Quand Trichet, Rocard, Lamy analysent les “malfaçons” de l’Europe

Pascal Lamy © Reuters

Jean-Claude Trichet (ancien président de la BCE), Michel Rocard (ancien député européen) et Pascal Lamy (ancien directeur général de l’OMC) ont, à divers titres, oeuvré à la construction de l’Europe. Ils en analysent les “malfaçons” et proposent des pistes pour consolider l’édifice.

Quels sont les dysfonctionnements de l’Europe qui ont été révélés par la crise grecque ?

JEAN-CLAUDE TRICHET. Nous venons de vivre un nouvel épisode suraigu de la crise grecque. Cette crise des dettes souveraines dans la zone euro a débuté fin 2009. Elle a connu un premier épisode dramatique en mai 2010, un en août 2011, et enfin un autre mi-2012. La Grèce n’a pas été la seule à être touchée par cette crise des dettes souveraines. L’Irlande et le Portugal ont été touchés avec elle en 2010, puis l’Espagne et l’Italie en 2011 et 2012. Pourquoi l’Europe et en particulier la zone euro ont-elles été l’épicentre de la crise des risques souverains ? Parce qu’il y a eu des défaillances graves de gestion économique et budgétaire de la zone euro depuis sa création. Lorsque la crise financière a frappé l’ensemble des pays avancés, la zone euro consolidée était dans une meilleure situation d’ensemble que les Etats-Unis, le Japon ou le Royaume-Uni, s’agissant du solde des paiements courants de la dette ou du déficit public rapporté au PIB. Mais cette situation d’ensemble dissimulait de fortes divergences entre les pays à cause de très grandes négligences dans la conduite de la gouvernance économique et budgétaire de la zone euro. Nous nous sommes retrouvés avec, à la fois, les meilleures signatures et les plus mauvaises au sein des pays du monde avancé. Trois raisons essentielles expliquent cette divergence. Premièrement, nous n’avons jamais respecté sérieusement le pacte de stabilité et de croissance. En 2003, les grands pays de l’Europe — Allemagne, France et Italie — ont refusé de se l’appliquer à eux-mêmes. Ils ont donc été complices dans l’affaiblissement considérable de ce pacte. Deuxième raison, nous n’avons pas eu, dès la création de la monnaie unique, une surveillance attentive des évolutions des compétitivités relatives au sein de la zone euro. Or certaines économies perdaient leur compétitivité, alors que d’autres la renforçaient. La perte de compétitivité de la Grèce de janvier 1999 à fin 2009 a été colossale : les salaires des fonctionnaires grecs ont augmenté sur cette période de 117 %, soit trois fois plus que ceux des fonctionnaires de la zone euro, en moyenne et sur la même période (36 %). Des écarts analogues étaient observés dans le secteur privé. Dernière grande raison pour expliquer les difficultés de la gouvernance de la zone euro : les réticences de plusieurs de ses membres à approfondir les réformes structurelles et à achever le marché unique.

Jean-Claude Trichet
Jean-Claude Trichet© Reuters

MICHEL ROCARD. La crise grecque révèle un dysfonctionnement permanent de l’Europe, identifiable dans le fonctionnement de l’euro comme dans les autres domaines : l’absence de commandement. Les deux mots “Europe” et “commandement” ne sont jamais associés. Pourquoi ? Parce que la prééminence des souverainetés nationales a toujours été préservée. Le manque de pouvoir s’est même aggravé avec le temps. Souvenez-vous des débuts de l’Europe : la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), avec six pays membres, était dirigée par une haute autorité, qui avait le droit d’envoyer des ambassadeurs dans le monde entier, et qui fonctionnait à la majorité. L’unanimité n’était nécessaire que pour faire entrer de nouveaux membres ! Après la CECA, c’est l’Europe de l’atome et celle de l’union douanière qui ont été pérennisées. Sauf que leur organe de direction n’était déjà plus une haute autorité mais une commission, dont les décisions se prenaient à l’unanimité pour l’essentiel. Puis l’Europe s’est élargie sans s’approfondir, en se limitant à l’économie et aux finances — fiscalité et droit de la représentation sociale continuant d’exiger l’unanimité, c’est-à-dire restant paralysés — alors que les affaires étrangères et la justice étaient essentielles. Et toujours avec cette faiblesse des présidences semestrielles tournantes. La question du pouvoir a été discutée en 1991 au Conseil européen de Luxembourg. Pour créer une Europe de la justice et des affaires internationales, il aurait fallu adopter le processus communautaire, auquel l’Allemagne et huit autres pays étaient favorables. Mais la Grande-Bretagne et le Danemark ont voulu conserver le dialogue intergouvernemental. La France s’est abstenue. Quelle honte ! L’Allemagne y a vu, avec raison, une trahison et en a été démotivée. Ce fut la première mort de l’Europe politique et d’un vrai pouvoir européen. Aujourd’hui, l’aggravation de la violence dans le monde domine toute autre préoccupation. Or l’Europe, qui est notre condition de survie, n’est pas là, ne s’exprime pas, ne se bat pas !

PASCAL LAMY. Jacques Delors a dit de l’Union économique et monétaire : “Nous marchons avec une grosse jambe monétaire et une petite jambe économique”. Et ce déséquilibre, contenu dans le traité de Maastricht, apparaît aujourd’hui au grand jour. Déjà en 2004, le président Jacques Chirac et le chancelier allemand Gerhard Schröder piétinèrent le pacte de stabilité qui était une discipline budgétaire destinée à produire la convergence. Les institutions non fédérales montrent leur fragilité, les institutions fédérales comme la BCE prouvent au contraire leur robustesse. Cette discordance est riche d’enseignement : pour rétablir l’équilibre entre la nécessaire responsabilité et la demande de solidarité des Etats membres, pour mettre au diapason l’intégration de fait et l’intégration de droit, il faudra renforcer des structures fédérales.

Comment expliquez-vous le paradoxe de l’euro : une monnaie robuste sur le marché des changes, et une monnaie fragile sur le plan politique ?

JEAN-CLAUDE TRICHET. Je ne suis pas d’accord avec vous sur ce paradoxe. L’euro, en tant que monnaie, n’est fragile ni sur le marché des changes, ni sur le plan politique. C’est l’intégrité de la zone euro qui est apparue mise en cause, en particulier avec le cas de la Grèce. Mais nous venons de traverser l’épreuve de la crise financière la plus grave au sein des pays avancés depuis la Seconde Guerre mondiale, et peut-être même depuis la Première. La zone euro comportait 15 membres en septembre 2008, au moment de la faillite de Lehman Brothers. Les 15 membres sont toujours là, y compris la Grèce. Et quatre nouveaux pays — Slovaquie, Estonie, Lettonie, Lituanie — sont entrés dans la zone. Que voulez-vous de plus pour démontrer la résilience de la zone euro dans la crise ? Cela dit, le succès de la zone euro, dans une perspective de long terme, se mesurera à l’aune de la disparation du chômage de masse qui persiste dans certaines économies.

Michel Rocard
Michel Rocard© REUTERS

MICHEL ROCARD. Il n’est pas étonnant que l’euro soit robuste sur le marché des changes : nous sommes la première puissance commerciale du monde ! Il est fragile cependant, comme tout le système financier mondial, depuis la décision du président Nixon de suspendre la convertibilité du dollar en or, en août 1971 : il a renvoyé le monde à des crises financières périodiques, alors qu’elles avaient disparu depuis 1934. Une vraie litanie : crise du SME en 1982, crise asiatique de 1997, crise russe en 1998, explosion de la bulle Internet en 2000, crise des subprimes, crise de l’euro entre 2006 et 2008, etc.

PASCAL LAMY. Cet apparent paradoxe tient à la différence entre le monétaire et le politique. Sur le marché des changes, l’euro montre sa fermeté. Normal : l’investisseur voit dans l’euro une devise assise sur des excédents commerciaux et bâtie sur la matrice idéologique d’une monnaie forte, stable et sans inflation. D’ailleurs, si les citoyens réticents à plus d’intégration politique se montrent si attachés à l’euro, c’est bien parce qu’il a garanti depuis ses débuts le pouvoir d’achat de ses utilisateurs. En revanche, quand un investisseur mise dans des obligations souveraines en euros, il fait la différence selon l’Etat émetteur et scrute les caractéristiques de sa politique économique : son système fiscal, ses dépenses publiques, sa compétitivité… Cette différence de traitement résume le problème européen.

Si c’était à refaire (traité, critères de convergence, gouvernance de la BCE, etc.), que faudrait-il faire autrement ?

JEAN-CLAUDE TRICHET. La zone euro n’a cessé de s’adapter depuis le déclenchement de la crise. Elle a renforcé le pacte de stabilité et de croissance, a créé un nouveau traité à cette fin et a adopté un second pilier de gouvernance économique : le suivi des grands déséquilibres et des indicateurs de compétitivité. C’est ce second pilier que nous aurions dû mettre en place dès la naissance de l’euro ; nous aurions aussi dû avoir une vision plus claire de la nécessité de l’Union bancaire et financière.

MICHEL ROCARD. Le fonctionnement de l’euro a été négocié avec des pays qui savaient qu’ils n’en feraient pas partie, les Anglais en particulier ! De peur de voir l’Europe devenir une entité politique puissante, ils ont fait en sorte de ne pas donner à la Banque centrale la capacité d’intervenir sans limite pour sauver une monnaie en crise, ni celle de financer directement les Etats. L’euro n’a donc pas été doté d’un vrai commandement lui permettant de traiter une crise sans limite. Heureusement, Mario Draghi a osé dépasser ses statuts, tout dernièrement encore, pour sauver la Grèce, donc l’euro. Car la Grèce, qui ne représente que 2 % du PIB européen, pouvait servir de détonateur à une énième crise financière mondiale…

PASCAL LAMY. Nous avons poursuivi le raisonnement des pères fondateurs, Jean Monnet et Robert Schuman, selon lesquels les solidarités de fait entre les Etats allaient être la source de l’union politique. Cette chimie économico-institutionnelle, nous l’avons surestimée. Nous avons pensé que d’un homo economicus plus satisfait allait émerger naturellement un citoyen européen disposé à accepter des transferts de souveraineté pour préserver son mode de vie. Or le soutien des Européens à l’UE a fondu de moitié depuis la crise économique. Le primat de la logique politique locale sur la légitimité politique européenne demeure. Est-ce définitif ? Non. Toute légitimité comporte un mix de narratif et de résultat. Or le narratif européen s’est construit négativement. Pour faire simple, le mot d’ordre était “Plus jamais de guerre entre nous”. Les Européens ont réussi ce pari, mais ce récit-là ne prend plus auprès des jeunes générations. Nous aurions dû travailler plus tôt à un narratif positif. Mais personne aujourd’hui dans les institutions communautaires comme dans les Etats membres ne semble vouloir vraiment s’atteler à une telle tâche.

Pouvez-vous nous donner une idée réalisable pour améliorer le fonctionnement de l’Europe ou celui de la zone euro ?

JEAN-CLAUDE TRICHET. Nous devons avoir le courage de renforcer la légitimité démocratique de la gouvernance en mettant sur pied ce que j’appelle une “fédération économique et budgétaire par exception”. Lorsque les membres de la zone euro sont confrontés à une collision de légitimité démocratique — ce qui s’est passé en Grèce avec le non au référendum – alors le pays en grave désaccord devrait pouvoir demander l’arbitrage du Parlement européen restreint aux pays de la zone euro. De sorte qu’on aurait une décision exécutoire incontestable, au lieu d’avoir une succession de rencontres de la dernière chance. Le principe de subsidiarité serait respecté, puisque cette décision du Parlement européen n’interviendrait que dans des cas extrêmes. Et le principe démocratique serait réaffirmé solennellement, puisque les représentants des peuples des 19 démocraties décideraient en dernière analyse.

MICHEL ROCARD. Deux mesures vitales doivent être prises tout de suite : supprimer l’unanimité pour les décisions budgétaires et financières et faire sortir les Anglais. S’ils ne veulent pas accepter la construction d’une Europe unie, ils doivent partir ! Oui, je suis malpoli, et je veux l’être. Je suis en colère contre mes collègues, trop prudents, trop coincés et trop hypocrites, par courtoisie, sur ce sujet. Il n’y a plus de grande voix française. Et l’Europe meurt de trop de politesse mensongère.

PASCAL LAMY. La légitimité fédérale en Europe demeure faible comparée à des pays fédéraux comme les Etats-Unis, le Canada ou l’Allemagne. Mais la solution pour la renforcer ne passe pas seulement par les institutions. Au lieu du top-down institutionnel (raisonnement de haut en bas), mieux vaut pour le moment le bottom-up tangible (de bas en haut) : le projet d’impôt unique sur les sociétés, l’Erasmus de l’apprentissage, le plan Juncker pour les investissements, vont dans ce sens. L’intégration européenne se légitimera dans la période actuelle par les résultats concrets et palpables. Il reste d’autres chantiers à ouvrir, et il revient au couple franco-allemand de prendre des initiatives en ce sens.

PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCK DEDIEU, CHRISTINE KERDELLANT ET BÉATRICE MATHIEU

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