ZEGERS. “Si nos cabinets sont plus que pleins, c’est notamment à cause de cette idée suggérant que l’optimisme est une obligation. Pardonnez mes propos, mais certains gourous du bonheur trop optimistes ont des décès sur la conscience. Ils suggèrent que l’on peut atteindre ce qu’on veut et devenir qui on veut en donnant le meilleur de soi-même. Vous imaginez comme c’est stigmatisant pour les personnes qui n’y parviennent pas ? C’est comme si c’était de leur faute. J’ai eu des patients qui avaient intégré ce genre de théorie, ils n’arrivaient pas à l’appliquer et sont tombés dans une grave dépression, jusqu’à envisager le suicide.

Être triste a une fonction. Il est parfois nécessaire d’être malheureux, pour notre bien-être.

Avec qui préférez-vous partir en voyage : un optimiste ou un pessimiste ?

HEIN ZEGERS. “Si vous passez du temps avec des amis, c’est agréable d’être entre optimistes. Mais dans certaines situations, le pessimisme est un devoir moral. Un pilote qui parcourt sa check-list avant le départ a l’obligation morale d’imaginer le pire scénario. Dans ce sens, certains métiers seront idéalement occupés par des pinailleurs nés.

Pour ce qui est du sentiment de bonheur, nous avons tendance à regarder à l’intérieur. Nous considérons le bonheur comme une humeur ou un état de conscience, et non comme un fait social.

HEIN ZEGERS. “Je vais vous raconter une anecdote. Pendant mes études de psychologie, j’ai travaillé pour le secteur aérien, en tant que steward. Mon mémoire concernait la question du bonheur : qu’est-ce qui vous rend heureux ? Comme je passais dans de nombreux pays, j’ai posé cette question un peu partout dans la rue. En Afrique et en Asie, on m’a souvent répondu : “Ce qui nous rend heureux, c’est…” Avec mon regard occidental, je n’avais jamais songé que ce “vous” pouvait également être envisagé au pluriel. La science le confirme. Christopher Peterson, un grand nom de la psychologie positive, m’a un jour raconté que ses trente années de recherche se résumaient en trois mots : “Other people matter.” C’est d’ailleurs écrit sur sa tombe. Le bonheur se vit ensemble. C’est fondamental.”

HEIN ZEGERS “L’auteur d’une bonne action est tout aussi heureux que la personne qui en profite.” © FRANKY VERDICKT

Réaliser une bonne action pour autrui est une manière de mettre cela en pratique ?

HEIN ZEGERS. “Selon une étude, l’auteur d’une bonne action serait tout aussi heureux que la personne qui en profite. Une expérience a également montré que les personnes qui recevaient une petite somme d’argent étaient généralement plus heureuses si elles la consacraient aux autres. Nous pouvons en conclure que l’argent rend effectivement heureux. Lorsqu’on le donne aux autres.”

Une bonne action doit-elle être désintéressée ? N’attendons-nous pas toujours quelque chose en retour, ne serait-ce que de la sympathie ou du respect ? Le don d’organes est la seule exception qui me vient à l’esprit.

HEIN ZEGERS. “L’étude dont je parlais précédemment décrivait la bonne action comme si l’auteur n’attendait rien en retour. Toutefois, nous savons qu’un “merci” fonctionne encore mieux. Le don d’organes est anonyme, mais s’enregistrer comme donneur améliore l’image de soi. Nous pouvons y voir une forme d’intérêt personnel.”

Parlons un peu de tragédie. Le philosophe Friedrich Nietzsche proposait un test pour évaluer notre attitude face à la vie : si un démon vous prédisait qu’il faudrait revivre votre vie telle que vous l’avez vécue avec “chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement”, vous jetteriez-vous sur le sol, en grinçant des dents ou répondriez-vous “oui !” sans hésiter ?

HEIN ZEGERS. “Il y a une prière qui dit : donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer les choses que je peux, et la sagesse d’en connaître la différence. Ce concept est également au centre de la thérapie d’acceptation et d’engagement, qui est assez populaire actuellement. L’acceptation a trait aux sentiments négatifs et l’engagement concerne le fait d’agir selon ses valeurs. La grande question reste bien entendu : “à quel moment arrêter l’acceptation et passer à l’action ?” Une personne victime de violence psychologique, dans une mauvaise relation caractérisée par un climat de terreur, n’aura aucun intérêt à “accepter son sort”.”

Si vous voulez être heureux, recherchez le plaisir et évitez la douleur. Cette règle a le mérite d’être claire.

HEIN ZEGERS. “Je fais la distinction entre le bien-être hédonique et eudémonique. Le premier porte sur le plaisir sensoriel. Quant au bien-être eudémonique, il concerne l’expérience d’une existence qui a du sens. Dans certains cercles, le plaisir sensoriel suscite les ricanements. C’est injustifié. Il s’agit simplement d’une expérience du bonheur d’un autre ordre.

“Une partie de la science du bien-être repose sur le principe “mindfulness” ou la pleine conscience. “Mindful” signifie vivre ici et maintenant, observer les pensées et les émotions, et les laisser passer “comme des nuages dans le ciel”. Ce type de méditation est issu du bouddhisme. C’est très défendable, mais je pense que les Européens peuvent y ajouter quelque chose avec leur sensibilité culturelle, liée au plaisir. Profiter du soleil sur son visage, profiter d’un bon repas…”

Est-ce que le fait de viser constamment le plaisir ne ferait pas partie du mal du siècle ? “I want it all, and I want it now” ? Je n’ai pas besoin de vous expliquer ce qu’entraîne la “peur de rater quelque chose”.

HEIN ZEGERS. “Je sais, et c’est une telle cause de malheur… Je suis convaincu que le choix de la sobriété peut apporter plus de satisfaction à beaucoup de personnes. C’est une manière de se libérer de la maladie du trop-plein : trop d’affaires, trop d’occupations… C’est l’idée derrière le titre de mon ancien livre, Zooikoorts, un mot que j’ai inventé [formé à partir de hooikoorts (rhume des foins) et zooi (bazar)]. Le terme se trouve maintenant dans le Van Dale et j’en suis assez fier. Pour Zooikoorts, j’ai interviewé 500 personnes qui ont décidé délibérément de mener une vie plus simple. Elles profitent maintenant davantage des petites choses. Je me souviens d’une personne qui avait arrêté un emploi exigeant pour un travail à mi-temps, qui faisait depuis ce qui lui plaisait. Elle m’a dit : “J’adore sentir la texture d’une cuillère en bois” ; C’est beau, non ?

Je suis convaincu que le choix de la sobriété peut apporter plus de satisfaction à beaucoup de personnes.

“Ou prenez le film Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Il y a une scène où Amélie montre ses petits plaisirs : plonger sa main dans un sac de grains, briser la croûte des crèmes brûlées avec la pointe de la petite cuillère… Personnellement, j’éprouve un plaisir fou à jouer de l’harmonica dans une église vide. Si j’ai cette chance et qu’il n’y a personne, je ne peux pas m’en empêcher. L’ambiance, l’acoustique, je trouve ça merveilleux.”

Encore une question pour clôturer : la sécurité physique est un facteur sur lequel nous n’avons pas d’emprise. Mais je peux difficilement m’imaginer le bonheur sans.

HEIN ZEGERS. “J’ai également pu le remarquer durant mon étude. Lorsque j’effectuais encore des vols internationaux, nous sommes allés au Venezuela. La situation allait alors très mal. Dans l’avion, nous mettions même le papier w.c. sous clé. Autrement, il disparaissait. Nous étions emmenés de l’aéroport à l’hôtel dans un petit bus blindé, et nous ne pouvions pas sortir. Je ne pouvais donc pas aller dans la rue pour interroger les gens. J’ai donc posé la question à notre chauffeur : “qu’est-ce qui vous rend heureux ?” Il a répondu : “rentrer le soir auprès de ma famille, et constater que nous sommes toujours tous vivants.””

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