Les comiques 2.0 à l’assaut du Web

© goldenmoustache.com

Ils sont jeunes, potaches et leurs sketches font un tabac sur YouTube. Deux maisons de production, Studio Bagel (Canal+) et Golden Moustache (M6), ont mis la main sur ces humoristes plébiscités par les 15-35 ans. De quoi faire le pari (mesuré) de la rentabilité des portails de divertissement sur le Net. Du moins en France…

Si vous avez plus de 40 ans, ce nom ne vous évoque sans doute pas grand-chose. En revanche, si vous êtes né entre le début des années 1980 et l’apparition du premier iMac, Studio Bagel vous est probablement familier.

Cette maison de production française regroupe et gère une équipe d’une dizaine d’humoristes dont la spécificité est d’exister quasi-exclusivement sur YouTube. Issus pour la plupart de la scène du stand-up ou de la communauté des blogueurs, ils se font appeler Barney Gold, ElleMady ou Inspecteur Le Blanko et sont les héros de courtes fictions qui parodient tour à tour le monde de la publicité, des réseaux sociaux ou de la télé-réalité. Leurs “pastilles” de quelques minutes connaissent un succès fulgurant.

La cible belge ? Trop petite

L’écurie de Studio Bagel, dont l’âge moyen est de 25 ans, peut se vanter de totaliser sur la toile 170 millions de vues et près de 2 millions d’abonnés après deux années d’existence.

Le second degré et le non-sens, qui sont les marques de fabrique de la bande, séduisent les 15-35 ans. Certains fans connaissent par coeur les sketches et les répliques estampillées cultes. Bref, tous MDR, ou morts de rire pour les non-initiés. De quoi attirer l’attention de Canal+, qui a racheté en mars dernier 60 % des parts du portail afin de mettre la main sur le vivier de ces jeunes talents et de contrer la montée en puissance de son rival, Golden Moustache, détenu par le groupe audiovisuel M6. Celui-ci compte un peu moins d’abonnés que Studio Bagel mais dépasse les 200 millions de vue. “La chaîne YouTube de Golden Moustache est unique au monde. Elle ne dégage que 137 kg de CO2 par vidéo, ce qui est relativement énorme”, annonce en guise de préambule décalé cette fabrique à courts métrages qui fait carton plein sur la toile, en partie grâce à Suricate, un trio d’humoristes venu du Web et largement plébiscité par les internautes.

Si des acteurs aussi puissants que Canal+ et M6 s’associent à la destinée de ces YouTubers en herbe en leur créant un cadre sur mesure, c’est qu’ils ne veulent pas passer à côté du virage que prend le Web en matière de divertissement. Depuis quelques années, l’audience record de comiques qui se produisent sur la Toile dans des vidéos ultra courtes comme Norman ou Cyprien – plus de 5 millions d’abonnés chacun – a forcé leur attention. Pas au point de leur faire détourner les yeux du grand ou du petit écran, loin de là, mais quand même… Le phénomène à haute valeur virale dépasse le simple effet de mode parisien. Le Suédois PewDiePie et ses commentaires loufoques sur des jeux vidéo rassemblent 24 millions d’abonnés qui n’ont rien de français…

Aux Etats-Unis, les MCN’s, les multi channel networks, ont ouvert la voie à une professionnalisation du web entertainment. Ces réseaux de chaînes hébergées sur YouTube sont un mix entre la société de production, la régie publicitaire et l’agence artistique. L’une d’entre elles, l’américaine Fullscreen, détient un portefeuille de 15.000 chaînes et 200 millions d’abonnés. Un modèle inspirant pour Adrien Labastire, fondateur et directeur général adjoint de Golden Moustache, qui bénéficie des moyens financiers de M6 pour se développer. Ce dernier assure que ses chaînes à succès ne sont pas seulement un laboratoire de recherche mais un véritable business avec un premier objectif de rentabilité qui a été atteint l’an dernier. A quelle hauteur ? Silence radio. Même discours pour Canal+, qui voit dans Studio Bagel une manière de se diversifier, d’agréger des revenus et de monétiser ses vidéos capsules. Comme pour un média traditionnel, leurs sources proviennent de la vente d’espaces publicitaires — sous forme de pré-rolls qui défilent avant le contenu — lesquels peuvent être vendus pour un montant 10 fois supérieur au tarif moyen sur YouTube, avec des prix proches de ceux pratiqués par la télévision. Un filon qui représente 70 à 80 % de leurs revenus.

Le brand content est un autre moyen de faire tourner la machine, puisque les deux sociétés concurrentes conçoivent chacune des vidéos sur mesure pour les marques qui sont sensibles au trafic massif généré par les comiques frenchies. Pour Golden Moustache, deux partenariats de ce type sont bouclés par mois en moyenne, avec des clients réguliers comme Orangina, Warner ou SFR. La revente des contenus à d’autres plateformes est une autre façon d’alimenter les caisses de ce média encore balbutiant qui connaît peu d’élus. Car rares sont les séries à faire le buzz et à tenir sur la durée. Plus rares encore sont les maisons de production qui peuvent en vivre. La Belgique fait figure de parent pauvre dans le domaine pour ne pas dire d’absent. “Il n’y a aucun portail équivalent à Studio Bagel ou Golden Moustache chez nous, même de taille modeste”, déplore Maxime Samain, responsable éditorial de digimedia.be, magazine belge en ligne consacré aux nouveaux médias. “La cible belge, c’est-à-dire francophone d’un côté, néerlandophone de l’autre, est trop petite. Elle condamne a priori toute forme de retour sur investissement. La création de web séries par la RTBF comme Typique est une volonté louable de créer une circulation entre le Net et le petit écran, mais elle résulte d’un accord de gestion de la chaîne. Pas d’une stratégie de rentabilité.”

A titre de comparaison, Typique attire une moyenne de 40.000 vues par épisode quand Suricate, le trio de Golden Moustache, en comptabilise 4 millions…

Le risque de la volatilité

Le modèle économique des deux français reste pourtant fragile et ne tient que par la force de frappe de groupes comme Canal+ et M6, pour qui la facture demeure bon marché. Le coût de fabrication de leurs épisodes formatés pour le Web — 4.000 euros en moyenne la minute — est cinq à 10 fois inférieur à celui d’une série destinée au petit écran. Une saga comme Braquo, produite par Canal+, coûte 25.000 euros par minute. Les joyeux drilles représentent un risque limité, d’autant que leurs sketches qui naissent sur la Toile, sont régulièrement exploités sur le petit écran à des heures de grande écoute. “En termes d’image, c’est une excellente opération car Canal+ donne le sentiment d’être une chaîne dynamique, en phase avec son époque, souligne Maxime Samain. Leur stratégie leur permet d’attirer un jeune public vers le petit écran qui ne jure que par Internet et qui a tendance à délaisser la télévision”. De quoi parier sur cette niche ludique dont nul ne peut prévoir l’évolution. Combien de temps durera l’engouement pour les trublions du Web ? La volatilité des internautes, toujours prêts à aller cliquer ailleurs, n’est pas le trait le plus rassurant pour les producteurs. D’un autre côté, il faudrait être aveugle pour ne pas prendre en compte les pratiques de la jeune génération en matière de consommation d’images et l’importance prise par YouTube, devenu le deuxième site le plus visité au monde. Alors autant mettre un premier pied dans la porte…

ANTOINE MORENO

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