Quand l’économie “déconne”

JACQUES GÉNÉREUX La microéconomie développe de jolis modèles mathématiques, mais qui sont basés sur des hypothèses qui n'ont rien à voir avec la réalité. © Belga

Il y a beaucoup d’ouvrages pour décrire les erreurs économiques mais peu pour expliquer pourquoi elles persistent. Pour le professeur à Sciences Po Jacques Généreux, c’est parce que sous le coup de la peur ou du stress, nous sommes amenés à ne plus réfléchir.

Jacques Généreux déconstruit avec patience le Lego de nos clichés. Cet économiste français enseigne depuis 35 ans à Paris à Sciences Po, une institution qui est membre du club fermé des grandes écoles de l’Hexagone. C’est aussi le conseiller économique de Jean-Luc Mélenchon, le candidat du mouvement de gauche “La France insoumise” aux prochaines élections présidentielles françaises.

Son dernier livre, La Déconnomie (1) (autrement dit, pourquoi nos politiques économiques “déconnent” si souvent), n’est pas un ouvrage politique, se défend-il. “Le but de ce livre n’est pas d’appeler à voter pour tel ou tel, poursuit-il. Il est de comprendre pourquoi, dans le débat public, la bêtise est une partie du problème.”

C’est donc un livre “citoyen”, un outil pour nous inviter à réfléchir correctement aux questions économiques qui nous travaillent et à la raison pour laquelle nous avons accumulé les bêtises ces derniers temps, poussant l’Europe dans une politique d’austérité mortifère, administrant année après année à la Grèce une imbuvable potion qui a eu pour résultat d’abaisser le PIB du pays de 25 %, poussant le chômage dans la plus grande partie de la zone euro, laissant se développer des marchés financiers “foldingues”, etc.

Pourquoi s’entêter dans ces mauvaises décisions ? Il y a plusieurs réponses possibles, énumère Jacques Généreux. “On peut considérer que si nous menons des politiques parfois absurdes, c’est parce qu’elles servent les intérêts de quelques-uns. On peut aussi estimer que nos élites mènent ces politiques parce qu’elles sont convaincues que ce sont les meilleures possibles ou qu’il n’est pas possible d’en changer.” Les gouvernements ne pourraient rien faire contre le chômage de masse, les inégalités, les émissions des gaz à effet de serre ou la multiplication des crises financières. L’impuissance du politique ? Cela ne tient pas. Qui a construit le cadre systémique qui contraint l’action des gouvernements, qui a dérégulé la finance ce qui a conduit à des crises à répétition depuis 30 ans, qui a décidé que les Européens s’adonneraient entre eux au dumping social, à la concurrence fiscale plutôt qu’à la coopération solidaire ? Qui a transformé les dettes des spéculateurs défaillants en dettes des contribuables ?

La raison de ces erreurs persistantes, pour le professeur de Sciences Po, est que nous sommes programmés, nous les humains, pour être des “cons intelligents”.

Notre cerveau n’est pas fait pour penser

“Les erreurs économiques n’ont rien de surprenant, observe-t-il. Notre cerveau spontanément n’est pas fait pour penser des questions politiques complexes, mais résoudre les problèmes individuels que nous avons pour nous protéger, nous reproduire, défendre notre statut dans la compétition sociale. C’est à cela que sert notre pensée réflexe qui se met en place spontanément et si nous ne sommes pas prévenus, nous ne pouvons pas lutter contre elle.”

Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, a étudié ce paradoxe qui veut que notre cerveau ne soit pas bâti en premier lieu pour réfléchir à des problèmes complexes. Il explique que notre comportement humain est régi par deux systèmes. Un système de réaction immédiate, intuitif qui commande nos réactions face aux dangers, le système 1. Et un système plus calculateur, plus rationnel, qui commande nos actions à plus long terme, le système 2. Et le système 1 est celui qui a tendance à s’activer spontanément.

“Quand vous devez traverser la rue sans vous faire écraser, comprendre les lois de l’urbanisme et celle du moteur à explosion ne vous sert à rien. Il faut la bonne réaction instinctive, explique Jacques Généreux. Quand nous sommes dans une réunion d’amis, entre gens qui ne sont pas des rivaux, nous sommes capables d’une grande intelligence et d’élever le débat, poursuit-il. De même, à travers la lecture, nous pouvons avoir le goût de comprendre des phénomènes complexes. Mais dès que nous sommes au volant d’une voiture, nous nous comportons souvent comme des bêtes.”

Cette prégnance de la réaction immédiate, instinctive nous amène aussi à développer des “biais cognitifs”, des modes de pensée : nous sommes ainsi amenés à imaginer des dangers même quand il n’y en a pas, à expliquer les phénomènes en fonction d’un individu ou d’une chose plutôt que d’envisager des processus complexes, à déceler derrière chaque action une finalité ou une intention, à éliminer au plus vite le stress qui proviendrait d’une contradiction entre la réalité et notre façon de penser, et pour cela, à trouver des arguments pour conforter notre point de vue plutôt que réfléchir à en changer… C’est aussi pour cela que nous développons une grande aversion à la perte : “au lieu d’arrêter les frais, nous préférons perdre encore plus de temps et d’argent pour nous épargner la douloureuse reconnaissance de notre échec”, commente Jacques Généreux. Voilà qui pourrait expliquer pourquoi l’Europe s’est entêtée à vouloir d’abord résoudre son problème d’endettement.

La science “déconnomique”

C’est pour les mêmes raisons que l’on persiste à se baser, pour conduire nos politiques publiques, sur des fondements économiques biaisés sinon totalement faux. Ce sont ceux développés par le courant dominant de l’économie : celui qui découle de la théorie de l’équilibre général et de l’économie industrielle, qui étudient les comportements des acteurs économiques dans des marchés plus ou moins parfaits, tel par exemple le prix Nobel d’économie Jean Tirole.

La microéconomie développe de jolis modèles mathématiques, mais qui sont basés sur des hypothèses qui n’ont rien à voir avec la réalité. Car dans le réel, les agents économiques ne sont pas rationnels ; il n’existe pas de loi de l’offre et de la demande ; il n’y a pratiquement pas de marché, et s’il y en a, ils ne peuvent pas atteindre l’équilibre, et si jamais ils l’atteignent, il y a vraiment peu de chance que cet équilibre très temporaire constitue un optimum pour les divers agents économiques.

“Tous ces économistes du courant dominant travaillent sur la microéconomie, les incitations individuelles, explique Jacques Généreux. Ils ne s’intéressent pas aux problèmes d’interactions globales entre les individus. Mais ils s’autorisent néanmoins à intervenir sur ce sujet. Le prix Nobel d’économie Jean Tirole, qui est un esprit brillant, dit cependant des choses stupides. A quoi cela sert d’être prix Nobel d’économie si c’est pour, 80 ans après Churchill répéter les mêmes âneries sur le fait que face à notre situation de chômage chronique, la seule solution est de baisser le coût du travail, de pouvoir licencier plus facilement, de maintenir l’équilibre budgétaire et de considérer les politiques keynésiennes (de relance de l’économie par les dépenses publiques, Ndlr) comme sans importance ?”

L’économie de marché n’existe pas

Se laisser emprisonner par nos réflexes et nos intuitions premières est donc une source d’erreur. Mais ce n’est pas la seule. “Un des moyens qui permet d’anesthésier la réflexion consiste aussi à employer des termes vagues, généraux, lénifiants, aux connotations neutres ou sympathiques et qui opèrent une manipulation, poursuit Jacques Généreux. Une idée abstraite, détachée de toute émotion, une idée sans affect ne peut pas nous convaincre, que cette idée soit vraie ou fausse, poursuit-il. Une idée vraie ne peut l’emporter que si l’émotion qu’elle véhicule l’emporte sur les émotions attachées aux contre-vérités qu’elle combat.”

Ainsi en est-il de la notion d’économie de marché. “Les gens croient que nous vivons dans une économie mondialisée de marché, note l’économiste. Le marché est l’endroit sympathique où l’on va faire nos courses. Pour moi, il évoque le marché Forville à Cannes, avec son parfum de lavande. Les gens sont là pour faire des affaires, mais c’est la concurrence qui n’a rien de sauvage entre un ensemble de petits producteurs artisans qui vendent leurs produits. C’est une économie où les gens discutent entre eux pour réaliser des échanges profitables aux deux parties. Qui pourrait être contre ce marché-là ? Mais voilà, le seul marché qui existe sont les Bourses de matières premières et de produits financiers pour les professionnels, qui centralisent les offres et les demandes et affichent un prix d’équilibre qui satisfait tout le monde, et ces ‘marchés’ sur certaines places de nos villes ou villages. Notre système économique, ce n’est pas des gens sympathiques qui discutent librement et fixent des prix par rapport aux concurrents qui sont à côté d’eux. La plupart des secteurs économiques sont largement dominés par des grands groupes, qui se trouvent en situation d’oligopole.”

Nous ne sommes ni dans un capitalisme familial, ni dans un capitalisme industriel, mais dans ce qui s’appelle le capitalisme actionnarial ou le capitalisme financier. C’est un système commandé par ceux qui gèrent le capital, les gros actionnaires. Ils détiennent un pouvoir qui prime sur les autres acteurs : ils fixent les prix, mais ils peuvent aussi infléchir dans la société des politiques commerciales, sociales fiscales qui sont à leur avantage. Dans ce capitalisme financiarisé, les gros actionnaires détiennent un pouvoir exorbitant, celui d’exiger la maximisation des rendements à un niveau insoutenable à long terme et pour l’entreprise et pour la société. Et ils sont capables de faire passer cette finalité au-dessus de toutes les autres : l’emploi, la prospérité du pays, l’environnement.

“Nous sommes angoissés, nous avons tous peur. Mais c’est le moment pour réfléchir, conclut Jacques Généreux. Prenons le temps de penser, étudions, donnons à la génération qui vient le goût de la lecture, du débat, de la connaissance. Si nous ne le faisons pas, je suis pessimiste. Une pensée-réflexe, des choix politiques réalisés sous le coup de l’humeur, tout cela amène des réactions violentes, désordonnées, ségrégatives, qui peuvent déboucher sur un état de repli nationaliste, de stigmatisation de l’extérieur ou de l’étranger vu comme étant la cause de tous nos maux. Cela peut déboucher sur un état de quasi guerre civile. Et en Europe nous sommes bien placés pour savoir où cela conduit.”

(1) Jacques Généreux, “La Déconnomie”, Seuil, 415 pages, 19,50 euros

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