Faut-il harmoniser les commissions paritaires dans le commerce?

Conditions de travail Prendre le meilleur de chacune des commissions paritaires pour n’en faire qu’une paraît illusoire. © belga image
Camille Delannois Journaliste Trends-Tendances  

La franchisation des magasins Delhaize encore détenus en propre a ramené sur la table la question de l’harmonisation des commissaires paritaires. Problème: les distributeurs ne semblent pas pouvoir adopter une position commune. Les partenaires sociaux non plus.

La volonté de Delhaize de basculer son réseau de magasins intégrés vers les franchisés a fait bondir les syndicats qui accusent l’enseigne au lion de profiter des différences entre commissions paritaires pour tirer les travailleurs vers celles qui leur sont moins favorables. Il n’en fallait pas plus pour remettre au centre des discussions l’harmonisation de ces commissions paritaires dans le secteur du commerce.

Un dossier qui est loin d’être nouveau mais qui doit dépasser un certain nombre de problèmes. “Cette discussion aurait déjà dû avoir lieu depuis longtemps, analyse Christophe Sancy, rédacteur en chef de la plateforme sectorielle Gondola. Et surtout dans un autre contexte que l’actuel où les positions dogmatiques se succèdent sur fond de marché très compliqué.”

Pour rappel, les commissions paritaires sont les organes de la concertation sociale qui fixent les conditions de travail au sens large (salaires, temps de travail, avantages extralégaux, jours de congé, etc.) et ce au travers d’accords appelés “conventions collectives de travail (CCT)”. Un système qui, en Belgique, remonte presque au 19e siècle.

“Un des principes de l’Organisation internationale du travail, c’est que l’être humain n’est pas une marchandise, rappelle Thierry Dock, professeur spécialisé dans le marché du travail à l’UCLouvain. Une des manières dont on a fonctionné en Belgique pour donner corps à ce principe fut de mettre en place ces commissions paritaires.” Sont-elles encore toutes pertinentes? “Dans le secteur du commerce, ces commissions paritaires ne répondent plus vraiment à ce pourquoi elles ont été créées, estime Thierry Dock qui fait référence au basculement actuel observé sur le marché. On voit que des structures d’une certaine taille se retrouvent parfois dans des commissions paritaires qui ne correspondent pas du tout à leur situation économique réelle.”

Thierry Dock (UCLouvain)
Thierry Dock (UCLouvain) © pg
Des structures d’une certaine taille se retrouvent dans des commissions paritaires qui ne correspondent pas à leur situation économique.” – Thierry Dock (UCLouvain)

Eviter les inégalités

A l’heure actuelle, les employés des supermarchés Delhaize dépendent ainsi de la commission paritaire (CP) 202, qui concerne les commerces alimentaires comptant au moins trois succursales et plus de 25 travailleurs. En passant sous franchise, ceux-ci appartiendraient à la CP 202.01, à savoir celle qui régit les magasins alimentaires avec plus de 20 travailleurs et sans succursales. Soit typiquement les franchisés des grandes enseignes. La commission paritaire 201 concerne, elle, les commerces avec moins de 20 travailleurs gérés par des indépendants. Par exemple, les magasins de proximité. Deux autres commissions paritaires existent dans le secteur: la commission paritaire 312 qui regroupe les hypermarchés comme Cora et Carrefour (dont les barèmes salariaux sont les plus élevés du marché) et la 311 qui rassemble les enseignes de magasins non alimentaires. Une abondance de régimes qui incitent certains à réclamer d’urgence une “harmonisation”.

Reste à savoir ce que l’on entend par “harmonisation”. Il ne s’agit évidemment pas d’uniformiser les commissions paritaires pour tous les commerces. S’aligner sur les conditions en vigueur dans le secteur de la grande distribution aurait un impact certain sur les petits commerces de proximité. “Les équilibres s’en retrouveraient bousculés, les plus petits seraient fragilisés et cela tournerait irrémédiablement à l’avantage des plus grandes structures”, prévient Matthieu Dewèvre, conseiller à l’Union des classes moyennes (UCM). Il s’agit donc surtout de rapprocher la commission paritaire 202 et la 202.01 de manière à ce qu’il n’y ait pas d’avantage pour les distributeurs de passer de l’une à l’autre, et d’éviter l’accroissement des inégalités entre les travailleurs exerçant une même fonction.

Matthieu Dewèvre (UCM)
Matthieu Dewèvre (UCM) © pg
Ce qui bloque, c’est aussi le poids de l’histoire.” – Matthieu Dewèvre (UCM)

Parce que les différences existent. Le temps de travail est, par exemple, de 35 heures par semaine dans la première et de 36,5 heures dans la seconde. Les prestations diffèrent également puisque les travailleurs peuvent prester un maximum de cinq jours sur la semaine dans la CP 202, contre six pour la CP 202.01. Le travail tardif est, lui, rémunéré à hauteur de + 40% dès 18 h dans la 202 et de + 25% à partir de 19 h dans la 202.01. Enfin, le travail presté le week-end est compensé de + 75% dans la première commission paritaire et de + 100% (+ 50% en cas d’absence de comité d’entreprise ou de délégation syndicale) dans la seconde. Une différence de traitement qui expliquerait à elle seule la démarche de la direction de Delhaize? “Par suspicion, on associe souvent à la franchisation des velléités d’économies en matière sociales et salariales mais il y a d’autres motivations objectives à cette démarche, tempère Christophe Sancy. Par exemple, la dynamique commerciale des franchisés surperforme souvent le réseau d’intégrés.”

Eclatement des positions

L’intérêt de l’harmonisation, c’est qu’elle permettrait d’éviter cette mauvaise concurrence entre commerces relevant d’une commission paritaire plus favorable aux travailleurs et ceux qui ont fait le choix de s’en éloigner. “Il y a beaucoup de choses qui mériteraient d’être simplifiées dans ces commissions paritaires”, insiste Christophe Sancy.

La question est de savoir comment y parvenir. D’autant que les organisations patronales elles-mêmes n’adoptent pas de position commune à ce sujet. Censée entretenir le dialogue social autour des conventions collective de travail de son secteur, Comeos, la fédération du commerce, voit, par exemple, les positions de quelques-uns de ses membres imminents, tels Colruyt, Carrefour ou Delhaize, diverger. “Les stratégies et les intérêts des distributeurs sont différents”, confirme Thierry Dock.

Colruyt a ainsi fait savoir qu’il était préoccupé par “la variété des commissions paritaires qui existent aujourd’hui”. Le groupe qui possède des formules intégrées (Colruyt, OKay, Bio-Planet, etc.) et franchisées (Spar), préconise une simplification radicale du paysage des commissions paritaires dans le commerce de détail. “L’essentiel pour nous, en tant qu’entreprise, est de parvenir à un paysage concurrentiel équitable en matière de salaires et de conditions de travail, dans lequel il y a et il y a toujours de la place pour les deux formules, tout en empêchant les abus”, explique Nathalie Roisin, la porte-parole de Colruyt.

Carrefour n’a pas exactement la même position. Le groupe opère tous ses hypermarchés exclusivement dans la commission paritaire 312, la plus élevée en termes de barèmes sociaux. Or, il voit l’un de ses principaux concurrents, à savoir Delhaize, passer sous une convention paritaire plus favorable pour l’ensemble de son réseau. “On peut comprendre qu’il ne veuille pas être lésé”, précise Christophe Sancy. Et Carrefour, donc, sans doute préférer une modification de cette 312. Une option que ne partage pas forcément les syndicats qui ont fait savoir qu’ils n’étaient pas contre “une concertation sur la réduction des coûts pour améliorer la rentabilité des hypermarchés, mais que tout changement aboutissant à une baisse des salaires était exclu.”

Pour rappel, en Belgique, Carrefour se démarque sur le marché de la grande distribution en étant la seule enseigne à disposer de tous les formats de magasins (hypermarchés, supermarchés, magasins de proximité et e-commerce) et cela aussi bien sous la forme de magasins intégrés que franchisés. Pour autant, le CEO se montre très prudent: il n’évoque ni baisse des salaires, ni franchisation de son réseau d’intégrés, et ce afin d’éviter de se mettre les travailleurs à dos.

Vers le haut ou vers le bas?

Derrière ces atermoiements, un questionnement sous-jacent évident: si harmonisation des CP il y a, sera-t-elle vers le haut ou vers le bas? Prendre le meilleur de chacune des commissions paritaires pour n’en faire qu’une paraît illusoire, puisque “le meilleur pour les syndicats n’est pas nécessairement le meilleur pour le patronat”, rappelle le rédacteur en chef de Gondola. Les organisations patronales rejettent donc l’idée d’une harmonisation vers le haut, en clair vers les conditions de la CP 202 des magasins intégrés. Celle-ci correspond pourtant à la demande des syndicats qui se montrent peu flexibles sur la question. “C’est une position légitime de leur point de vue, ils ne peuvent pas aller négocier des conditions de travail à la baisse”, analyse Thierry Dock.

Christophe Sancy (Gondola)
Christophe Sancy (Gondola) © pg
La pénurie de main-d’œuvre va sans doute pousser les conditions de travail vers le haut.” – Christophe Sancy (Gondola)

Si les enseignes rejettent une harmonisation des commissions paritaires vers le haut, c’est aussi parce qu’elles sont franchiseurs. Modifier ces commissions, c’est prendre le risque d’être confronté au mécontentement de ses franchisés et voir leur rentabilité touchée, ce qui influerait sur le chiffre d’affaires du groupe. Le problème réside donc bien également dans les positions des partenaires sociaux. D’un côté, des syndicats qui ne veulent pas donner l’impression de faire de concession. De l’autre, des enseignes qui doivent surveiller leur coût tout en évitant un embrasement social.

“Ce qui bloque, c’est aussi le poids de l’histoire, résume Matthieu Dewèvre. C’est le fait que toutes ces commissions paritaires existent depuis des dizaines d’années et qu’au cours de cette période, chacune a pris un certain nombre de conventions, conclu des accords, créé des équilibres politiques internes, etc.”

Pénurie de main-d’œuvre

Un élément pourrait toutefois venir perturber le marché et forcer les partenaires sociaux à s’entendre. Lequel? La pénurie de main-d’œuvre, qui constitue la principale menace pesant aujourd’hui sur le commerce d’alimentation. “On n’est plus dans une situation de chômage de masse”, souligne Christophe Sancy. “Le taux d’emploi des personnes non qualifiées augmente”, ajoute Thierry Dock.

Or, pour attirer de la main-d’œuvre, c’est le marché de l’emploi en général, et plus seulement les autres distributeurs, qui joue les concurrents. Horaires décalés, présences le week-end: qu’importent les commissions paritaires, les conditions de travail dans le secteur du commerce ne sont pas les plus enviables. La pénurie “va donc sans doute pousser ces conditions de travail vers le haut”, conclut Christophe Sancy.

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