Les statistiques reines du “foot business”

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Elles squattent les écrans de télévision et s’invitent sur le marché des transferts. Incontournables, les statistiques bouleversent le spectacle footballistique et le business environnant.

Lors du match de la Belgique contre la Corée du Sud, le tir d’Origi — qui a permis à Vertonghen d’arracher la victoire — a été “flashé” à 104 km/h. Ce soir-là, Van Buyten a couru très exactement 10.099 m, soit 152 de plus que lors de la confrontation avec la Russie, tandis que Fellaini a “avalé” 16,3 km lors des huitièmes de finale contre les Etats-Unis. Il faut dire aussi que la partie a duré 30 minutes de plus avec ces inoubliables prolongations…

Omniprésentes, les statistiques défilent inlassablement sur les écrans télévisés de la Coupe du Monde. Elles nourrissent les émissions, passionnent les débats et déchaînent les experts. Sur le plan visuel, elles permettent aussi d’isoler des phases de jeu et de donner un nouvel éclairage au match, à la fois ludique et stratégique. C’est du moins ce que l’on observe sur le plateau de Viva Brasil, l’émission de la RTBF dédiée au Mondial et surtout aux matchs de la Belgique qui explosent tous les records d’audience.

Derrière cette technologie interactive se cache la société belge Deltacast, filiale de Deltatec, une entreprise wallonne créée en 1986 et qui s’est spécialisée dans l’imagerie de pointe pour l’industrie, le secteur aérospatial et la télévision professionnelle. Basée à Ans, Deltacast signe les images de réalité augmentée que l’on voit sur certaines phases de jeu — par exemple la ligne de hors-jeu virtuelle que l’on ajoute à un instantané bien réel — et a également développé toute une gamme de produits qui permet de montrer des analyses graphiques et des statistiques à l’écran. Ainsi, pour la Coupe du Monde au Brésil, la société belge a mis au point un package World Cup en partenariat avec l’entreprise britannique Opta (davantage spécialisée dans le traitement pur des données) pour offrir aux chaînes toute une série d’informations en temps réel. Un package que Deltacast a non seulement vendu à la RTBF, mais aussi à une télévision chinoise et à une autre chaîne en Angola.

Retour sur investissement

Portée par une croissance à deux chiffres depuis 2009, Deltatec emploie 45 personnes et espère atteindre un chiffre d’affaires de 10 millions d’euros à l’horizon 2015. Ses clients se situent dans une vingtaine de pays sur quatre continents et la société fournit ses services à plusieurs chaînes qui retransmettent notamment les championnats de football allemand, italien et portugais. La raison de son succès ? “Ces dernières années, les investissements des chaînes dans le football sont devenus de plus en plus importants, constate Christian Dutilleux, administrateur délégué de Deltatec. Les droits télé ont explosé et le retour sur investissement est devenu nécessaire. Les chaînes ont donc tout intérêt à proposer des programmes attrayants avec des analyses pointues. Et à ce titre, les statistiques et les phases de jeu enrichies d’images virtuelles permettent de réaliser des émissions intéressantes qui font de l’audience et qui sont dès lors accompagnées d’écrans publicitaires mieux valorisés et donc plus rentables.”

Précieuses, les statistiques sur les performances des joueurs sont effectivement une aubaine pour les commentateurs sportifs et les présentateurs d’émissions télévisées consacrées au foot. Sont-elles cependant nécessaires dans toute analyse sportive qui se respecte ? Si la RTBF dépense quelques dizaines de milliers d’euros par an pour s’offrir ces contenus spécifiques, le recours aux statistiques n’est cependant pas une priorité absolue aux yeux de Benjamin Deceuninck, présentateur vedette de l’émission Viva Brasil. “Il est évident qu’elles apportent une vraie plus-value à l’émission et une certaine dimension ludique, constate le journaliste, mais je pense qu’on pourrait s’en passer. Car si les statistiques donnent des pistes et permettent parfois de mieux comprendre les choses, elles n’expliquent pas tout et peuvent même avoir un effet pervers. On ne voit plus que l’angle de la performance individuelle des joueurs et on oublie le collectif qui est une formule chimique spécifique. Cela dit, même si les statistiques ne pourront jamais cerner l’état mental ou l’état de fraîcheur d’un joueur, il faut reconnaître qu’elles prennent de plus en plus d’importance dans le monde du sport et que les clubs s’en servent de plus en plus pour recruter leurs joueurs.”

Une vraie révolution

Cet attaquant a-t-il marqué plus de buts cette saison que l’année passée ? Ce défenseur a-t-il moins couru ces 10 derniers matchs que lors des 10 précédents ? Combien de passes décisives a réalisé cet autre joueur depuis qu’il évolue dans ce club ? Grâce aux statistiques objectives, les entraîneurs et les recruteurs disposent en effet d’une nouvelle arme mathématique qui aiguise leurs impressions footballistiques. Plusieurs sociétés en ont fait leur core business — Opta, scanBall, Prozone, etc. — et le marché des transferts en est aujourd’hui quelque peu bouleversé, porté par la nouvelle tendance des fameux big data.

Pionnier en la matière, le Français Arsène Wenger, entraîneur du club anglais d’Arsenal, fut l’un des premiers à s’intéresser aux statistiques dans le monde du football lorsqu’il recruta, en 2004, un joueur avant tout capable de courir 14 km par match pour remplacer son milieu de terrain vedette. Sans doute l’histoire de Billy Beane révélée dans le livre Moneyball paru en 2003 l’a-t-elle inspiré. A la tête d’une modeste équipe de base-ball, ce manager des Oakland Athletics se fit en effet remarquer en engageant un statisticien hors pair qui l’aida à recruter et à propulser ses joueurs au sommet du championnat américain. Depuis la sortie de ce livre et son adaptation au cinéma avec Brad Pitt dans le rôle de l’entraîneur épris de statistiques, d’autres clubs de base-ball ont clairement pris le pli des big data, influençant de la sorte certains sports comme le football en Europe, même si l’engouement y reste encore timide.

“Contrairement aux sports américains, le football reste en retard dans l’usage intelligent des statistiques à des fins d’optimisation de la performance dans une perspective durable, déplore Raffaele Polli, responsable de l’Observatoire du football au Centre international d’étude du sport (CIES) de Neuchâtel. Les dirigeants ont toujours la fâcheuse tendance à réfléchir à court terme et à ne pas consentir les investissements nécessaires pour la production et l’analyse de statistiques pertinentes, ou même leur usage dans les processus de prise de décision. Il y a aussi beaucoup de résistances de la part de dirigeants établis qui manquent de curiosité intellectuelle. Cela dit, en Angleterre, quelques clubs ont mis en place des cellules d’analyse avec des statisticiens et il y a même des formations universitaires qui préparent du personnel pour ces métiers. Ailleurs, c’est moins développé, mais en forte croissance.”

De là à dédier un temple à la déesse Statistique qui ne laisserait plus la moindre chance à la délicieuse imprévisibilité du dieu Football, il y a un fossé qu’il convient de cultiver. Car selon une étude menée précisément par des chercheurs de l’Observatoire du football avant le début du Mondial, l’Espagne devait être le grand vainqueur de cette Coupe du Monde 2014 en raison des différents indicateurs analysés. Or elle n’a même pas franchi le premier tour. Le football n’est définitivement pas une science exacte.

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