Emmanuel de Merode, directeur du parc national des Virunga: “Nous apportons la lumière au bout du tunnel”

Emmanuel de Merode: "Il faut créer une industrie alternative pour contrer l'exploitation illégale du parc." © Getty Images

Une savonnerie, des centrales hydro-électriques, une chocolaterie… Le prince belge et directeur de parc national est, par la force des choses, devenu multi-entrepreneur dans l’est du Congo. Son secret pour combattre la violence dans la région ? Jobs, jobs, jobs. Il espère en créer pas moins de 100.000 dans les cinq années à venir.

Même s’il n’a jamais vécu dans notre petit royaume, Emmanuel de Merode chérit sa nationalité belge. Sa vie est un véri- table roman d’aventures. Né en Tunisie, il a passé son enfance au Kenya avant de s’installer au Congo quand il avait une vingtaine d’années. Après avoir accompli diverses missions en Afrique pour les Nations unies, il y vit et y travaille toujours. Emmanuel de Merode, qui fêtera bientôt son 49e anniversaire, dirige depuis 2008 le gigantesque parc national des Virunga, dans l’est du Congo et le plus vieux d’Afrique, d’une superficie de quasi 8.000 kilomètres carrés. Une tâche qui n’est pas sans danger, non seulement à cause de l’ebola, maladie mortelle qui sévit dans la région, mais aussi de l’extrême violence qui a déjà coûté la vie à 174 rangers. En 2014, le prince de Merode a lui-même été gravement blessé lors d’une embuscade. Le parc est en effet le lieu de refuge de milices armées et la cible permanente de braconniers sans vergogne. Il n’est pas non plus toujours forcément apprécié des populations locales, qui ne peuvent plus exploiter les terres fertiles du parc.

Le chocolat peut changer la vie de plusieurs milliers de personnes dans la région.

Pour lutter contre la violence, Emmanuel de Merode multiplie les initiatives créatrices d’emplois. ” Les hommes s’engagent dans les milices armées par manque d’alternatives. La seule solution consiste à leur donner la possibilité de gagner leur vie “, explique le prince. Sa dernière initiative en date lui a valu une attention toute particulière. Il ambitionne d’ouvrir une chocolaterie, en collaboration avec le célèbre chocolatier brugeois Dominique Persoone et l’entrepreneur Dimitri Moreels, très actif au Congo et fils de Réginald Moreels, l’ancien ministre belge pour la Coopération et le Développement.

TRENDS-TENDANCES. Parlez-nous de votre projet de chocolaterie.

EMMANUEL DE MERODE. La production devrait démarrer en octobre ou novembre. La nouvelle a été diffusée trop tôt. Par ma faute. J’avais posté l’info sur les réseaux sociaux. Le projet suscite beaucoup d’enthousiasme. Le chocolat peut changer la vie de plusieurs milliers de personnes dans la région. A l’heure actuelle, des dizaines de milliers de producteurs de cacao sont obligés de vendre leurs fèves à des prix dérisoires, ce qui les maintient en situation d’extrême pauvreté. Dominique Persoone peut contribuer à l’amélioration de la qualité et faciliter l’accès aux marchés, ce qui permettrait d’augmenter les revenus des producteurs. Le but est de montrer qu’il est possible d’assurer toute la chaîne de production du chocolat, de la fève au produit fini, dans une des régions les plus difficiles du Congo, tout en étant conforme aux normes de qualité les plus strictes. Dimitri ( Moreels) connaît parfaitement la production de cacao pour avoir travaillé de nombreuses années dans la région et la réputation du maître-chocolatier Dominique ( Persoone) n’est plus à faire. Mais les acteurs les plus importants sont les coopératives de cacao.

A combien se monte l’investissement ?

Nous disposons d’environ 250.000 dollars ( 220.000 euros, Ndlr.) provenant de dons et de subventions. Je représente le parc. C’est donc le parc qui investit, en quelque sorte. L’Union européenne soutient notre projet mais nous cherchons encore d’autres investisseurs. Dimitri et Dominique y vont également de leur poche mais investissent surtout en temps et en énergie. Ils n’ont rien à gagner car les éventuels bénéfices seront redistribués à la communauté locale et serviront à financer l’entretien du parc. Ce projet est plus social que commercial : nous oeuvrons dans l’intérêt du parc non pas en distribuant de l’argent mais en construisant une usine.

Le petit projet de chocolaterie deviendra-t-il grand ?

Il ne sera jamais énorme, c’est certain, mais l’usine devrait produire 1,5 à 2 tonnes de chocolat par mois. Une partie de la production sera vendue au Congo mais le plus gros sera écoulé en Belgique et dans les pays prêts à payer un prix plus élevé. Mais ce n’est là que la pointe émergée de l’iceberg. Notre but ultime est de promouvoir le cacao congolais. Même si l’usine ne traite que 1% des fèves produites dans le pays, elle aura le mérite d’attirer l’attention du monde entier sur le cacao made in Congo. Dans l’intérêt des coopératives et des agriculteurs.

Quel est l’objectif final ? L’emploi ?

Le taux de chômage atteint les 70% dans cette région. La création d’emplois est effectivement notre objectif premier. Certains jobs au sein de l’usine seront réservés aux veuves des rangers abattus dans le parc, mais la plupart des emplois seront attribués aux membres de la communauté qui vit tout autour du parc. Le nombre d’emplois ne dépassera probablement pas la quarantaine pour la production, plus quelques-uns pour le transport et la logistique. Mais l’impact le plus important est celui sur la vie de nombreux producteurs de cacao qui auront ainsi tout intérêt à ce qu’on conserve le parc.

Ce n’est là qu’une de vos nombreuses initiatives.

Nous avons également construit une savonnerie. Le savon est fabriqué à base d’huile de palme. Avant, les producteurs vendaient celle-ci à des hommes d’affaires étrangers qui la faisaient transporter par camion au Burundi, à un millier de kilomètres. Du savon était ensuite réacheminé au Congo pour être vendu à des prix exorbitants aux consommateurs locaux, c’est-à-dire à ceux-là mêmes qui avaient extrait l’huile de palme. La perte sur leur propre produit était donc énorme. Cette savonnerie est capable de produire 40 tonnes par jour. Concrètement, 4.000 agriculteurs ont pu ainsi augmenter le prix de leur huile de palme de 20% au moins et 400 jobs durables et correctement rémunérés ont pu être créés. Nous voulons maintenant faire pareil pour le cacao, le café et les papayes. Nous planchons déjà depuis un bon moment sur les papayes, grâce à Dimitri Moreels, qui a fait des miracles. Des milliers d’agriculteurs locaux produisent du latex de papaye, la base des enzymes utilisés en pharmacie et dans l’alimentation. Ce type de production, autrefois délaissée dans l’est du Congo, connaît aujourd’hui un nouvel essor grâce à l’électricité, qui permet d’assurer la chaîne du froid.

Les Virunga sont le deuxième plus gros producteur d’électricité du Congo après la compagnie d’électricité nationale.

Justement, d’où provient l’électricité dont vous avez besoin pour ces projets ?

Nous avons construit quatre centrales hydro-électriques, bientôt complétées par quatre autres. Les Virunga deviennent ainsi le deuxième plus gros producteur d’électricité du Congo après la compagnie d’électricité nationale. La forêt des Virunga est l’endroit idéal pour construire de telles centrales. Le parc montagneux est régulièrement arrosé par des pluies abondantes. L’immense forêt agit comme une éponge : elle absorbe l’eau de pluie et la libère peu à peu. Ce qui permet de générer une électricité en continu et d’éviter les inondations. Ce site exceptionnel est incroyablement générateur d’énergie.

D’où viennent les fonds pour le parc et l’infrastructure électrique ?

Nos principaux sponsors sont l’Union européenne (UE) et la Buffett Foundation ( la fondation de Warren Buffett, Ndlr). Leur aide est indispensable pour assurer le succès de notre programme. L’UE, le plus important des deux, nous soutient depuis 30 ans, y compris dans les moments les plus difficiles. Nous avons connu quatre guerres civiles et j’ai dû fermer provisoirement le parc aux touristes l’an dernier, ce qui a découragé plus d’un donateur. Mais pas l’UE. L’aide de la Buffett Foundation nous est très précieuse également. La fondation n’hésite pas à investir des fonds privés, à l’instar d’Eric Schmidt, l’ancien président d’Alphabet, la société mère de Google qui nous a fourni la technologie, les réseaux intelligents et les compteurs intelligents nécessaires pour assurer l’approvisionnement en électricité. Tout le savoir-faire de Google a été mis en oeuvre pour développer un réseau énergétique à la pointe du progrès. Et ce en zone de guerre.

Emmanuel de Merode, directeur du parc national des Virunga:
© Belgaimage

Pouvez-vous nous donner une indication du budget total ?

Quelque 300 millions d’euros, des investissements dans le secteur énergétique indispensables pour relancer l’économie. C’est beaucoup d’argent mais il ne s’agit pas de subventions et de dons uniquement, mais aussi et surtout de prêts. Nous avons reçu un prêt substantiel de CDC, un organisme contrôlé par le gouvernement britannique qui a pour mission de financer le développement. Nous travaillons aussi avec des banques d’investissement européennes.

Avez-vous des contacts avec Buffett et consorts ?

Oui mais je ne suis pas seul. J’ai derrière moi toute une équipe chargée de développer les relations. Je m’implique, évidemment, mais cela dépasse largement ma personne.

En quoi consiste votre rôle ? A générer des idées ?

Je suis un fonctionnaire de classe moyenne au service du gouvernement congolais. Je gère un parc national confronté à un énorme problème, celui du manque de financement. Or, la gestion du parc demande des moyens, beaucoup de moyens. Elle coûte au bas mot 11 millions de dollars ( 9,8 millions d’euros, Ndlr) par an. Nous avons remué ciel et terre pour trouver différentes formes de financement. Mais un gestionnaire de parc doit aussi anticiper et prendre en compte la qualité de vie des riverains du parc. D’une superficie de 8.000 km2, les Virunga comportent aussi des terrains agricoles potentiels dont la population locale a désespérément besoin. Une famille congolaise peut gagner 600 à 700 dollars par acre (40 ares , Ndlr). Autrement dit, notre superficie représente un manque à gagner d’environ un milliard de dollars pour les locaux. Il faut donc créer une industrie alternative pour contrer l’exploitation illégale.

Et mettre un terme à la violence.

La production d’énergie bon marché rime avec création d’emplois. Selon nos estimations, on peut créer 800 à 1.000 emplois par mégawatt d’électricité produite et fournie à la communauté locale. Le parc peut générer environ 105 mégawatts d’électricité, ce qui représente grosso modo 80.000 à 100.000 jobs. Grâce à nos nouvelles industries, dont la chocolaterie, on devrait arriver à 10.000 emplois. Le taux de chômage de 70% pousse de nombreux jeunes gens à rejoindre les milices armées. Notez que 9% des 10.000 emplois récemment créés ont été attribués à d’anciens combattants des milices qui les ont quittées parce qu’ils aspirent à un travail et à une meilleure qualité de vie. Autrement dit, si nous arrivons à créer 100.000 jobs, nous offrirons une nouvelle vie à 9.000 ex-miliciens. Il y aurait près de 8.000 miliciens dans la région de Nord-Kivu. Nos initiatives ont donc un énorme impact potentiel sur la paix. Je ne garantis pas que nous y arriverons mais nous ferons tout pour. Deux rangers ont encore été abattus le mois dernier. Nous n’avons pas le choix : nous travaillons dans un contexte d’extrême violence. Nous payons le prix fort mais nous devons tout faire pour que la population locale entrevoie une lumière au bout du tunnel, pour lui offrir de nouvelles alternatives. C’est la seule façon de résoudre les graves problèmes qui se posent dans la région.

Les hommes rejoignent les milices armées par manque d’alternatives. La seule solution consiste à leur donner la possibilité de gagner leur vie.

Quel est votre objectif pour les cinq années à venir ?

Créer ces 100.000 emplois. Même si je ne suis pas sûr de voir l’aboutissement de ce projet. Je finirai par être remplacé un jour ou l’autre et l’idéal serait de confier le poste à un directeur congolais. L’administration congolaise décidera le moment venu.

Vous devez être très apprécié.

Pas vraiment. ( rires) Les riverains du parc ont longtemps souffert du manque de terres agricoles. C’est la dure réalité, aujourd’hui encore, et leur frustration est considérable : le parc les prive de l’accès à ces terres fertiles. Un jour peut-être, ils comprendront qu’il vaut mieux conserver ces terres car elles attirent les touristes, sont sources d’énergie et d’importants investissements. Il faudra beaucoup de temps. Autrement dit, nous ne sommes pas appréciés, pas du tout. Ceci dit, ce n’est pas un concours de popularité. Nous nous efforçons de construire une économie, ce qui demande beaucoup de temps et d’efforts.

Pour quelles occasions rentrez-vous en Belgique ?

Pour lever des fonds. Comme je l’ai dit, nous entretenons d’étroites relations avec l’UE. L’Union est notre marraine et pas seulement en termes de financement. Elle prodigue de précieux conseils techniques et nous assure le soutien politique nécessaire dans le cadre du partenariat UE-gouvernement congolais. Une aide indispensable, surtout pendant les conflits armés.

Quels sont vos projets personnels ?

Je resterai aux Virunga tant qu’on aura besoin de moi mais ce n’est pas moi qui décide. Les Virunga sont la seule chose qui compte et il se trouve que j’en suis le directeur.

Vous avez failli mourir dans le parc…

Oui mais sans les Virunga, je ne suis personne. Telle est la réalité. Virunga fait la personne et non le contraire.

Vous vivez sobrement, loin de votre famille restée au Kenya…

C’est le plus frustrant. C’est certainement la décision la plus difficile que j’aie jamais dû prendre. Malheureusement, il n’y a pas moyen de faire autrement. Je vis dans une tente mais une tente très confortable.

Etes-vous complètement guéri de vos blessures ?

Pour ainsi dire. Les organes touchés (l’estomac et la poitrine) ont pu cicatriser. Cela ne me gêne pas dans la vie quotidienne même si la douleur revient parfois, pendant les longs vols internationaux ou les jours de grand froid. J’ai été soigné dans un hôpital local qui a fait des miracles. Un chirurgien kenyan renommé qui m’a examiné s’est dit surpris par la qualité du travail de son collègue congolais. J’ai eu une chance inouïe.

Profil

à Carthage (Tunisie) le 5 mai 1970

Doctorat en anthropologie biologique à l’University College de Londres

Marié, deux filles

Carrière internationale pour les Nations unies, en Tunisie et à Nairobi notamment

En 2008, nommé par le gouvernement congolais directeur provincial de l’Institut congolais pour la conservation de la nature (ICCN) et directeur du parc national des Virunga

Docteur en droit honoris causa de l’université d’Hasselt

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