Les expos immersives

© Liesje Reyskens

La dernière tendance du monde de l’expo est immersive: on transforme les oeuvres de grands artistes en animations. Mais ces expos axées sur les sensations, valent-elles la peine d’une visite? Manu Braff acquiesce, Dave Mestdach fait non de la tête.

Manu Braff – The Lover

“J’ai commencé à monter des expositions immersives en Belgique vers 2018. À l’époque, l’idée d’utiliser la technologie pour raconter une histoire était encore à ses balbutiements. Mais je l’ai trouvée intéressante et j’en ai vu les possibilités économiques: le montage de ce type d’expos, par exemple, est plus facile que celui d’une expo d’art. Il suffit d’avoir des murs, des panneaux et des projecteurs et, de plus, l’organisation peut rester très locale.”

“Avec ma société MB Presents, j’essaie de créer des expériences immersives qui plaisent au grand public. L’objectif d’expositions comme Van Gogh The Immersive Experience et Viva Frida Kahlo est d’éveiller la curiosité du spectateur, de faire en sorte qu’il reparte avec une notion de ce que l’artiste a fait. Que cela lui donne envie d’en voir plus, de voir les vraies oeuvres d’art. Pour moi, c’est une sorte d’édutainment (divertissement éducatif, N.D.L.R.).”

“De nombreuses expositions immersives portent sur le travail d’artistes décédés, car il n’y a pas besoin d’autorisation pour montrer leurs oeuvres. Bien sûr, l’oeuvre de l’artiste doit se prêter à l’expérience immersive. L’utilisation de la couleur et les coups de pinceau de Van Gogh, par exemple, sont idéaux. Son côté torturé et son histoire dramatique y contribuent aussi.”

“Est-ce que je comprends les critiques qui disent qu’il n’y a aucune véritable oeuvre d’art à voir dans les expositions immersives? Oui, mais normalement on le sait avant de venir. Les expositions ne sont jamais annoncées de cette façon. Et en tant qu’amateur d’art, on a le choix: on peut aussi ne pas y aller et ne pas regarder! (rires) On sait que c’est une sorte de “vulgarisation” de l’art, mais en même temps, elle peut vous toucher émotionnellement. De nombreux visiteurs de l’exposition Frida Kahlo étaient en larmes, car ils s’identifiaient à elle en tant qu’artiste, en tant que femme et en tant que personne ayant beaucoup souffert. Sur ce parcours de 45 minutes qui illustre les moments dramatiques de sa vie à travers ses peintures, on est complètement captivé. Il se passe quelque chose.”

Lover Manu Braff: “De nombreux visiteurs de l’exposition Frida Kahlo étaient en larmes, car ils s’identifiaient à elle en tant qu’artiste, en tant que femme et en tant que personne ayant beaucoup souffert

“La musique aussi est un aspect essentiel de l’immersion: la conjugaison de l’image et du son vous transporte. Récemment, nous avons créé l’expo Inside Dalí à Gand. Une bande-son a été spécialement composée à cette occasion, mais elle n’était pas encore téléchargée lors du montage. Pour rigoler, j’ai mis un très vieux disque des Pink Floyd: Meddle. Cette musique associée aux images de Dalí: j’avais vraiment les larmes aux yeux. Dommage que nous n’avions pas les droits. Et j’ai découvert ensuite, par hasard, qu’avait eu lieu à l’Atelier des Lumières à Paris, l’un des plus grands acteurs dans le domaine des expositions immersives, une exposition Dalí qui était accompagnée de la musique de Pink Floyd. C’était donc bien une association parfaite!”

“Les expositions immersives ont beaucoup de succès, parfois même plus que les expositions dans les musées. Je suis curieux de voir comment le monde de l’art va s’adapter à cette nouvelle donne. Bien sûr, les expos immersives sont des interprétations d’agences audiovisuelles, et non de curateurs d’art. Elles donnent parfois un résultat que les amateurs d’art trouvent catastrophique. Même s’il existe aujourd’hui de “vrais” artistes numériques, comme le Turco-Américain Refik Anadol, qui réalise un art fascinant avec des pixels et des formules dans des espaces immersifs. Et qu’en est-il de l’avis des journalistes d’art? Les expos immersives ne leur sont pas destinées. Je ne connais aucun phénomène dans le monde de l’art ou du divertissement qui plaise à tout le monde. N’y a-t-il pas aussi des gens qui ne vont plus aux concerts des Rolling Stones parce qu’ils pensent que le groupe n’est plus le même sans Charlie Watts? (rires)”

Hater Dave Mestdach: ” Donc, si d’autres adorent ce type d’expo, je suis très heureux pour eux et je les envie même d’avoir vécu cette expérience bouleversante

Dave Mestdach – The HATER

“Si j’ai envie de contempler les oeuvres de Dalí ou de De Vinci, par exemple, tout ce qu’il me faut, c’est un cadre, un mur et, de préférence, pas trop de touristes qui prennent des selfies. Donc non, je n’aime pas trop les expositions immersives. L’artiste a déjà fait son travail, et s’il l’a bien fait, il est inutile d’ajouter un spectacle son et lumière.”

“Récemment, je suis allé voir Inside Dalí à l’église Saint-Nicolas de Gand. L’entrée est à 12,50 euros, on a donc quelques attentes. Mais l’expérience immersive s’est résumée en une série d’écrans de veille projetés sur un mur d’église, une capsule temporelle de l’informatique des années 90.”

“Le spectacle présentait les grands succès de Dalí. On voyait les motifs de ses oeuvres les plus célèbres bouger, se dupliquer ou fusionner sur une bande-son New Age qui a probablement été refusée pour un documentaire sur la reproduction des suricates. Je regardais les gens fixer les murs de cette église d’un air absent et je ne savais pas s’ils pensaient: “Oh, Dalí était vraiment un brillant surréaliste avec sa petite moustache marrante pointée vers le haut” ou: “Fuck, est-ce que j’ai vraiment payé 12,50 euros pour ce truc?”

“Est-ce que j’ai vécu l’expo immersive comme de “l’édutainment”? Je ne suis pas un grand spécialiste de Dalí et pourtant, je n’ai rien appris sur lui que je ne savais déjà. Avant d’entrer dans l’espace immersif de l’église, on passe dans un petit couloir mal aménagé où quelques informations sur la vie de Dalí sont imprimées sur des pancartes, comme si on avait vite téléchargé sa page Wikipédia. Bien sûr, Dalí lui-même était un commerçant pur sang, un artiste qui vendait toutes sortes de babioles et se vendait de toutes les manières imaginables, il aurait donc peut-être adoré ça.”

“Je comprends que l’on critique ce genre d’expos en les qualifiant de McDonaldisation de l’art, mais je n’ai aucun snobisme à ce niveau. Il n’y a rien de mal à rendre les choses plus accessibles. Tout ne doit pas nécessairement être de haut niveau. Je reviens tout juste de la Documenta de Kassel, qui est censée être la grand-messe de l’art contemporain. En fin de compte, c’est aussi une sorte de braderie où l’art est animé par des workshops, des ateliers de bricolage et des rampes de skate. L’art est une connaissance qui passe par les sens, il n’y a donc rien de mal à stimuler les sens. Dans le monde du cinéma, dans lequel je travaille et qui réunit différents niveaux d’art, il y a aussi beaucoup d’expériences immersives. Pour moi, le cinéma est une sorte d’art de l’installation dont le support — le film — n’est qu’une partie. C’est une expérience physique: assis avec d’autres personnes dans une salle obscure, vous regardez des images en série qui déclenchent des émotions et des pensées. Quand on voit tout ce qui se fait dans ce domaine, c’est infiniment plus stimulant, ludique, inventif, coloré et intelligent que ceci. Ce qui me dérange dans les expos d’art immersives, ce n’est pas qu’elles existent, mais c’est que leur potentiel n’est pas du tout exploité. Ce que j’ai vu, c’est du pur commerce: terne, paresseux, sans inspiration. Sans aucun respect pour l’artiste en question ni pour le public. Comme si faire bouger des images avec un vidéoprojecteur était suffisant pour la populace.”

Les expos immersives
© Liesje Reyskens

“La plus grande différence entre contempler une oeuvre d’art et une exposition immersive comme celle-ci? Dans le premier cas, le regard est attiré par l’oeuvre elle-même. Elle suscite des sensations et une réflexion. Dans une expo immersive, c’est le contraire: tout est prémâché. Ce qui a tendance à susciter des pensées du genre: “Il fait frais dans cette salle”. Ou: “Tiens, un panneau qui indique la sortie.” Mais bon, tout cela est très personnel. Et par définition, c’est ce qu’il faut. L’expérience objective de l’art n’existe pas. Donc, si d’autres adorent ce type d’expo, je suis très heureux pour eux et je les envie même d’avoir vécu cette expérience bouleversante. Comme disait Dalí: “Le thermomètre du succès est simplement la jalousie des mécontents.”

Manu Braff – THE LOVER

– Fondateur de la société de divertissement MB Presents

– Spécialisé dans les spectacles familiaux comme le Cirque du Soleil et le Festival de sculptures de sable

– Promoteur et producteur d’expériences artistiques immersives comme Van Gogh The Immersive Experience, Inside Dalí et Viva Frida Kahlo

Dave Mestdach – The Hater

– Journaliste spécialisé en art pour Knack

– Coordinateur et critique de film pour Knack Focus

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