Au Vieux Saint Martin, La Marie Joseph… Les Niels, quatre générations derrière un horeca de prestige

La terrasse du Vieux Saint Martin en 1968 (Collection familiale-De Keyzer-Debusschere).

Depuis les années 1920, le nom Niels évoque quelques-uns des établissements emblématiques de la capitale: l’hôtel-taverne Canterbury près de la place De Brouckère, Au Vieux Saint Martin au Sablon ou La Marie Joseph au Marché aux Poissons. Si la famille a pris plusieurs fois des chemins différents, elle n’a jamais lésiné sur la qualité de ses établissements.

L’histoire a démarré en 1890 avec la naissance de Joseph Niels, fils d’agriculteurs du Pajottenland. Il s’intéressait à la restauration et, après un passage remarqué au sein du mythique Hôtel Savoy de Londres, Joseph Niels est devenu en 1915 le directeur de la Taverne Royale au bout des Galeries Saint-Hubert à Bruxelles. Neuf ans plus tard, fatigué de voir les variations de goûts et de recettes suivant l’inspiration des serveurs qui préparaient le steak tartare en salle, il a inventé un plat qui a traversé les années: le filet américain. La recette n’a pas changé et c’est toujours la version originelle qui est servie dans les établissements de la famille Niels.

Frédéric, représentant de la quatrième génération, et son père Albert-Jean Niels, qui a repris les affaires en 1978.
Frédéric, représentant de la quatrième génération, et son père Albert-Jean Niels, qui a repris les affaires en 1978.

“C’est clairement un nom typiquement belge, explique Frédéric Niels, l’un des représentants de la quatrième génération. Au Vieux Saint Martin, où nous accueillons beaucoup de touristes et où le plat demeure emblématique, nos serveurs sont drillés pour bien l’expliquer. Nombreux sont encore les anglophones qui s’imaginent qu’il s’agit d’un steak.”

Premier Canterbury

En 1926, avec ses économies, Joseph Niels a ouvert l’hôtel-taverne Canterbury au 129, boulevard Emile Jacqmain à deux pas de la place de Brouckère. Ce fut un succès quasi immédiat (l’enseigne a même tenu un stand indépendant à l’Expo Universelle de 1935) et ce succès ne s’arrêta pas avec la mort accidentelle de son fondateur en 1940.

Au Vieux Saint Martin, La Marie Joseph... Les Niels, quatre générations derrière un horeca de prestige
© Hôtel-taverne Canterbury, au 129 bd Emile Jacqmain en 1968.

“Ses deux fils ont poursuivi son oeuvre, raconte Frédéric Niels. Georges, mon grand-oncle, était plutôt un gestionnaire. Un grand sportif puisqu’il a décroché une médaille d’argent en bobsleigh aux Jeux olympiques de 1948. Albert, mon grand-père, adorait les bons vins, la gastronomie et les arts. Il s’est lié en amitié avec Magritte, Delvaux et certains membres du mouvement Cobra. Parfois, ils payaient leurs repas avec une toile. Rapidement, les murs de la salle du Canterbury se sont enrichis d’oeuvres d’art, créant une ambiance très originale. En 1948, les deux frères ont porté NielsVins, une société de négoce, sur les fonts baptismaux et ouvert le restaurant de l’hôtel Claridge à Buenos-Aires. Ce fut très compliqué en Argentine en raison de l’inflation galopante qui obligeait certains jours à changer le menu deux fois. Le resto existe toujours aujourd’hui et, d’après ce que m’ont raconté des amis, la déco n’a quasi pas changé.”

Au Sablon

Albert et Georges, qui ont ouvert d’autres affaires entre-temps dont La Couronne sur la Grand-Place de Bruxelles, se sont séparés en 1959, Albert conservant NielsVins et le Canterbury. Par la suite, Albert va ouvrir trois établissements: Au Vieux Saint Martin place du Sablon en 1968, La Marie Joseph au Marché aux Poissons en 1971 et Au Duc d’Arenberg au Petit Sablon en 1974. “

Au Vieux Saint Martin s’appelait à l’origine Le Café de la Justice, explique Frédéric Niels. Le Sablon n’était pas l’endroit chic et couru qu’il est aujourd’hui.

“Au Vieux Saint Martin s’appelait à l’origine Le Café de la Justice, explique Frédéric Niels. Le Sablon n’était pas l’endroit chic et couru qu’il est aujourd’hui. On y trouvait surtout des antiquaires et des artistes. Mon grand-père a voulu créer un concept révolutionnaire et a fait appel à Christophe Gevers pour la décoration. C’était un amoureux des matériaux nobles et un fan de l’intemporalité. D’ailleurs, 52 ans plus tard, plus de 90% de la décoration de l’établissement est la même. En 1968, des tables de chêne brut sans nappe, c’était du jamais vu. Tout comme le mélange autorisé entre clients qui mangent et ceux qui ne font que boire un verre. La Marie Joseph a été conçue sur le même moule mais, évidemment, avec le poisson au centre du jeu. Au Duc d’Arenberg était différent: plus classique, plus gastronomique, etc. Nous l’avons fermé en 1999. La famille est toujours propriétaire des murs mais l’espace commercial est occupé par un coiffeur. Quant au Canterbury, la Ville de Bruxelles nous en a expropriés au début des années 1970.”

Au Grand Forestier à Watermael-Boitsfort.
Au Grand Forestier à Watermael-Boitsfort.© Collection familiale-De Keyzer-Debusschere

Après le décès d’Albert en 1978, pour simplifier, ce sont ses fils Philippe et Albert-Jean, le père de Frédéric, qui ont repris les affaires de la famille. Ils vont continuer à faire fructifier les établissements reçus et vont ouvrir ensemble en 1993 un nouveau restaurant Canterbury aux Etangs d’Ixelles. Au début des années 2000 alors qu’il est promis à une carrière dans la finance après des passages chez Shell, Orange et CiscoSystems, Frédéric Niels répond à une invitation de son oncle Philippe.

De Cisco à la famille

“Il voulait savoir si je comptais rejoindre l’entreprise familiale afin de planifier la suite. J’ai dit oui mais pas avant un an et demi. En juillet 2002, j’ai donc quitté Cisco Systems. Ils m’ont pris pour un fou furieux, les Américains… A l’époque, l’entreprise était la première capitalisation boursière au monde et ils ne comprenaient pas pourquoi je voulais quitter cela pour aller gérer des restaurants. Ils ont tout fait pour me retenir mais j’avais donné ma parole à mon oncle. Je ne regrette pas ces années de finance qui m’ont appris la gestion, la rigueur et le reporting. Quand je suis arrivé dans les affaires familiales, j’ai voulu que tout soit clair. Tout ce que je développais devait être pour moi. Je ne voulais ni problème de famille, ni de succession. En clair, si je faisais quelque chose, c’était pour mes enfants, pas pour ma soeur. Cela a été très compliqué au départ mais cela s’est révélé utile par la suite.”

Claridge (Waterloo): Le nouvel établissement attire une clientèle brabançonne qui ne vient plus à Bruxelles.
Claridge (Waterloo): Le nouvel établissement attire une clientèle brabançonne qui ne vient plus à Bruxelles.© Collection familiale-De Keyzer-Debusschere

Les premières années, Frédéric Niels s’est échiné à faire entrer les affaires dans l’ère moderne en termes de comptabilité, de ressources humaines, d’informatique et de communication. Histoire que le back-office soit à la hauteur de la qualité des établissements.

Une autre séparation

En 2008, Philippe Niels a annoncé à son frère et son neveu son désir de séparer les affaires et de continuer avec ses enfants Sarah et Louis, tous deux engagés dans des études liées à l’horeca, l’une à l’Ecole hôtelière de Lausanne, l’autre à l’Institut Paul Bocuse à Lyon. Il faudra près de deux ans et demi pour acter la séparation des deux frères. En 2011, Philippe s’en va avec le Canterbury, La Marie Joseph et NielsVins.

La pandémie nous a permis de lancer une plateforme de livraison de plats. Nous avons pu employer du personnel, apprendre un nouveau métier et garder le contact avec nos clients.

“Cela aurait pu se faire plus vite, constate Frédéric Niels. Mais cela ne nous a pas empêchés de continuer à bien travailler. Mon papa et moi avons donc hérité du Vieux Saint Martin, de l’immeuble Duc d’Arenberg et d’une enveloppe de cash. Avons-nous été lésés comme le prétendent certains clients? A dire vrai, je ne sais pas mais ce que je sais, c’est que j’en suis ressorti très motivé et un peu apeuré. Avec le seul Vieux Saint Martin, il fallait qu’il continue à bien marcher. On y a mis toute notre énergie pour le développer avec, entre autres, la salle de banquet à l’étage. Au bout d’un temps, en tant que jeune trentenaire, j’ai eu envie d’entreprendre et de m’étendre. Cela a commencé par hasard. Chantal Veulemans, l’ancienne patronne des Armes de Bruxelles m’a signalé que le Bol d’Air à Boitsfort était peut-être une affaire à envisager. Je me suis rendu sur place et j’ai eu le coup de foudre pour le bâtiment, l’emplacement entre les deux étangs à côté de l’immeuble de la Royale Belge (devenu aujourd’hui Mix après sa rénovation, Ndlr), son accès aisé et sa terrasse.”

Après moult péripéties liées, entre autres, à la mise sous tutelle des deux propriétaires, le Bol d’Air est devenu Au Grand Forestieren avril 2015 après un an et demi de travaux. Rebelote trois ans plus tard à la place Brugmann avec la reprise du Plasch, rebaptisé“Au Savoyen octobre 2018, au bout de trois mois de travaux. Deux adresses dont la filiation avec le Vieux Saint Martin est évidente.

A Waterloo

L’année suivante, Albert-Jean et Frédéric ont acquis un bâtiment non loin du centre-ville de Waterloo. Puis le covid est arrivé. “La deuxième fermeture a été très compliquée, susurre Frédéric Niels. Mais nous n’avons dû ni vendre, ni prendre un crédit. Heureusement, nous avions une bonne trésorerie et gérions nos établissements en bons pères de famille. La pandémie nous a permis de lancer Alfred, une plateforme de livraison de plats prêts à être terminés dont des classiques de la maison. Avec Alfred, nous avons pu employer du personnel, apprendre un nouveau métier et garder le contact avec nos clients.”

C’est certain que Bruxelles est compliqué. Au Savoy déjà, j’avais revu des anciens clients du Vieux Saint Martin. Je les croyais morts ou partis à l’étranger.

Aujourd’hui, Alfred est en vacances. Il en reviendra sans doute un jour. Cette fermeture est liée au nouveau bébé de la famille. A Waterloo, Frédéric et Albert-Jean ont ouvert Claridge début novembre, une jolie brasserie parfaitement dans la lignée des adresses précédentes. Une façon aussi de prendre pied dans le Brabant wallon.

“C’est certain que Bruxelles est compliqué, souligne Frédéric Niels. Au Savoy déjà, j’avais revu des anciens clients du Vieux Saint Martin. Je les croyais morts ou partis à l’étranger. Simplement, comme beaucoup, ils ne mettaient plus les pieds au centre-ville pour les raisons que tout le monde connaît. Au Claridge, qui marche très bien au bout d’un mois d’ouverture, nous attirons cette clientèle brabançonne qui ne vient plus à Bruxelles et nous profitons du dynamisme de la région. Nous y allons crescendo, notamment en raison de la difficulté de trouver du personnel.”

Et demain?

Quant à l’avenir, Albert-Jean et Frédéric l’ont bien préparé. Jusqu’ici, toutes les sociétés sont divisées à parts égales. Au décès de son père, Frédéric héritera des parts de celui-ci, sa soeur de toute la partie privée. Un arrangement conclu il y a bien longtemps et qui ne pose aucun problème. Evidemment, comme ses illustres ancêtres, Frédéric espère que l’un de ses enfants lui succèdera.

“Ma fille est trop jeune. Mon fils cadet n’est pas trop branché sur l’horeca. Mon fils aîné, oui. Il a déjà travaillé comme étudiant dans la cuisine, au bar et en salle. Il a un bon contact avec le client et je pense sincèrement que cela lui plaît. Je ne lui mets pas la moindre pression, je le laisse finir ses études en marketing et on verra bien. Mon papa lui en parle plus que moi. Il n’a pas pu aller au bout de ses études car il a dû rejoindre l’entreprise familiale.”

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