Qui est Dominic Cummings, l’étrange gourou du Brexit et “spin doctor” de Boris Johnson ?

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Pour Dominic Cummings, conseiller spécial de Boris Johnson, la fin justifie les moyens. En 2016, le référendum en faveur du Brexit a valu des ” fake news ” et la manipulation des réseaux. La sortie coûte que coûte de l’Union vaut bien aujourd’hui une suspension du Parlement. Plongée dans la psyché d’un Machiavel moderne.

Quand, ce mardi 3 septembre, le chef de l’opposition travailliste Jeremy Corbyn se rend dans la soirée à Portcullis House, l’immeuble au bord de la Tamise qui abrite les bureaux des députés à un jet de pierre du Parlement, il sait que les hostilités sont déclenchées contre Boris Johnson à la Chambre des communes. Mais il ne s’attend pas à être, sur son passage, publiquement harangué par le plus proche conseiller du Premier ministre. ” Come on Jeremy, let’s do this election, don’t be scared ! “ ( Allez Jeremy, faisons cette élection, n’aie pas peur ! “), le provoque Dominic Cummings.

Peu habitués à de tels esclandres, les témoins croient d’abord à un touriste éméché, ou en état d’ébriété. ” Je me suis juste dit qu’un type bruyant empestant l’alcool criait après nous “, racontera sur Twitter la députée travailliste Cat Smith.

Un conseiller qui apostrophe en public un politique ? A Westminster, cela ne se fait pas. Mais le nouveau gourou de Downing Street ne fait rien comme les autres.

Un conseiller qui apostrophe en public un politique ? A Westminster, cela ne se fait pas. Mais le nouveau gourou de Downing Street ne fait rien comme les autres, et tant pis s’il déplaît. Les codes de bienséance de la vie politique britannique, il s’en contrefiche. Mieux : il est du genre à renverser la table, pour imposer ses règles. Il n’y a qu’à voir ses chemises débraillées et ses tee-shirts froissés portés sur jeans et baskets pour s’en convaincre. Il n’est pas du sérail. Et il ne craint pas de le bousculer.

L’impétueux ” spin doctor “, qui a obtenu de Boris Johnson le titre de conseiller primus inter pares, n’a pas pris plus de gants pour incendier, à l’occasion d’un coup de téléphone qui restera dans les annales, l’ex-secrétaire d’Etat aux Affaires conservateur, Greg Clark, qui s’oppose à un Brexit sans accord. ” Vous les députés tories, il faut que vous fassiez rentrer dans votre putain de tête que nous quittons l’Union le 31 octobre “, lui aurait-il hurlé.

Même violence pour congédier fin août Sonia Khan, la jeune porte-parole du ministre des Finances Sajid Javid. Sans même en informer ce dernier, il la convoque dans son bureau pour un entretien musclé, où il l’accuse d’avoir eu des contacts téléphoniques avec son ancien patron, l’ex-chancelier de l’Echiquier Philip Hammond, comme Greg Clark opposé à un no deal. Elle nie. Il lui confisque ses deux téléphones portables. Met fin avec effet immédiat à son contrat de travail. Et la fait reconduire jusqu’à l’entrée de Downing Street flanquée d’un policier en armes. ” A côté de Dominic Cummings, qui joue le rôle du méchant, Boris Johnson apparaît presque comme bienveillant “, s’amuse Andrew Gimson, commentateur pour le blog ConservativeHome et auteur d’une biographie du Premier ministre.

Stratégie à la hussarde

A 47 ans, le conseiller plus puissant que les ministres a attiré sur lui, ces dernières semaines, une lumière peu habituelle pour ce qu’il est convenu d’appeler un homme de l’ombre. Il a alimenté les discussions au restaurant des députés, et trusté les unes des journaux. Il a beaucoup entretenu la peur, peu suscité l’admiration, surtout nourri la colère parmi les députés, conservateurs en tête. Ils lui reprochent sa stratégie à la hussarde, qui menace leur parti d’implosion, oppose le Parlement au peuple, et pousse le pays au chaos.

Ils le rendent directement responsable de la suspension du Parlement annoncée fin août par Boris Johnson (puis annulée le 24 septembre par la Cour suprême qui l’a jugée illégale). Ils l’accusent d’être l’auteur de la purge dont ont été victimes les 21 députés conservateurs qui ont osé voter la loi anti- no deal. Bref, ils s’agacent de ce deus ex machina qui n’a même pas sa carte du parti, mais se croit tout permis.

Cummings en fait-il trop ? ” Habituellement, les conseillers conseillent et les ministres décident “, lance Margot James, l’une des rebelles du parti, à un Boris Johnson sur la défensive dès sa première séance de questions au gouvernement. L’ex-Premier ministre John Major profitera d’un discours, quelques jours plus tard, pour demander que le conseiller soit viré, et le plus tôt sera le mieux.

“Finir le job”

Si Dominic Cummings peut actuellement tout se permettre, c’est parce qu’il a obtenu carte blanche de Boris Johnson. En le rappelant à ses côtés, le nouveau Premier ministre a reconstitué une ligue dissoute, ou plutôt reformé une dream team. Celle qui en 2016 a fait gagner le camp du Leave au référendum sur le Brexit. Dans ses Mémoires, récemment en prépublication dans le Sunday Times, un autre ancien Premier ministre, David Cameron, celui par qui le référendum sur le Brexit est arrivé, accuse le ” bilieux Cummings ” d’avoir ” instillé son poison ” à l’oreille de Michael Gove, à l’époque ministre de l’Education, pour qu’il devienne, avec Boris Johnson, l’inattendu porte-parole de la sortie du Royaume-Uni de l’Europe.

La victoire sera mise largement au crédit de Dominic Cummings, fondateur du mouvement Vote Leave, qui était alors le directeur de la campagne et son stratège en chef. Mais une victoire incomplète, qui reste à confirmer. Le conseiller, auquel le comédien Benedict Cumberbatch ( Sherlock Holmes, The Imitation Game, etc.) a prêté ses traits dans un récent téléfilm, souhaite tant ” finir le job ” d’ici fin octobre qu’il a décidé de repousser à novembre une opération chirurgicale… qu’il a promise à sa femme, la directrice adjointe de l’hebdomadaire The Spectator, Mary Wakefield !

Pour les anti-Brexit Dominic Cummings est un vrai démon....
Pour les anti-Brexit Dominic Cummings est un vrai démon….© AFP

Très proche du Premier ministre

Cummings et Johnson se connaissent bien. Ils ont souvent dîné ou trinqué ensemble, depuis que cette fille de baronnet les a présentés. ” Ils ont le même type de mentalité, explique Andrew Gimson. La même audace, la même façon de surprendre leurs adversaires par des manoeuvres inopinées. ” On a moqué, ces derniers jours, la belle stratégie du conseiller, au motif qu’elle n’a pour l’instant apporté au Premier ministre qu’une série de défaites à la Chambre des communes. ” Croyez-vous que Dominic Cummings tienne son livre de stratégie à l’envers ? ” demande depuis son canapé une femme à son mari, dans un dessin de Matt publié par le Telegraph.

Face à cette série noire, on les a même dits en froid. ” Je ne le crois pas du tout, estime Andrew Gimson. Dans un moment aussi tendu, Boris Johnson a besoin de quelqu’un comme Dominic Cummings. L’ambiance à Downing Street n’est pas aussi morose qu’on le dit. Ils sont toujours sûrs de leur fait. ”

Cummings est un homme de convictions, un vrai. Son europhobie est à la fois ancienne et profonde. Certes, après de brillantes études d’histoire à l’Exeter College d’Oxford, où il se fait remarquer par son esprit, sa capacité à argumenter et son goût pour la compétition, ce fils d’un ingénieur de plateforme pétrolière et d’une institutrice spécialisée, né à Durham dans le nord de l’Angleterre, part d’abord trois ans en Russie, dans les années 1990, monter une compagnie aérienne qui ne décollera pas.

Mais une fois rentré à Londres, il prend, dès le tournant des années 2000, la direction de la campagne Business for Sterling, qui vise à empêcher Tony Blair d’intégrer l’euro. Il déteste le leader du Brexit Party, Nigel Farage, qu’il décrit comme un idiot ; il raille l’ex-ministre du Brexit David Davis, ce ” larbin parfait “, ” épais comme un clou, paresseux comme un crapaud et vaniteux comme Narcisse ” et il exècre l’European Research Group (ERG), ce groupe de 80 députés tories et Brexiters, des ” pirates ” qui, à ses yeux, ” devraient être traités comme une tumeur métastasée et exclus du corps politique “.

Mais faire sortir son pays de l’Union européenne est pour lui une véritable croisade. Une obsession telle que, selon le site Politico, il a fait installer à Downing Street une horloge affichant le compte à rebours d’ici au 31 octobre. Son autre obsession, qu’il expose à longueur de billets de blog ou de tribunes dans le Spectator : une haine viscérale envers les méthodes de travail de l’administration. Il l’aurait conçue pendant les années 2010 à 2014, quand il était conseiller spécial de Michael Gove à l’Education, dont il est resté très proche. Son dégoût est si grand qu’il se mettra à rêver pour les fonctionnaires d’une réforme aussi drastique… que celle des mineurs sous Margaret Thatcher.

Passionné de tactique politique et militaire

Ces idées pourraient n’être que les marottes d’un simple théoricien, si Dominic Cummings n’était aussi un homme d’action. ” Je ne crois pas qu’il soit obsessionnel, mais il est incroyablement déterminé “, a dit de lui Michael Hart, un de ses anciens profs d’histoire. Cummings a déjà démontré, sur le Brexit, toute l’efficacité dont il est capable pour faire avancer sa cause. Avec du talent, mais sans aucun état d’âme, car c’est peu dire qu’à ses yeux la fin justifie toujours les moyens. Cummings, c’est d’abord l’homme du ” Let’s take Back Control “, l’auteur génial du slogan qui a fait mouche au référendum sur le Brexit de juin 2016.

Dominic Cummings aurait fait installer à Downing Street une horloge affichant le compte à rebours d’ici au 31 octobre, date du Brexit.

C’est aussi le visionnaire qui réinvente le porte-à-porte à l’heure du numérique, l’homme des algorithmes et des campagnes ciblées sur les réseaux sociaux. Il puise allégrement dans les données de la sulfureuse firme de consultants Cambridge Analytica pour sonder les coeurs des électeurs à leur insu. Il imagine des logiciels qui permettent de classer chaque rue du Royaume-Uni en fonction de ses chances de voter Leave.

Il dépense 750.000 livres sur les quatre derniers jours de la campagne pour adresser 1,5 million de messages publicitaires sur Facebook aux 7 millions d’électeurs identifiés comme indécis. Un moment, de son propre aveu, crucial qui fera sans doute pencher la balance en faveur du Leave.

L’homme est un passionné de tactique, politique autant que militaire, un cerveau qui garde toujours un coup d’avance. Admirateur du ” génie diabolique ” de Bismarck, ” car il était seulement intéressé par la victoire, pas par la cohérence “, il a pour livre de chevet L’art de la guerre de Sun Tzu et se passionne pour l’ OODA loop, une séquence développée par l’ex-pilote de chasse américain John Boyd ( Observe, Orient, Design and Act) destinée à garder toujours un temps d’avance sur ses adversaires, en intégrant sans cesse de l’information et en l’utilisant.

Tous les vendredis, pendant la campagne du Leave, il réunit ainsi ses équipes autour d’une bière avec pour mot d’ordre d’appliquer l’ OODA loop au camp d’en face. L’objectif : inventer des fausses rumeurs et concocter des affaires qui permettront au Leave de faire la course en tête dans la presse pendant tout le week-end. Qu’importe, en effet, s’il faut prendre des libertés avec la vérité. L’important est avant tout de marquer les esprits.

Durant la campagne pré-référendum en mai 2016, Boris Johnson, alors maire de Londres, est en déplacement dans le Yorkshire pour le camp du
Durant la campagne pré-référendum en mai 2016, Boris Johnson, alors maire de Londres, est en déplacement dans le Yorkshire pour le camp du “Leave”. Le slogan ” Let’s Take Back Control ” est signé Dominic Cummings.© ZUMAPRESS.com

Un “psychopathe de carrière”

Fort d’une telle recette, le spin doctor fabrique, en 2016, la plus célèbre fake news de la vie politique britannique : le Royaume-Uni verserait chaque semaine 350 millions de livres à l’Union européenne, que le Brexit permettrait d’utiliser pour financer le système de santé britannique, le sacro-saint NHS. Placardée sur un bus rouge qui sillonne le pays et répétée ad nauseam par Boris Johnson, la petite musique reste dans les têtes. Sauf que tout est faux : Londres n’a versé que 135 millions par semaine en moyenne, entre 2010 et 2014, rectifie Bruxelles. En vain.

Une commission parlementaire enquêtant sur les fake news le convoque ? Il lui répond d'” aller se faire voir “, sans se soucier d’être alors reconnu coupable d'” outrage au Parlement “. Il n’hésite pas non plus à dépasser le plafond de dépenses autorisées et à s’allier en secret à une autre campagne pro- Leave, au mépris du code électoral. Et tant pis si cela vaut, en juillet 2018, une amende à son mouvement Vote Leave. Celui que David Cameron qualifiait de ” psychopathe de carrière ” réussira-t-il à concrétiser ses rêves de Brexit sans envoyer pour autant l’économie britannique dans le mur ? Parviendra-t-il à moderniser le paysage politique outre-Manche sans démanteler au passage le parti conservateur ?

La vie politique est pleine de prétendus génies qui ont raté leur sortie. Le franc-parler de Dominic Cummings pourrait s’avérer contre-productif, comme lorsqu’il qualifia de bidon ( sham), selon le Telegraph, les discussions de Boris Johnson avec Bruxelles. Quant à son audace, elle pourrait finalement être taxée d’inconscience. Mais si, malgré tous les vents contraires, il réussissait à mettre en oeuvre le Brexit, et permettait à Johnson d’en récolter les fruits, le conseiller de l’ombre aurait devant lui un boulevard pour réformer à sa façon le pays, pour le meilleur ou pour le pire…

Par Alexandre Counis.

Trois célèbres “spin doctors” d’outre-Manche

Steve Hilton
Steve Hilton© ZUMAPRESS.com

Steve Hilton

Ce fils d’immigrés hongrois a conseillé David Cameron lorsqu’il était à Downing Street. On lui doit notamment la campagne New Labour, New Danger, montrant Tony Blair avec des yeux démoniaques, qui lui vaudra un prix publicitaire, mais qui n’empêchera pas les conservateurs d’essuyer, aux législatives de 1997, leur pire défaite depuis un demi-siècle. C’est aussi lui qui voulait faire éclater les nuages pour modifier la météo. D’où un surnom autour du blue-sky thinking (principe de brainstorming libre, ou pensée vagabonde). Il travaille à présent sur la chaîne Fox News.

Bernard Ingham
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Bernard Ingham

Il a été conseiller de Margaret Thatcher pour la presse de 1979 à 1990. Distillant les briefings en off auprès des journalistes, il joue au spin doctor avant même que le terme ne soit inventé. Il est aussi l’auteur de coups tordus contre des ministres.

Alastair Campbell
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Alastair Campbell

C’est le spin doctor par excellence, resté dans les mémoires pour avoir conseillé Tony Blair à Downing Street de 1997 à 2003. Auteur de la formule ” princesse du peuple ” lors de la mort de Diana, il est surtout l’architecte de la stratégie du New Labour, consistant à récupérer les thèmes de prédilection des conservateurs. Une autre de ses trouvailles fut le Cool Britannia, symbole du renouveau des années Blair. Mais il est aussi responsable de la présentation du dossier irakien qui vaut encore aujourd’hui à Blair d’être considéré par les Britanniques comme un menteur.

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