Danser avec la peinture

Enfant Précoce a hésité entre la danse hip-hop et la mode, mais c’est finalement sur la peinture qu’il a jeté son dévolu. Cet art étant aujourd’hui investi par les marques de mode comme Le Tanneur et Adidas, la boucle semble bouclée.

Enfant Précoce loue un petit atelier aux portes de Paris, à l’extrémité d’une presqu’île entre la Seine et le canal Saint-Denis, au troisième étage d’un bâtiment industriel désaffecté. Une grande fenêtre donne sur une rangée d’arbres qui se balancent doucement au gré du vent. Derrière eux, le fleuve. Une soucoupe volante en bois orne le jardin sauvage.

Jusqu’à il y a un an ou deux, cette pièce servait d’entrepôt à l’oncle d’Enfant Précoce, le sculpteur Malam. Celui-ci possède un gigantesque atelier à l’étage et travaille principalement avec des matériaux récupérés dans la rue. “J’ai réussi à le convaincre de me laisser un peu de place”, dit-il, vêtu d’une chemise et d’un pantalon large en jean bleu clair, un trucker hat enfoncé sur les dreadlocks et des lunettes de soleil oversized sur le nez. “Je fais la navette tous les jours pour venir travailler, généralement de midi à dix ou onze heures du soir. Je me sens bien ici. Je n’ai pas besoin de sortir: la vue me suffit. Il y a aussi beaucoup de silence ici, sauf quand les trains passent. Mais on s’y habitue.”

En 2019, son projet “Exposez-moi” est devenu viral, c’est une série de vidéos dans lesquelles il s’installe avec ses toiles devant des lieux emblématiques de Paris

Des battles de danse hip-hop

Enfant Précoce, 33 ans, est né au Cameroun sous le nom de Francis Essoua Kalu. Il est arrivé à Stains, dans la banlieue de Paris, à l’âge de neuf ans. Il était, déjà à l’époque, un danseur doué. “J’ai commencé à danser à l’âge de sept ans, au Cameroun. J’aimais le mouvement. Au lycée, je m’y suis mis à fond. Je participais à des battles de hip-hop underground et je m’entraînais tout le temps sur la dalle de La Défense.” Enfant Précoce a grandi sur les rythmes électro de la tektonik, une ramification tardive de la “new beat” belge, qui a eu beaucoup de succès en France vers l’an 2000. Il se sentait chez lui sur la gigantesque esplanade en béton du quartier des affaires, à l’ombre des gratte-ciel.

Danser avec la peinture

Son oncle Malam l’a initié au monde de l’art. “À l’époque, il avait un grand atelier à Stains, où j’aimais traîner, et plus tard un deuxième atelier au pont Alexandre III, dans le centre de Paris. Nous nous entendions bien. Il m’emmenait voir des expositions, je rencontrais ses amis, principalement des artistes et des architectes. Je l’ai aussi aidé dans son travail, et c’est comme ça que j’ai commencé à dessiner. Il m’a toujours encouragé. Mais jusqu’à l’âge de vingt-trois ans, j’étais convaincu que je continuerais à danser, que c’était mon avenir.”

Créer sa marque de vêtements

En même temps, il rêvait de créer sa marque de vêtements. “En 2014, j’avais toute une collection, des sweat-shirts avec des logos dans un alphabet que j’avais moi-même dessiné, des combinaisons, des t-shirts, tout était encore assez simple, mais il faut bien commencer quelque part et travailler avec les moyens qu’on a. Les prototypes étaient prêts, je voulais que la production soit locale, avec les couturières de Château Rouge (un quartier multiculturel dans le dix-huitième arrondissement de Paris, N.D.L.R.). J’ai déposé le nom de la marque, j’ai fait les photos du lookbook… et puis rien. Et puis plus rien. La collection n’a pas eu de succès. Mais ce n’est pas grave. Toute cette aventure a mené à autre chose.”

“Je dansais toujours, je dessinais beaucoup. La danse hip-hop et la mode étaient mes principales impulsions. Mais entre-temps, je me suis aussi frayé un chemin dans le monde de l’art, sans vraiment savoir ce que je pouvais représenter dans cet univers. J’admirais la liberté des artistes et je pense que c’est ce qui m’a convaincu: j’allais devenir artiste.” Il a commencé à peindre il y a dix ans environ, après avoir reçu une toile, des pinceaux, de la peinture à l’huile et un chevalet — “mon premier kit”. Depuis lors, Enfant Précoce a fait des expositions, du live-painting, des tatouages, il a peint des fresques murales et customisé un réfrigérateur Samsung. En 2018, il a été invité au Dak’Art, la biennale de l’art africain contemporain au Sénégal. “J’y suis resté pendant un mois, c’était ma plus belle expérience jusqu’à présent. Pour la première fois, j’y ai réalisé une série d’oeuvres qui racontent une histoire, une série complète. C’était agréable d’échanger des expériences avec d’autres artistes là-bas. Ça m’a appris à regarder et à peindre différemment.”

Exposez-moi

“Dans mon travail, j’essaie de transmettre un sentiment de bonheur, par mes couleurs vives et mes personnages. Mon travail a évolué, mais ces personnages n’ont pratiquement pas changé. Les formes sont peut-être un peu plus rondes, un peu plus tridimensionnelles. Je peins ce que j’ai vécu, ou des événements dont les gens m’ont parlé, des histoires que ma grand-mère me murmurait quand j’étais enfant. J’ai peint mon voyage à Dakar, les scènes qui me sont restées en mémoire depuis ce voyage.” Il désigne un tableau: “Ça, c’est moi qui veux lancer ma marque de vêtements.”

Enfant Précoce ne recule devant rien pour attirer l’attention sur son art. En 2019, son projet “Exposez-moi” est devenu viral, c’est une série de vidéos dans lesquelles il s’installe avec ses toiles devant la pyramide du Louvre, le Moulin Rouge, le Centre Pompidou et le Palais de Tokyo, entre autres. Avec une pancarte qui disait: “exposez-moi”. “Je voulais exposer, mais je ne trouvais pas de lieu. Je n’avais pas de galerie. Je n’ai pas de formation artistique, je suis un autodidacte et un outsider. Je ne connaissais pas les codes du monde de l’art: comment s’y prendre, trouver une galerie? C’est ainsi qu’est née l’idée d’exposer dans la rue. Entre-temps, j’ai beaucoup appris. Je me connais mieux, je suis devenu un meilleur peintre.”

Jusqu’à l’âge de vingt-trois ans, j’étais convaincu que je continuerais à danser, que c’était mon avenir

“Exposez-moi” était un appel à l’attention des galeristes et curateurs. “Mais en même temps, je voulais aussi toucher les gens “ordinaires”. En tant qu’artiste, je veux que mon travail soit vu. Tout le monde n’a pas le réflexe d’entrer dans une galerie.” Il ne s’attendait pas à ce que les vidéos sur Instagram connaissent un tel succès. “Même si, bien sûr, c’était mon intention. Sinon, on ne se laisse pas filmer en plein milieu des Champs-Élysées avec son tableau.”

Collaborations

Après un projet au Maroc, où il a chevauché des chameaux avec ses toiles, et une peinture murale dans la rue Oberkampf, près de la station de métro Ménilmontant à Paris, Enfant Précoce travaille sur une nouvelle série de toiles sur l’immigration. “Cela demande un grand travail de recherche. Je lis beaucoup, des biographies, de l’histoire. Je regarde des documentaires. Cela fait deux ans que j’y pense, tout est plus clair dans ma tête maintenant, ça progresse, mais il y a encore beaucoup de travail à faire. Ce sera très différent. Pour la première fois, je ne parle pas uniquement de moi-même.” Il a également remis un pied dans la mode, grâce à des collaborations avec des marques comme Adidas Originals, le chapelier espagnol Romualda ou Le Tanneur.

Danser avec la peinture

Pour sa collaboration avec la maison française de maroquinerie fondée en 1898, il a paré un sac — le Cabas Louise — et une pochette d’un visuel portant sur l’imaginaire d’Alice au pays des merveilles: un flamant rose couronné, des bras perdus, des carreaux et des coeurs, et des fleurs. “Ils m’ont contacté il y a un an. J’ai choisi deux sacs de leur collection qui me semblaient adaptés à mon travail, puis je me suis mis au travail. J’ai utilisé les codes couleurs du Tanneur et j’ai incorporé plusieurs de leurs icônes dans mon dessin. Le résultat est une véritable collab entre deux marques, enfin, entre Enfant Précoce et une marque de vêtements.”

Il y aura, espère-t-il, d’autres projets de mode. “Entrer dans un atelier de couture, regarder autour de soi et pouvoir dire, j’aimerais faire quelque chose avec ça… oui, ça le fait.” Mais sa propre marque de vêtements ne fait pas encore partie des projets immédiats. Même s’il a beaucoup d’idées. “Je continue à y penser. Mais ce n’est pas facile facile. Tout d’abord, il faut une bonne structure. Si je lance un jour ma marque, ce sera principalement avec des matières recyclées, avec des pièces existantes que j’adapterai. Il y a déjà assez de vêtements. Nous avons de quoi nous habiller pour une centaine d’années. Je n’ai pas vraiment besoin d’ajouter au gaspillage.”

Le Tanneur x Enfant Précoce, Sac et pochette en 65 exemplaires signés, 599 euros et 149 euros, letanneur.com

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