Coûte que coûte

Il faut être un peu fou pour se lancer dans la fabrication de whiskey, car elle prend des années et coûte un bras. Par une stratégie Cost Be Damned audacieuse, la marque américaine Michter’s a toutefois réussi à renverser la tendance.

Cette distillerie, fondée en 1753, à l’origine sous le nom de Bomberger’s Distillery, a été rebaptisée par Louis Forman en 1950. Michter’s est la contraction des prénoms de ses deux fils: Michael et Peter. Malgré des intentions louables, la petite fabrique de whiskey de Louis Forman n’a pas fait long feu: quarante ans plus tard, il n’en restait qu’un amas d’alambics moisis entre des murs croulants, perdus dans les collines de Pennsylvanie. Mais il y avait une lueur au bout du tunnel. Cette lueur, on la doit à un jeune New-Yorkais enthousiaste du nom de Joseph Magliocco, dont l’entreprise d’importation était principalement spécialisée en “boissons dont personne ne veut” selon son fils, Matt Magliocco, Executive Vice President. Son père a acquis la marque au milieu des années 1990 pour 245 dollars.

Les bouteilles de Celebration Sour Mash sont parties avant même d’arriver en magasin, à 4 000 dollars l’unité

COST BE DAMNED

On pourrait dire que c’était l’affaire du siècle, surtout dans la mesure où certaines bouteilles de Michter’s s’échangent aujourd’hui pour des milliers de dollars. C’était pourtant un coup dur pour le portefeuille de Joseph Magliocco, car dans les années qui ont suivi, il a investi la totalité de ses actifs dans la marque. “Il n’y avait vraiment pas d’argent, souligne Matt, mais pour mon père, tout tournait autour d’un seul principe: pour fabriquer le meilleur whiskey, impossible d’arrondir les angles.” Les graines de la fameuse philosophie Cost Be Damned de Joseph Magliocco étaient semées. Il s’est fait épauler par Dick Newman, légende du whiskey et créateur de grands noms, comme Old Taylor et Wild Turkey. “Dick a élaboré une stratégie en trois phases,” révèle Matt. “Tout d’abord, Michter’s devait s’installer au coeur de l’industrie du bourbon, dans le Kentucky. Nous n’avions pas les moyens de construire une distillerie et nous avons donc acheté un surstock de fûts à d’autres producteurs de whiskey. À l’époque, il était facile de trouver un fût de bourbon de dix ans d’âge pour 500 dollars ; aujourd’hui, c’est devenu compliqué de trouver une bouteille à ce prix. En sollicitant l’aide du maître distillateur retraité, Willie Pratt, un autre monument, célèbre pour le Jack Daniel’s et le Woodford Reserve, nous avons laissé reposer ce whiskey dans nos propres fûts jusqu’à ce qu’il atteigne un profil gustatif proche de celui du Michter’s original.” Il y avait assez de whiskey pour tout le monde à l’époque et les distilleries, qui peinent aujourd’hui à faire face à la demande, ne tournaient qu’à demi-régime. “Dans un second temps, nous avons à nouveau fait appel à nos concullègues, explique Matt, et cette fois nous leur avons demandé si notre maître distillateur pouvait utiliser nos matières premières — céréales, eau et levure — pour fabriquer du whiskey dans leurs cuves. Ils nous ont accueillis à bras ouverts: à l’époque de ces “Michter’s Days”, nous pouvions vraiment faire ce que nous voulions. Nous avons donc travaillé d’arrache-pied sur notre produit pendant une dizaine ou une quinzaine d’années, jusqu’à ce que nous arrivions enfin à la phase trois: la construction de notre distillerie, à Shively, dans la banlieue de Louisville, dans le Kentucky. Ce qui nous a permis de maîtriser l’ensemble du processus de production.”

DU BOIS PUR ET SOUPLE

Les Européens connaissent surtout le whisky écossais. Mais le bourbon, c’est quoi? Andrea Wilson, Chief Operating Officer et Master of Maturation chez Michter’s, nous donne un cours accéléré. “Le Kentucky Straight Bourbon est distillé à partir d’un minimum de 51% de maïs, explique-t-elle, et doit avoir vieilli pendant au moins deux ans dans des fûts de chêne frais, dont l’intérieur a été carbonisé à la flamme.” OK, jusque-là, tout va bien. Mais quelle est la différence de goût entre le bourbon et le scotch? “Comme nous utilisons du maïs dans le processus de distillation, qui est plus doux que l’orge européenne, matière première du whisky écossais, notre whiskey est un peu plus doux que le vôtre”, déclare Andrea. “Et comme nous carbonisons l’intérieur de nos fûts de chêne à la flamme, ce qui caramélise les sucres naturels du bois, le whiskey américain acquiert une note bien plus vanillée dans son profil gustatif.” Avant même de laisser reposer le whiskey dans les fûts, Michter’s adopte des méthodes qui se distinguent déjà de celles de la concurrence. “Le bois de nos fûts est d’abord séché à l’air libre pendant au moins 18 mois”, explique Andrea. “Ensuite, nous toastons les fûts. Ce n’est qu’ensuite que nous les noircissons (char) au chalumeau. Mais comme le bois est soumis à un processus très lent, il est purifié de toute substance acerbe et indésirable, comme les lignines, les lactones, les tanins et l’hémicellulose, ce qui permet au whiskey de vieillir paisiblement et sainement.” Au moment où le whiskey est versé dans le fût, sa teneur en alcool est beaucoup plus faible que la norme. Michter’s doit donc ajouter moins d’eau pour que le whiskey atteigne le degré d’alcool souhaité et bien moins de bouteilles sont donc produites à partir d’un seul lot. “Le temps de maturation de nos whiskeys est aussi bien plus long que ce qui est traditionnellement de mise dans le Kentucky”, explique Andrea. “Les spiritueux de notre offre US1 reposent en fût entre cinq et sept ans.”

CONTRÔLE DE LA TEMPÉRATURE

La maturation est une autre étape du processus sur laquelle Michter’s ne lésine pas. L’industrie du bourbon utilise un système de heat cycles. En Écosse, où la température d’entreposage dépasse rarement les 15 degrés, le whisky mûrit progressivement. Dans le Kentucky, où il fait un froid glacial en hiver, mais où les températures estivales de 40 °C et une humidité de 100% ne sont pas rares, le whiskey est soumis à des fluctuations de température bien plus importantes. En raison de ces heat cycles, le whiskey prend 2,5 fois moins de temps pour pénétrer dans le bois et s’imprégner de sa saveur par rapport au scotch. Pour illustrer ces différences: pour ce qui est de la maturation, un bourbon de 10 ans d’âge est comparable à un scotch de 25 ans d’âge. “Les producteurs de whiskey américains essaient de soumettre leurs fûts à une moyenne de quatre heat cycles par an”, précise Andrea. “Ils effectuent un roulement de leurs fûts de bas en haut dans de gigantesques rickhouses où ils sont empilés sur treize étages et où, en été, la température peut différer de quinze degrés entre le dernier étage et le rez-de-chaussée. Nos entrepôts ne sont pas très hauts, mais nous avons investi dans un système de contrôle de la température qui nous permet de soumettre nos fûts aux si précieux heat cycles en été comme en hiver. Nous parvenons à en créer non pas quatre, mais seize. Ce qui a une incidence assez dramatique sur notre facture d’électricité: après l’installation du contrôle de la température, elle a augmenté de 40 millions de dollars. Mais nous parvenons de la sorte à une maturation sur bois bien mieux maîtrisée et beaucoup plus intense.”

UNE ÉTOILE MONTANTE

Quand Joseph Magliocco a mis 245 dollars sur la table pour le rachat de Michter’s, le bourbon n’intéressait personne. Ne parlons même pas du rye. “Mais tout a changé à la sortie de la série Mad Men”, raconte Matt. “La curiosité des téléspectateurs a été piquée au vif et cela a totalement bouleversé l’univers du cocktail. Les barmans ont dépoussiéré leurs vieux livres de recettes de cocktails, qui étaient presque toutes à base de rye whiskey. Tout le monde voulait du rye whiskey. Le problème était qu’aucune distillerie n’avait de rye — sauf nous. Le rye whiskey a toujours été le produit phare de Michter’s. Des millions de dollars de rye reposaient dans nos entrepôts.” À mesure que le rye coulait à flots dans les bars à cocktails, l’ensemble du segment du whiskey atteignait des sommets de plus en plus élevés, avec des marques comme Pappy Van Winkle et Blanton’s, dont les prix pouvaient rivaliser avec ceux des scotchs exclusifs. Pour Michter’s, il était temps de sortir l’artillerie lourde. “Nous avions du whiskey de 30 à 40 ans d’âge qui avait été versé dans des fûts en acier pour arrêter sa maturation”, se souvient Andrea. “Et, en réalité, nous ne savions pas trop quoi en faire. Nous en avons donc assemblé un blend, dont nous avons mis sur le marché une limited edition de 273 bouteilles: le Celebration Sour Mash. Elles sont parties avant même d’arriver en magasin, à 4 000 dollars l’unité.” La presse spécialisée comparait ce whiskey au meilleur whisky écossais. Pour la famille Magliocco, cette reconnaissance était un titre de gloire pour Michter’s.

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