Qui est Mohamed Ben Salmane, le mystérieux prince héritier saoudien? L’enquête de Christine Ockrent

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Mohammed ben Salman est le prince héritier de la dynastie saoudienne. La journaliste Christine Ockrent a consacré un livre à ce personnage peu connu des Occidentaux. Un prince qui est aujourd’hui fragilisé par le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi mais qui détient toujours les clés du Royaume….

Mohammed ben Salman, le prince héritier saou-dien, était peu connu du grand public jusqu’à récemment. Mais le 2 octobre, l’assassinat dans le consulat d’Istanbul de Jamal Khashoggi, journaliste saoudien exilé en 2017 parce qu’il était un farouche opposant du prince, l’a projeté sous les feux de l’actualité. Et ce meurtre, initialement nié par le régime saoudien, a méchamment écorné l’image de réformateur que le prince s’efforçait de construire.

Christine Ockrent s’était intéressée à “MBS” et au mystère qui l’entourait déjà bien avant le meurtre de Khashoggi. Elle a consacré au personnage un ouvrage (1) qui vient de paraître et débute par une scène saisissante : la ” rafle du Ritz-Carlton ” du 4 novembre 2017. Une vaste opération anti-corruption, orchestrée par MBS, au cours de laquelle des centaines de princes saoudiens, des ministres et des membres de grandes familles marchandes sont placés en résidence surveillée au Ritz-Carlton de Riyad, et leurs avoirs gelés. La plupart négocieront leur liberté en abandonnant une partie importante de leur fortune, tel le prince Al-Walid qui aurait été contraint de céder plus de 60 % de son groupe qui pèse une vingtaine de milliards de dollars.

Cette opération a assis le pouvoir du prince en affaiblissant ses plus dangereux compétiteurs. Mais il avait déjà été propulsé dans l’organigramme saoudien près de deux années auparavant, lorsque le vieux roi Salman ben Abdelaziz Al-Saoud, bousculant les usages, l’avait nommé prince héritier.

Christine Ockrent nous explique qui est ce personnage et quel rôle crucial il joue sur l’échiquier économique et politique mondial.

Profil

– Naissance en 1944 à Bruxelles

– Son père, Roger Ockrent a été chef de cabinet de Paul-Henri Spaak, puis a été nommé à l’OCDE, à Paris.

– A d’abord travaillé pour des médias américains (NBC, CBS) avant de rentrer en France et d’intégrer les médias français. Elle a notamment présenté le journal télévisé d’Antenne 2, dirigé le magazine L’Express, puis, entre 2008 et 2011, l’AEF (l’audiovisuel extérieur de la France).

– Elle anime aujourd’hui l’émission Affaires étrangères, sur la radio France Culture.

TRENDS-TENDANCES. Pourquoi faut-il un fait divers sordide pour que MBS apparaisse tout à coup sous le feu des projecteurs ?

CHRISTINE OCKRENT. Ce feuilleton est quotidiennement alimenté par les Turcs. L’assassinat de Jamal Khashoggi a été exploité par la Turquie de façon remarquable et le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui n’est pas un champion de la liberté de la presse, a eu une occasion en or à la fois pour contester à l’Arabie saoudite le leadership du monde sunnite et pour embarrasser au plus haut point le président américain Donald Trump. Et cela étant donné l’étroitesse des liens entre Washington et Riyad, et plus spécialement entre le gendre de Trump, Jared Kushner, et le prince héritier saoudien.

Mais l’histoire n’a-t-elle pas également attiré l’attention parce que Khashoggi était un personnage ?

Oui, il est tout sauf un simple journaliste. Il était proche des Frères musulmans ( confrérie sunnite considérée comme organisation terroriste par le gouvernement égyptien, la Russie, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, Ndlr). Il avait fait tout son parcours à l’intérieur du système saoudien. Il avait notamment été le conseiller du patron des renseignements saoudiens à l’époque. Il avait donc un vaste réseau politico-médiatique et il occupait à Washington un rôle important : il écrivait non seulement pour le Washington Post mais était également présent sur les plateaux de télévision. Voilà donc pourquoi il y a eu un tel embrasement par rapport à cet assassinat politique. Un assassinat que l’on doit bien sûr condamner, mais qui n’est pas l’apanage du régime saoudien. D’autres, la Chine ou la Russie de Monsieur Poutine, font exactement la même chose. Cela prouve l’importance des réseaux sociaux dans l’activation de l’information.

Qui est Mohamed Ben Salmane, le mystérieux prince héritier saoudien? L'enquête de Christine Ockrent
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Vous racontez la rafle du Ritz-Carlton, mais aussi l’arrivée “révolutionnaire” de MBS au pouvoir.

L’Arabie saoudite a connu deux révolutions et, paradoxalement, la plus importante a été effectuée par le père de MBS. Le vieux roi a décidé que le système qui constituait à se passer le pouvoir de frère en frère, comme l’avait voulu le roi fondateur, n’était plus tenable. Les princes arrivaient au pouvoir à des âges très avancés et ne possédaient plus toujours l’intégralité de leurs moyens. Une situation qui arrangeait bien les religieux, qui constituent l’autre jambe du pouvoir en Arabie saoudite.

Le vieux roi rompt donc avec l’ancien système ?

Oui. Cette première révolution a éclaté quand le père a dit : ” Je casse le système et je choisis mon fils préféré comme prince héritier “. Le prince Mohammed n’était même pas l’aîné. Mais il était celui qui, depuis l’enfance, accompagnait le roi et connaissait intimement le tissu très particulier du système, à la fois tribal et religieux. Il confie le pouvoir à ce jeune homme qui n’a jamais rien fait de ses 10 doigts et qui n’est pas occidentalisé. Les autres princes ont fréquenté de grandes universités étrangères, mais lui, il a étudié le droit à l’Université de Riyad. Or, le droit, en Arabie saoudite, c’est le Coran. Du jour au lendemain, MBS devient ministre de la Défense. Pour exister, il lance une guerre : celle du Yémen. Et il préside également la Commission de la planification économique.

Il détient donc les clés de l’économie du principal pays exportateur de pétrole. Pourquoi veut-il le réformer en profondeur ?

Il avait donné en 2016 une interview à The Economist qui avait retenu mon attention. Il y disait que le pétrole ne suffisait plus, qu’il fallait diversifier l’économie saoudienne. Et ce qui n’est pas anodin, il arrive au pouvoir à un moment où les prix du pétrole sont bas. Il y a tout à coup une récession et un mécontentement qui s’exprime notamment sur les réseaux sociaux. Car, et cela a été une découverte pour moi, les Saoudiens ne sont pas aussi riches que l’on imagine. Le PIB par habitant du pays est équivalent à celui du Portugal ou de la Slovénie. Pourquoi ? Parce qu’il y a cette vaste caste de 10.000 princes qui continue de pomper allègrement les richesses du pays. Non seulement l’argent du pétrole mais également celui généré par tout le circuit de l’économie. Les grandes familles marchandes doivent payer les princes pour développer leurs affaires. Aussi, la rafle du Ritz-Carlton a rendu ce prince très populaire. Car toute cette caste était mal considérée par la classe moyenne saoudienne qui voyait ses princes passer leur temps en pseudo dévotion et mener grand train.

Un des projets fétiches du prince, Neom, consiste à créer au nord-ouest du pays un “paradis echnologique” drainant 500 milliards de dollars d’investissement.

Quels sont les éléments de cette réforme ?

Le pays est très jeune (70 % de la population a moins de 30 ans) et cette jeunesse désoeuvrée alimente les plus gros contingents de Daech. Cette génération est une bombe à retardement. Le projet de MBS, sa ” Vision 2030 “, entend sevrer le pays de sa dépendance au pétrole et lui offrir des perspectives grandioses. Un des projets fétiches du prince, Neom, consiste à créer au nord-ouest du pays un ” paradis technologique ” drainant 500 milliards de dollars d’investissements. Il veut mettre la jeunesse au travail, en imposant de lourdes taxes aux entreprises qui n’embauchent pas assez de Saoudiens. Mais cela ne va pas de soi parce que les Saoudiens ne remplissent pas les emplois laissés vacants par le départ des étrangers. Un départ qui affecte les commerces et le marché immobilier saoudien et qui n’est pas pour rien dans le faible taux de croisssance (1,2 %) de l’économie du pays. Pour ne rien arranger, le dernier sommet économique ( le ” Davos du désert ” qui rassemble à Riyad chaque année de grands responsables politiques et économiques internationaux, Ndlr) a été assombri par l’affaire Khashoggi. Il a quand même permis à l’Arabie de signer à cette occasion des contrats pour plusieurs dizaines de milliards de dollars. Car si les Occidentaux ont partiellement boudé la manifestation, les Russes et les Chinois, qui ne s’embarrassent pas de considérations humanistes, étaient présents.

Le modèle poursuivi par MBS, ce n’est pas l’Occident ?

Non, il est hors de question, dans son esprit, que les réformes qu’il a mises en oeuvre viennent de l’Occident. Lorsque les femmes ont le droit de conduire une voiture, les militantes féministes sont arrêtées et jetées en prison deux jours plus tard, de même que les religieux qui protestent contre ces mesures sur les réseaux sociaux.

Au départ, ses mentors étaient Mohammed ben Zayed Al-Nahyan, le prince héritier et ministre de la Défense d’Abou Dhabi, ainsi que le fondateur de Singapour, Lee Kuan Yew. Deux pays qui allient une prospérité économique à une liberté politique très limitée. Mais au fil du temps, c’est le modèle chinois qui lui paraît l’exemple à suivre. Souvenez-vous, nous avons fait une erreur à peu près semblable à propos de la Chine il y a 10 ou 15 ans lorsque Deng Xiaoping a engagé ses réformes. On nous a alors dit : lorsque les Chinois auront une classe moyenne et se seront enrichis, ils voudront la démocratie. Cela ne s’est pas produit. Au contraire, ce sont nos populations, aujourd’hui, qui sont plutôt fascinées par les modèles autoritaires.

Mais les relations avec les Etats-Unis sont anciennes.

Elles ont commencé au sortir de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les négociations se sont engagées en 1945 sur le croiseur Quincy entre le président Roosevelt et le roi saoudien. Un pacte a alors été scellé et unit encore aujourd’hui les deux pays : le pétrole contre la sécurité. Et avec l’avènement de Donald Trump, même si ce n’est pas officiel, il y a eu un vrai rapprochement. Donald Trump a d’ailleurs réalisé sa première visite officielle à Riyad. Autant Barack Obama avait mis de la distance et avait des relations très fraîches avec l’Arabie saoudite, autant Donald Trump a resserré les liens. Et quand MBS, au printemps dernier, a effectué une visite de trois semaines aux Etats-Unis, ce qui l’intéressait était la Silicon Valley. Il désirait convaincre les grands groupes américains de venir investir dans son pays. Ce rapprochement entre les deux pays se traduit également par les relations très étroites entre les deux ” jeunes “, Jared Kushner, gendre de Trump, et le prince héritier. Deux jeunes qui ont d’ailleurs tenté d’élaborer une alliance stratégique pour le Moyen-Orient. ( Washington durcira sa position à l’encontre de l’Iran, et MBS fera un pas en direction d’Israël, disant dans une interview : ” Notre pays n’a pas de problème avec les juifs “, Ndlr).

(1)
(1) ” Le prince mystère de l’Arabie. Mohammed ben Salman, les mirages d’un pouvoir absolu “, éditions Robert Laffont, 288 pages, 20 euros.

Ce projet n’a pas été plus loin. Pourquoi ?

Il a donné lieu à un des deux seuls recadrages du vieux roi à l’égard du prince héritier, le roi Salman déclarant que le droit des Palestiniens restait une priorité pour le monde arabe. Il y a eu un autre recadrage. Il a concerné le groupe Aramco, la première compagnie pétrolière mondiale, pilier de la fortune du royaume. En 2016, dans son entretien à The Economist, MBS annonce son projet de mettre une petite partie du capital (5 %) en Bourse. Mais en août 2018, on apprend que le roi reporte ce projet : cette introduction en Bourse nécessite de publier des chiffres tenus secrets, une transparence qui ne s’inscrit pas dans la culture du régime. Sans compter que la loi américaine JASTA (justice contre les soutiens au terrorisme), votée en 2016, constitue un problème ( elle ferme à Aramco les portes de Wall Street car elle autorise les victimes des attentats du 11 septembre à poursuivre l’Arabie saoudite devant les tribunaux américains, Ndlr).

Quel rôle l’Arabie saoudite joue-t-elle dans la dispersion du terrorisme ?

L’idéologie de base du pays est la fusion entre le wahhabisme – c’est-à-dire une version intégriste de l’islam – et les Frères musulmans, une doctrine politique inventée par le grand-père de Tariq Ramadan en Egypte et qui n’a rien de démocratique. Ce mariage donne le salafisme, berceau idéologique commun d’Al-Qaïda et de l’Etat islamique. Mais la dynastie des Saoud est désignée assez vite par Ben Laden comme un ennemi aussi méprisable que les Américains et les juifs et les chiites. Pour Daech, c’est même encore plus net : les Saoud sont le premier ennemi. Les textes de Daesh que l’on a retrouvés sont explicites : les Al-Saoud sont des impies qui ont fait venir les étrangers sur la terre d’Islam et qu’il faut exterminer. Il y a d’ailleurs eu des attentats en Arabie saoudite. Beaucoup de Saoudiens fanatisés ont rejoint Daesh et, lors du 11 septembre, 15 des 19 terroristes étaient saoudiens, mais ce n’est pas le régime qui a créé le terrorisme. La commission américaine qui a enquêté sur le sujet n’a jamais pu trouver de lien direct entre le régime saoudien et les terroristes.

Et malgré tout, les liens restent étroits entre l’Arabie saoudite et les Etats-Unis.

La clé de tout cela est le duel entre Riyad et l’Iran et l’obsession Washington qui voit que l’Iran a tout gagné au Moyen-Orient. L’Iran contrôle la Syrie et, avec le Hezbollah, dispose pour la première fois depuis le 16e siècle, d’un accès jusqu’à la Méditerranée. L’axe chiite est une réalité, et ce n’est pas uniquement un phénomène religieux. Ce sont aussi des missiles balistiques. Voilà pourquoi aujourd’hui, même si cela paraît paradoxal, l’Arabie saoudite reste pour les Occidentaux un élément de stabilité.

Stabilité politique et économique, en détenant le robinet du pétrole, non ?

En effet. L’Arabie saoudite a encore les moyens de contrôler les prix du pétrole, grâce aussi paradoxalement, à une alliance avec Moscou, ce qui est assez nouveau également. Aussi, imaginons – ce que je ne crois pas – que l’Occident vertueux impose des sanctions à l’Arabie saoudite après l’affaire Khashoggi : l’Etat saoudien pourrait répondre en fixant le prix du baril à 150 dollars.

Le pétrole de schiste américain ne pourrait pas faire contrepoids ?

Donald Trump est le premier à demander à Riyad de maintenir les cours du pétrole aux alentours de 70 ou 80 dollars le baril. Car il existe aujourd’hui un étranglement sur le marché du pétrole de schiste, non pas tant en raison de problèmes de production que de distribution.

Aujourd’hui, même si cela paraît paradoxal, l’Arabie saoudite reste pour les Occidentaux un élément de stabilité.

Vous pensez donc que l’Union européenne ne mettra pas de sanctions en oeuvre ?

Tout d’abord, des sanctions, cela ne se décrète pas comme ça. Et l’Union européenne ne fait pas montre pour l’instant d’une grande unité. Angela Merkel a certes décrété le gel des ventes d’armes allemandes. Mais l’Allemagne vend très peu d’armes. Le Royaume-Uni qui est le premier fournisseur d’armes de l’Arabie saoudite et la France, également fournisseur important, se sont fait plus discrets, affirmant attendre d’avoir des preuves.

Il paraît également peu probable d’imposer des sanctions européennes sans sanctions américaines. En outre, l’Arabie saoudite, c’est non seulement le pétrole, mais aussi un marché potentiel important pour les entreprises européennes, lesquelles se battent avec acharnement pour conquérir ce marché. L’Arabie saoudite, c’est également un fond d’investissement qui a beaucoup de moyens et c’est aussi, on le mentionne assez peu, un pays qui finance le tiers de l’opération anti-djihad au Sahel.

Au final, quel est l’avenir de MBS après l’affaire Khashoggi. Est-il réellement fragilisé ?

C’est très difficile à dire, car MBS avait fait le ménage voici un an avec l’opération du Ritz. Mais nous avons assisté récemment à la rentrée au pays d’un des deux frères du vieux roi qui habitait à Londres. Le roi Salmane a également reconstitué autour de lui un comité des sages qui n’est composé que de membres de sa génération. Les mystères de la cour saoudienne restent épais.

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