“Avoir plein de projets en même temps me donne un sentiment de liberté. Et pourtant, c’est parfois difficile”

© Marleen Daniëls

“Je n’ai jamais rien planifié”, confie Christoph Hefti. Pourtant, ce designer textile de renommée internationale tangue depuis des années au confluent de l’art et de la mode, et son CV regorge de collaborations avec de grands noms. “Le dialogue, c’est ce que je recherche”.

Son atelier à Bruxelles, dans un espace de coworking du quartier du canal, semble faire à peine quelques mètres carrés. Un lieu dynamique où artistes, écrivains, codeurs et bien d’autres créatifs se retrouvent dans leur élément. Dans son coin de l’étage, son univers prend vie. Des dessins et des rouleaux d’étoffe contre le mur, un canapé recouvert d’un tissu de sa création et de petites babioles en céramique qui finiront peut-être par être utilisées pour un projet spécial: Christoph Hefti montre cela en toute simplicité et part chercher du café avant que la conversation ne commence vraiment. Un rituel quotidien, avant de se mettre au travail. “J’ai besoin d’avoir les mains occupées”, dit-il. “Avoir plein de projets en même temps ne me dérange pas. J’aime passer d’un univers à l’autre. Je crée des tissus et des tapis, j’aime de plus en plus la céramique, mais je peux aussi passer des heures à dessiner. Cela me donne un sentiment de liberté, sans aucune restriction. Et pourtant, c’est parfois difficile.”

Mon grand secret, c’est le train, où je suis totalement injoignable. C’est une sorte de no man’s land

Les insiders du monde de la mode connaissent Christoph Hefti pour son travail chez Dries Van Noten où il a créé des tissus pendant 13 ans et appris le néerlandais. Les passionnés d’art auront peut-être découvert son travail à la galerie Maniera, à Bruxelles. Mais Christoph Hefti ne se laisse pas facilement définir. Son CV se lit comme une trajectoire infinie, il se partage entre la mode et l’art, mais aussi entre des ateliers à Bruxelles, Zurich, Paris et au Népal, où s’accomplit l’un de ses projets les plus récents: la réalisation de ses créations par des réfugiés tibétains ayant atterri au Népal où ils peuvent continuer à pratiquer leur métier, le nouage de tapis. “J’y travaille avec une organisation suisse qui a acheté des terres et a établi elle-même les métiers”, explique Christoph Hefti. “Depuis les années 1990, les tapis sont le principal produit d’exportation du Népal. Il y a quelques cow-boys dans ce secteur, mais les gens avec qui je travaille sont devenus des amis. Et en plus, je connais maintenant les meilleures adresses de Katmandou.” (rires)

© Marleen Daniëls

Passer quotidiennement d’un projet à l’autre est l’histoire de votre vie. Mais comment trouvez-vous encore le temps de créer?

CHRISTOPH HEFTI. “Mon grand secret, c’est le train. J’y suis enfermé dans mon monde, totalement injoignable. C’est une sorte de no man’s land où j’ai mon carnet de croquis pour moi tout seul. Je partage mon temps entre Bruxelles, Paris et Zurich et le voyage vers la Suisse en particulier, qui prend 7 h 30, est toujours un vrai cadeau. La paix que je ressens alors est indescriptible. Récemment, j’ai pris l’avion pour faire ce voyage et cette paix m’a manqué. Je trouve aussi tellement dommage qu’ils installent le wifi sur tous ces trajets. Adieu la paix.”

Mais cela veut dire que vous ne pouvez pas faire de recherches pendant des heures?

HEFTI. “Je préfère puiser l’inspiration en moi-même. Je n’utilise jamais Google pour ce genre de choses. Je préfère fermer les yeux et rêvasser. En pensant: à quoi cela pourrait-il ressembler?

Comment en êtes-vous arrivé à faire ce métier?

HEFTI. “Je viens de Richterswil, un petit village à 35 km de Zurich. Mes parents avaient une boucherie, je ne viens donc pas d’une lignée artistique. Des têtes d’animaux étaient exposées çà et là, mais, enfants, nous en avions l’habitude, même si ça pouvait avoir l’air effrayant. Je me souviens que j’adorais les contes de fées et que je dessinais sans cesse. Le choix logique aurait été de faire une école d’art à Zurich. Mais il n’y en avait pas vraiment: on pouvait étudier le graphisme et la photographie, mais pas la sculpture. J’ai finalement opté pour un cours de textile, car les textiles m’ont toujours beaucoup intéressé. Je trouve fascinant de dialoguer avec le textile, tant sur le corps que dans un espace. Et j’étais vraiment dans mon élément, notamment grâce à une prof qui m’inspirait beaucoup. Dans cette école à Zurich, nous avons pu expérimenter pleinement pendant quatre ans, notre groupe était très soudé. Nous organisions des fêtes dans des squatsundergrounds qui, bizarrement, étaient pour nous comme un safe space. Un endroit où faire des choses qui nous semblent importantes, mais qui ne sont pas toujours bien comprises. Jusqu’à aujourd’hui, c’est ce que j’apprécie dans la jeunesse: des gens qui se réunissent et créent des choses qui nous donnent un aperçu du futur. (réfléchit) Ensuite, j’ai déménagé à Londres, pour étudier dans la section mode du Central Saint Martin’s.

Ça devait être un sacré changement: de la ville chic de Zurich au Londres des années quatre-vingt.

HEFTI. “C’est peu de le dire. Londres m’a submergé, surtout au début, car personne ne vous y attend. Certains de mes camarades de classe faisaient savoir dès le premier jour qu’ils voulaient devenir de célèbres créateurs de mode. D’autres étaient déjà bien conscients de leur public cible: les femmes fortunées de Dubaï. Heureusement qu’il y avait aussi Lutz Huelle (aujourd’hui célèbre créatrice de mode à Paris, NDLR), et que c’était vraiment la formation dont j’avais besoin. Comme j’imprimais moi-même mes tissus, on m’a dit que j’aurais mieux fait d’étudier le design textile, mais cette formation de mode m’a vraiment apporté l’enrichissement dont j’avais besoin.”

J’ai deux vélos et deux abonnements de fitness, à Bruxelles et à Zurich

Et ensuite, vous avez croisé la route de Gaultier.

HEFTI. “Je voulais faire un stage chez lui, mais il n’a répondu à ma demande qu’un an plus tard. Il voulait que je commence immédiatement. Il m’a laissé créer des tissus, ce qui me correspondait évidemment parfaitement, mais j’ai eu du mal avec la mentalité française. Et aussi avec la hiérarchie dans ces maisons de haute couture. Je préfère de loin un concert dans un vieux bar de quartier à une soirée aux Bains Douches (une boîte de nuit connue à l’époque, NDLR). Dans l’ensemble, je m’entendais bien avec Gaultier, mais l’environnement était carrément malhonnête. Les tentatives de sabotage étaient quotidiennes là-bas. Aujourd’hui, les équipes de stylisme des maisons de mode sont beaucoup plus internationales qu’à l’époque. Quand je disais que j’étais suisse, ils levaient les yeux au ciel. Un peu arrogant, non? Après deux ans chez Gaultier, j’avais fait le tour. En plus, la mode ne m’intéressait pas tant que ça, je n’ai jamais créé beaucoup de vêtements.”

© Marleen Daniëls

Christoph Hefti retourne à Londres, sans le sou, mais ne baisse pas les bras. Il compile une liste de designers intéressants et se met à envoyer des fax (oui, c’était l’époque). La première réponse, c’est Dries Van Noten qui la lui envoie. Son studio est alors situé dans la Minderbroedersrui à Anvers. Une ville où Christoph Hefti s’est toujours senti chez lui.

HEFTI. “Je me suis tout de suite bien entendu avec Dries. Il est clairement le chef dans son studio, mais pas de comportements de diva de sa part. C’est pour cette raison que les résultats sont si bons. Avec Dries, on sent l’engagement et la franchise. J’ai travaillé chez lui pendant 13 ans et j’ai beaucoup aimé cette période. Chez Dries, il y avait un réel échange. D’idées et de connaissances, d’inspiration aussi. C’est ce que j’ai toujours recherché.”

“Chez Dries, on partait d’une idée et on la poussait jusqu’au bout. On voyait la direction qu’on prenait. C’était totalement impensable de mettre quelque chose de côté ou de changer complètement de thème. Ça, je l’ai vécu ailleurs. Par exemple, il m’est arrivé de faire une proposition à Acné Studios et ils ont pris soudain une tout autre direction, si bien qu’il ne restait plus rien de mon idée originale. Il faut apprendre à accepter ce genre de choses. Actuellement, je travaille pour Mugler, ce qui me redonne l’occasion de dessiner beaucoup. Le directeur artistique, Casey Cadwallader, est l’un de mes amis, il est donc très accessible.”

Pourtant, à côté de tous ces projets en freelance, vous avez aussi besoin de silence, de vous replier un peu sur vous-même, sur vos propres créations.

HEFTI. “J’adore travailler avec d’autres équipes. Au moment où vous leur remettez votre projet, ils en deviennent responsables. Mais dans le meilleur des cas, ils m’accompagnent dans la réflexion, et cette interaction me fascine. Même dans mon travail à moi, j’ai besoin d’un autre regard. Je ne suis pas le genre de designer qui décrète que les choses doivent être faites d’une certaine manière. Je ne me sens donc jamais seul dans mon travail. Mais de temps en temps, c’est tellement agréable de fermer toutes les portes et d’interrompre ces échanges incessants.”

Que préférez-vous faire dans ces moments?

HEFTI. “Prendre le train, comme je le disais. Et passer du temps dans mon atelier, à Bruxelles ou à Zurich. J’ai deux vélos et deux abonnements de fitness et je fais toujours la vaisselle avant de voyager d’une ville à l’autre. Car je ne sais jamais vraiment quand je vais revenir. Et ça me plaît.”

Pourquoi êtes-vous parti de chez Dries?

HEFTI. “Je devais partir pour travailler à mes projets. Même si j’admets volontiers que je suis heureux qu’il se soit adressé à moi pour l’ouverture de sa boutique de Los Angeles (en 2020, NDLR). C’était… (il hésite un instant) magique de retravailler ensemble. J’ai créé un tapis pour cette boutique. Et j’ai toujours pensé: the carpet will take me somewhere. Vous voyez.”

Vous faites probablement allusion au Népal. Car c’est aussi là que se déroule aujourd’hui une partie de votre travail.

HEFTI. “Oui, une fois de plus, ce n’était pas prévu, c’est quelque chose qui s’est mis sur ma route. J’ai commencé à créer des tapis après une rupture. Et de fil en aiguille… Je pense aujourd’hui que ces tapis sont les éléments d’un concept global, avec une lampe en céramique, des rideaux dans un tissu que j’ai conçu et imprimé moi-même, etc. Je rêve à voix haute de magnifiques intérieurs. J’aimerais aussi faire une séance photo. Pour que tout se rassemble en un seul univers.”

Et faut-il y associer une marque?

HEFTI. “Vous voulez savoir si c’est du design ou de l’art? (rires) Les gens de la galerie vont à Design Miami et trouvent un public pour tout ce que je fais. Parfois, le tapis doit être assorti au piano. J’ai des fans qui suivent de près mon travail et qui, heureusement, cohabitent avec lui au quotidien. Mais moi-même, je ne me dirais jamais: est-ce assorti à un intérieur? Je ne suis vraiment pas comme ça.”

Qui est Christoph Hefti

– Il est né en Suisse

– Il partage son temps entre Bruxelles, Paris et Zurich

– Il est devenu célèbre en tant que designer textile et artiste

– Il a étudié le design textile à Zurich et le design de mode au Central Saint Martin’s de Londres

– Il a notamment travaillé avec Gaultier et Dries Van Noten, Lanvin et Balenciaga

– C’est un membre du jury apprécié lors des prix de design

– Il a conçu un nouveau sol pour le Vooruit à Gand et un papier peint pour le magasin phare de la Maison Dandoy à Bruxelles

– Il expose régulièrement dans des galeries

– www.maniera.be

© Marleen Daniëls

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content