Comment se développer dans un monde chaotique? L’expérience des patrons chinois

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Dans un monde qui bouge sans cesse, l’entrepreneur doit savoir observer, pour s’adapter au changement et saisir les opportunités. Voilà une des leçons de “Dragon Tactics”, l’essai sur le management à la chinoise co-écrit par Sandrine Zerbib.

Comment décider dans un monde où le prix de l’énergie est multiplié par cinq ou dix, où les commandes peuvent chuter de 40% en un mois, où les approvisionnements ne sont jamais vraiment assurés, où les réglementations changent sans cesse? A ces questions qui hantent désormais les patrons européens, Sandrine Zerbib et Aldo Spaanjaars, deux chefs d’entreprise qui ont passé une petite trentaine d’années en Chine, apportent une réponse: regardez du côté de Pékin. Les deux auteurs ont réuni dans un livre (*) les grands principes de management chinois qui pourraient largement inspirer les entrepreneurs chez nous. Sandrine Zerbib, qui a fondé Adidas-Chine, explique comment les entrepreneurs de l’Empire du Milieu ont développé une belle capacité à dompter le chaos.

Si un projet a vu le jour à 80%, s’acharner sur les 20% restants est inutile, voire contreproductif.

TRENDS-TENDANCES. Vous nous invitez à regarder vers la Chine, mais le pays se débat dans une crise immobilière et reste partiellement fermé en raison de la pandémie…

SANDRINE ZERBIB. Soyons honnêtes: ce n’est pas brillant. La gestion du covid a vraiment porté atteinte à l’économie. C’est très sensible dans mon domaine de spécialisation qui est la consommation. La crise de l’immobilier a en outre eu un effet démultiplicateur, car la richesse des ménages chinois est constituée en grande partie par l’immobilier. Les exportations, encore bonnes, devraient souffrir lorsque la crise sera plus marquée dans nos pays. Et du côté de l’investissement, et plus spécialement l’investissement étranger, on observe une grande frilosité.

Mais la Chine fait montre de beaucoup de résilience et d’une capacité à s’adapter aux situations difficiles. Cela tient à sa culture et son histoire qui a parfois été chaotique. Les Chinois savent ouvrir et fermer leur robinet très vite.

On dit qu’il y a deux Chines. Une qui s’ouvre et une qui se ferme…

Effectivement: une grande partie des Chinois est influencée par l’atmosphère nationaliste, mais il y a aussi des gens qui veulent rester ouverts sur le monde et continuer à comprendre ce qui se passe. Une division semblable s’observe dans nos pays, entre ceux qui voient la mondialisation comme la source de tous leurs problèmes et ceux qui y voient des opportunités infinies.

Sandrine Zerbib.
Sandrine Zerbib.© pg

Votre livre s’intitule “Dragon Tactics”. Pourtant, beaucoup d’entrepreneurs en Chine prennent plutôt le loup comme animal de référence, en raison de son flair, de sa résilience, de son agressivité, de sa capacité à opérer en meute…

La culture du loup fait en effet partie des entreprises. Cependant, de tous les points que nous mettons en avant, c’est peut-être celui qui est le plus remis en question. Oui, des éléments de la culture du loup demeurent: le flair, la capacité à opérer en groupe, un certain opportunisme. En revanche, la dureté (dureté dans l’entreprise, mais aussi au dehors) et cette agressivité qui pouvaient aller jusqu’à la tricherie sont remises fortement en cause par la jeune génération. Une jeune génération qui critique aussi la règle du 996 (travailler de 9 h du matin à 9 h du soir six jours par semaine), parce qu’elle est soucieuse d’un meilleur équilibre entre travail et vie privée.

Comment êtes-vous arrivée en Chine? Quelles ont été vos premières impressions?

Lorsque je travaillais pour une banque, nous cherchions un repreneur pour Adidas et finalement le sauveur a été Robert Louis-Dreyfus. Nous nous sommes bien entendus et j’ai accepté de créer une filiale Adidas en Chine. Cela devait au départ être une mission de court terme. En arrivant dans le pays, ma première impression était que je ne comprenais rien. Ni la langue, ni la façon d’être, ni la façon de vivre… Mais dans ces années 1990, on sentait en Chine un formidable optimisme et une immense curiosité pour tout: les modes, les livres, la peinture, le cinéma, etc. Cela pouvait se traduire, sur le plan économique, par des comportements un peu “cowboys”, mais il y avait cette énergie enthousiasmante. Et j’ai désiré rester.

Soin et Attention Les entreprises chinoises sont connues pour l'attention qu'elles portent à leurs clients. Dans la chaîne de restaurants Haidilao, on peut même vous recoudre un bouton pendant que vous mangez.
Soin et Attention Les entreprises chinoises sont connues pour l’attention qu’elles portent à leurs clients. Dans la chaîne de restaurants Haidilao, on peut même vous recoudre un bouton pendant que vous mangez.© Getty Images

Vous devenez donc chef d’entreprise en Chine et vous découvrez que dans un pays où tout change sans cesse, faire de la stratégie ne veut pas dire grand-chose. C’est un choc?

C’est très frappant et cela n’a pas encore changé aujourd’hui. Avoir des plans qui relèvent de processus très rigides n’est pas la façon dont les entrepreneurs privés chinois fonctionnent. Ils ont une vision à long terme, parfois sur 50 ans ou un siècle, la façon de l’atteindre peut être très sinueuse: tous les chemins mènent à Rome. On peut effectuer des détours, saisir des opportunités qui ne sont pas toujours en lien direct avec la vision de long terme.

Cette recherche de l’opportunité est liée à la règle du 80/20. Pouvez-vous rappeler cette dernière?

Cette règle a été pour moi une très grande leçon. Si un projet a vu le jour à 80%, s’acharner sur les 20% restants est inutile, voire contreproductif. J’ai été élevée en France où le perfectionnisme n’était pas mal vu, au contraire. Mais réaliser les derniers 20% d’un projet prend autant de temps que les premiers 80%. Non seulement ces derniers 20% n’ont pas le même retour sur investissement, mais les atteindre nécessite de retarder le lancement du projet. Or, il vaut mieux partir sur la base des premiers 80% puis réaliser des améliorations incrémentales plutôt que d’avoir un plan finalisé jusque dans ses moindres détails. Car pendant le temps pris pour finaliser ces derniers 20%, l’environnement a changé et l’on rate l’opportunité d’améliorer les choses.

Cette règle veut dire que l’on ne se soucie pas du détail?

Non, pas du tout. C’est l’idée que le perfectionnisme est un défaut qui fait passer à côté du feed-back des consommateurs et du marché. Si on se donne une marge pour améliorer le produit et que l’on utilise notamment les datas pour le faire, le produit est constamment valorisé. En revanche, une entreprise qui a un produit trop fini dès le départ ne sait plus par quel bout le toucher.

Mais parallèlement, les entreprises chinoises portent une attention extrême à la qualité de l’exécution. Ce qui est une grande force. Nous citons dans le livre l’exemple de la chaîne de restaurants Haidilao qui est connue pour l’attention qu’elle porte à ses clients. On peut vous recoudre un bouton pendant que vous mangez ; vous pouvez recevoir chez vous en cadeau, plus tard, une sauce que vous aviez particulièrement appréciée…

Une société comme Shein est dans ce modèle de l’observation permanente du consommateur au travers des outils digitaux.

Mais d’où vient cette formidable faculté d’adaptation?

Elle est liée à l’idée que tout change. Dans la philosophie chinoise, il n’existe pas de Dieu transcendant ou d’idées platoniciennes et absolues. Et cette faculté d’adaptation s’est encore plus développée dans un contexte où les entreprises sont confrontées à des changements réglementaires quotidiens et très brutaux. Cette nécessaire adaptation développe une faculté d’observation: on regarde constamment autour de soi pour s’adapter. Dans la culture occidentale, l’atout premier consiste à bien penser: avoir une tête bien faite. Dans la culture chinoise, l’atout numéro un est d’avoir des yeux: bien observer, voir où sont les opportunités et les saisir quand elles se présentent. Une société comme le spécialiste de l’hyper fast fashion Shein est dans ce modèle de l’observation permanente du consommateur au travers des outils digitaux, et elle se caractérise par une réactivité absolue face à ces observations. Et cette faculté est présente au plus haut niveau: chez Xiaomi, le suivi du consommateur est exécuté jusqu’au plus haut niveau, celui du président de la société, car il désire vraiment comprendre ce qui se passe et pouvoir réagir.

Cette manière de fairea-t-elle influencé les entreprises occidentales?

Le géant cosmétique L’Oréal est pour moi un exemple très intéressant de société qui réussit bien en Chine et qui a su non seulement s’adapter, mais en importer certaines choses vers le siège. L’entreprise a par exemple revu totalement sa segmentation du marché, en considérant des groupes beaucoup plus nombreux et beaucoup plus fins. L’Oréal est l’exemple type d’une entreprise qui est passée d’un motto qui était l’excellence à un motto qui est l’agilité. Et ça, c’est l’influence de la Chine.

Vous dites que l’entreprise chinoise est une famille. Comment cela se traduit-il?

Par une atmosphère particulière. Tous les étrangers qui ont travaillé en Chine en ont été frappés. Lorsque vous allez à un mariage, vous voyez davantage de collègues que de représentants de la famille. Malgré la dureté qui peut régner dans l’entreprise, il y a une vraie chaleur et un lien émotionnel à l’entreprise et à ses membres. La dépression au travail qui s’observe chez nous est, je crois, liée au fait que nous avons justement perdu ce lien émotionnel.

(*) Sandrine Zerbib et Aldo Spaanjaars,
(*) Sandrine Zerbib et Aldo Spaanjaars, “Dragon Tactics”, Dunod, 272 pages, 23 euros.© pg

Comment est-ce que cela fonctionne au niveau de l’organisation?

Une exemple d’organisation qui, chez nous, s’en rapproche, c’est celui des start-up. Mais en Chine, ce mode start-up continue à s’appliquer à des groupes qui ont un chiffre d’affaires monumental. Il s’agit d’une organisation top down (il y a un chef, il décide, il n’y a pas de culture du consensus) mais aussi très horizontale. On peut laisser des petits groupes travailler parfois sur le même sujet. Si cela permet d’emporter de nouveaux marchés, le jeu en vaut la chandelle et le surcroît de dépenses est marginal. Culturellement, c’est quelque chose qui est assez difficile à penser pour les sociétés occidentales.

Observer, cela veut dire aussi récolter un grand nombre de datas. Les Chinois ne sont pas méfiants face à cette récolte?

D’une manière générale, les Européens et les Américains perçoivent la technologie comme quelque chose de négatif alors que cela n’est pas le cas en Chine, parce que son histoire est différente. La technologie a été accueillie à bras ouverts par la population parce qu’il y avait des goulots d’étranglement terribles qui n’auraient pas pu être réglés sans elle. Dans le secteur médical, par exemple, l’infrastructure était insuffisante et l’accès aux soins pour les populations résidant dans des provinces reculées était difficile. La télémédecine a donc été très bien accueillie. Mais cette attitude s’observe dans tous les domaines. Si l’e-commerce a pu se développer en Chine dans de telles proportions, c’est parce que l’infrastructure commerciale du pays n’avait pas le même niveau de maturité que chez nous. Les gens ont donc été très heureux d’avoir accès à tous ces produits et à un service qui était excellent. Les Chinois, contrairement aux Occidentaux, aiment qu’on leur fasse des recommandations sur leurs achats en ligne. La Chine a aussi le privilège d’avoir une population énorme. Or, plus il y a de datas, plus l’intelligence artificielle et l’apprentissage profond nourris par ces données sont forts.

Malgré la dureté qui peut régner dans l’entreprise, il y a une vraie chaleur et un lien émotionnel à l’entreprise et à ses membres.

Cela ne pose pas de problèmes de vie privée?

La Chine a énormément renforcé ses réglementations sur le sujet ces dernières années, en s’inspirant du RGPD européen, voire en le renforçant. Avec évidemment une grande exception: le gouvernement. Il a accès à toutes les données. Mais la plupart du temps, le traitement de ces données est anonymisé. La richesse des données permet de voir des tendances. Elle permet de créer des produits sur la base de réactions des consommateurs. C’est quelque chose d’assez développé en Chine et pas du tout en Occident.

Que retenez-vous de votre expérience chinoise?

Il y a d’abord cette capacité d’observation. Lorsque je suis arrivée en Chine, je ne venais pas de l’industrie du sport, je n’avais pas d’idées préconçues, il a fallu que je regarde autour de moi pour mettre en place les bonnes stratégies. Et ça s’est vérifié tout au long de mon long séjour. La capacité d’observation est une force exceptionnelle. Il y a ensuite cette idée de vision et de souplesse. Nous décrivons dans le livre la manière d’utiliser le brainstorming. Les entreprises communiquent énormément et de manière extrêmement fluide. Elles utilisent WeChat ou TikTok pour constituer de nombreux petits groupes dans lesquels peuvent se trouver à la fois le grand patron et quelqu’un au bas de l’échelle. Mais le brainstorming n’est pas là pour stimuler la créativité au sens occidental du terme. Il est là pour donner la possibilité au grand patron d’avoir les yeux du terrain. Le terrain est roi. Cette puissance et ce pragmatisme dans l’exécution sont une force vraiment admirable. Et puis, ce qui m’a frappée également et qui n’est pas très répandu chez nous, ce sont les écosystèmes: les alliances entre des partenaires de diverses natures pour partager les datas, les process, l’information. C’est une force considérable et il est regrettable que nous n’ayons pas ce type de réflexion chez nous.

Alors, malgré les tensions géopolitiques, il ne faut pas tourner le dos à la Chine?

Non. J’ai sans doute un biais favorable puisque j’y ai passé la moitié de ma vie et que mon mari est Chinois. Mais comment peut-on tourner le dos à une puissance aussi importante et se mettre totalement dans la main des Américains? Qu’on aime la Chine ou qu’on l’aime pas, elle est là, elle est énorme, elle est puissante et nous n’allons pas la réformer politiquement. Et je me suis souvent fait cette réflexion: mes amis chinois connaissent énormément de choses sur notre culture, nos écrivains, notre histoire. Nous au contraire, nous ne connaissons rien de la Chine. On n’apprend rien à l’école sur ce pays. Cela doit commencer par là.

Profil

  • Sandrine Zerbib a d’abord travaillé dans une filiale bancaire du groupe AGF.
  • Au milieu des années 1990, elle fonde Adidas-Chine, qu’elle dirigera jusqu’en 2007.
  • Elle crée en 2013 une agence, Full Jet, qui est basée à Shanghai et en Europe, et qui est spécialisée dans l’e-commerce et la stratégie digitale des marques.

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