Paul De Grauwe: “Non, ce n’est pas la fin de la globalisation”

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Flambée des matières premières, problèmes d’approvisionnement… Nous avons déjà connu cela dans les années 1970. La nouveauté, c’est l’obligation de verdir l’économie, souligne l’économiste belge.

Après avoir enseigné longtemps l’économie à la KU Leuven dont il est aujourd’hui professeur émérite, Paul De Grauwe enseigne depuis 10 ans à la London Schools of Economics. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il rejette l’idée que nous soyons entrés dans un “nouveau paradigme” économique. Nous ne vivons pas la fin de la globalisation, note l’économiste belge. “C’est une question d’interprétation. Il y a des changements. Les caractéristiques se modifient sans cesse. Mais parler de la fin de la globalisation, non”.

TRENDS-TENDANCES. Pourtant, aujourd’hui, pour les entreprises, les temps sont compliqués. Les prix des matières premières, des composants pour l’industrie automobile et du transport maritime montent. Et il y a des ruptures dans les chaînes d’approvisionnement. Ces problèmes sont-ils dus à des facteurs structurels ou conjoncturels?

PAUL DE GRAUWE. Ils ont naturellement beaucoup à voir avec la pandémie. A un certain moment, on a cassé des chaînes d’approvisionnement qui ne se sont pas remises en état facilement. Pendant ce temps, l’économie a rebondi et des goulots d’étranglement sont apparus. Je peux difficilement dire quand cela va se régler, mais c’est un phénomène temporaire.

Il n’y a pas de causes structurelles, comme le verdissement de l’économie, qui accroissent la demande dans certaines matières premières?

Si, la construction d’usines de batteries, par exemple, peut créer un manque de certaines matières premières. Mais alors, les prix montent et l’industrie cherche d’autres sources d’approvisionnement… Un manque de biens, une hausse des prix, une adaptation de l’offre… Ce n’est pas la première fois que l’on assiste à ces phénomènes.

Nous ne sommes pas entrés dans un nouveau paradigme?

Oh, non! Nous avons déjà connu ces problèmes dans les années 1970. A l’époque le prix du pétrole avait flambé, mais aussi celui de bien d’autres matières premières. Cela avait encouragé l’ouverture de nouvelles exploitations et les prix s’étaient finalement stabilisés. Peut-être à un niveau plus élevé, mais cela avait conduit à une adaptation de la technologie et à réduire l’utilisation de ces matières premières. Ce n’est donc pas un nouveau paradigme. Ce qui est neuf aujourd’hui, naturellement, c’est l’obligation que nous avons de “verdir”, de décarboner l’économie. Cela va demander beaucoup d’efforts. Il faudra taxer d’avantage l’emploi de l’énergie fossile et il faudra un plan d’investissement public de grande envergure afin de promouvoir d’autres formes d’énergie.

Ce qui est neuf aujourd’hui, c’est l’obligation que nous avons de ‘verdir’, de décarboner l’économie. Cela va demander beaucoup d’efforts.

Avec la pandémie, on a parlé de la réduction des échanges internationaux, de relocalisations. C’est une tendance réelle?

Il peut arriver que des pays deviennent plus protectionnistes, qu’ils réduisent certaines importations de biens qu’ils peuvent eux-mêmes produire. En Europe, il y a par exemple une grande pression pour que nous produisions nous-mêmes nos batteries, afin d’être indépendants de la Chine. Nous aurons donc un certain nombre de secteurs stratégiques, comme les batteries, pour lesquels nous voudrons produire nous-mêmes. Mais c’est une décision politique.

Certains craignent que cette volonté de relocaliser n’entraîne une hausse des prix en raison notamment du coût de la main-d’oeuvre …

Il y a, comme je l’ai dit, un élément temporaire très important dans la hausse actuelle des prix. Ceux du gaz ont monté de manière phénoménale, mais ils retomberont. Ils resteront peut-être à un niveau plus élevé qu’avant la pandémie. Et en ce sens, il y aura sans doute un effet permanent. Mais les prix actuels sont exagérés. La correction viendra d’autant plus que les limitations d’approvisionnement actuelles sont temporaires. Il y a suffisamment de gaz dans le monde.

Parlons maintenant de la politique monétaire. On estime que les banques centrales devraient mettre fin à leurs opérations de “quantitative easing” (achat d’obligations) l’an prochain. Cela devrait amener une hausse des taux, non?

Oui, c’est possible. La décision des banques centrales dépendra aussi du rythme auquel l’inflation augmentera. Il y a des scénarios qui tablent sur l’enclenchement d’une spirale, avec la hausse des prix amenant une hausse des salaires poussant les prix de la production à la hausse… Alors, les banques centrales seront forcées de combattre cette inflation, et donc de relever les taux. Mais une fois encore, cela va dépendre si cette hausse des prix paraît permanente ou pas.

Sur ce dernier sujet, il n’y a pas consensus. Même au sein de la Banque centrale europénne (BCE), certains estiment que l’inflation actuelle est un mouvement de long terme, alors que le “chief economist” de l’institution dit que c’est temporaire. Qui croire?

Les faits nous montreront qui a raison. En ce moment, on ne sait pas trop car on ignore quand les prix des matières premières se stabiliseront. Il est donc possible d’avoir une période assez longue de hausse des prix, et ce n’est pas une bonne nouvelle car cela signifierait que le rebond de la croissance, qui est aujourd’hui important, serait étouffé dans l’oeuf.

Mais à un moment, les banques centrales commenceront à normaliser leur politique. Comment feront-elles?

Pour commencer, en mettant fin à leurs opérations de quantitative easing. Elles cesseront de racheter des obligations d’Etat. Ce serait la première étape. Ensuite, ou en parallèle, elles relèveront leurs taux.

Cela irait à l’encontre de l’intérêt des Etats qui empruntent bon marché et dont les obligations sont aujourd’hui achetées par les banques centrales?

Oui, aujourd’hui la BCE achète sur le marché secondaire des obligations d’Etat et si elle arrête son quantitative easing, cela diminuera le confort des gouvernements. Mais les Etats ne pourront pas toujours emprunter à des taux d’intérêt proche de zéro, voire négatifs. Cette situation est une aberration, un phénomène temporaire qui sera corrigé. Nous devrons, à terme, avoir des taux d’intérêt plus élevés, évoluant à peu près au niveau de la croissance du PIB. Avec une inflation de 2% et une croissance réelle (hors inflation) de 1%, le PIB nominal croîtrait donc de 3%.

C’est cet écart actuel entre les taux et la croissance qui vous rend optimiste sur la capacité de l’Etat à rembourser sa dette?

L’Etat ne rembourse jamais sa dette, il émet de nouvelles obligations pour financer le remboursement des anciennes. Mais oui, votre question est importante: est-ce qu’à l’avenir, l’Etat sera toujours en capacité de rembourser son ancienne dette en en émettant une nouvelle? Cela signifie qu’à un certain moment la dette, estimée en pourcentage du PIB, doit être stabilisée. Car si le ratio dette/PIB continue de monter, il arrivera un moment où l’Etat ne pourra plus remplacer son ancienne dette par de la nouvelle. Mais pour le moment, nous en sommes loin. L a dette émise ces dernières années par l’Etat a été à un taux d’intérêt nul ou négatif, ce qui est le cas aussi de toute la dette émise lors de la pandémie. Pendant ce temps, le PIB a augmenté, en termes nominal et réel. Donc le poids de la dette baisse mécaniquement depuis des années, sans que nous y fassions quoi que ce soit. Selon mes estimations, si notre économie croit de manière nominale de 2 ou 3%, le poids de la dette supplémentaire qui a été émise pendant la pandémie à taux zéro sur 10 ans se réduira d’un tiers au terme de 10 ans. C’est une situation confortable.

Paul De Grauwe:
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A condition quand même de maîtriser le déficit public…

Oui, mais le déficit public baissera de lui-même si l’économie continue de croître. Nous devons naturellement le réduire, mais je crois que l’on devrait pouvoir le faire sans trop de problèmes si le rebond de l’économie continue d’être très fort, apportant aussi de l’inflation, qui fait progresser les recettes de l’Etat.

Parlons maintenant du plan de relance européen de 750 milliards d’euros. C’est une bonne initiative?

Je ne dirais pas que c’est un plan de relance parce que la relance, avec le redémarrage de la consommation et des investissements qui a suivi la pandémie, se fait toute seule. Il s’agit plutôt d’un plan d’investissement pour digitaliser et “verdir” l’économie. Et c’est bienvenu. Mais cela a peu d’effets sur le rebond de la croissance économique. Son montant est trop limité d’un point de vue macroéconomique pour avoir beaucoup d’impact. Mais n’interprétez pas mal ce que je dis: c’est un très bon plan. Il aide à avoir une économie plus durable et préserver le climat. C’est essentiel. Mais ce n’est pas suffisant, nous devons aussi agir au niveau national.

Les Etats en sont-ils capables?

Un point important est celui des règles budgétaires. Celles de l’Union européenne ont été suspendues jusqu’à l’an prochain. En 2022, nous devrions donc à nouveau préserver l’équilibre budgétaire, ce qui serait très mauvais. En fait, nous devrions avoir une règle qui permette de laisser les investissements publics en dehors du champ budgétaire, afin que ces investissements puissent continuer à être financés par l’émission d’obligations, ce qui va aujourd’hui à l’encontre de la règle selon laquelle le déficit structurel d’un Etat ne peut dépasser 0,5% du PIB. Mais il faut le faire parce que le plan d’investissement de la Commission européenne est insuffisant pour verdir l’économie. Il faudra réaliser un gros effort et il devra s’effectuer au niveau national en consentant à des investissements publics importants financés par l’émission de dette. Les Etats ont la capacité de le faire.

L’Etat ne rembourse jamais sa dette, il émet de nouvelles obligations pour financer le remboursement des anciennes.

Cet effort ne pourrait pas s’effectuer en incitant les acteurs privés, entreprises et ménages, à investir dans la bonne direction?

Si, mais les investissements publics ont aussi des effets très positifs sur les investissements privés. Une modernisation et un renforcement des infrastructures encouragent par exemple les investissements privés. Public et privé, les deux doivent aller de pair. Et cela signifie que les pouvoirs publics, qui avaient depuis des années réduit leurs investissements, doivent à nouveau investir massivement.

Profil

Naissance à Uccle, le 18 juillet 1946

Docteur en économie (KU Leuven et Johns Hopkins University, Baltimore)

De 1974 à 2011. Professeur à la KU Leuven

Depuis 2012. Professeur à la London School of Economics

– A effectué diverses missions pour la Commission européenne, le FMI, la Réserve fédérale américaine

De 1991 à 2003: parlementaire Vld

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