Pourquoi nos dirigeants gèrent-ils l’Etat comme des amateurs ?

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La saga des comptes-titres a relancé le procès en amateurisme à l’égard du gouvernement Michel. Le réquisitoire mérite toutefois quelques nuances et les plaidoiries de la défense ne sont pas dénuées de pertinence.

Vous vous souvenez de cette affaire des 750 millions d’euros ? La législature avait commencé par là : une erreur de calcul dans la répartition des recettes de l’impôt des personnes physiques, après le basculement vers la nouvelle loi de financement. Les Régions avaient dû batailler plusieurs mois avant de recevoir leur dû. Depuis, il y a eu la taxe Caïman qui est loin de générer le rendement escompté, la hausse des accises qui a provoqué une… baisse des recettes, la taxation des plus-values qui fut finalement retirée. Et maintenant, la belle saga sur la taxation des comptes-titres, plusieurs fois remaniée en quelques semaines et qui connaîtra peut-être d’autres évolutions encore.

Cette accumulation vaut au gouvernement fédéral un procès en ” amateurisme “, intenté par l’opposition mais aussi des éditorialistes et des fiscalistes réputés. Ou même, à mots couverts, par la Cour des comptes qui regrette volontiers l’absence de ” notes de calcul ” pour justifier le rendement estimé d’une mesure. Les cabinets ministériels manqueraient-ils de techniciens de haut vol, de ces personnes capables de rédiger des textes qui tiennent parfaitement la route dans des matières très pointues, tout en générant les rendements escomptés ? ” Avec la fiscalité sur le capital, nous sommes dans des matières très techniques, de nombreux économistes et juristes en conviennent, analyse Pierre Verjans, politologue à l’université de Liège. Je pense donc que cette accusation d’amateurisme est excessive. ”

Serait-ce mieux avec des experts ?

“Peut-être faudrait-il faire plus confiance aux fonctionnaires qui, eux, connaissent le fonctionnement sur le terrain.” Etienne de Callataÿ, économiste en chef d’Orcadia© BELGA IMAGE – CHRISTOPHE KETELS

Les cabinets ont face à eux plus qu’une opposition politique : quand on s’attaque aux gros patrimoines, on s’attaque à des personnes ou des groupes qui peuvent se payer des fiscalistes de haut vol pour débusquer les imperfections d’un texte. ” Les ministres s’entourent aussi d’experts, objecte le politologue liégeois, mais ces personnes ont-elles vraiment envie de voir les bonnes réponses s’appliquer ? Cela pose la question de la couleur politique, des positions idéologiques de ces experts. ” ” Entre la grande idée théorique et sa mise en oeuvre, il y a un pas, ajoute Etienne de Callataÿ, économiste en chef d’Orcadia et qui a brièvement connu la vie des cabinets ministériels il y a plus de 20 ans. Les experts n’ont pas toujours la compétence pratique nécessaire. Peut-être faudrait-il travailler plus étroitement avec l’administration, faire confiance aux fonctionnaires qui, eux, connaissent le fonctionnement sur le terrain. ” Daniel Bacquelaine a suivi cette approche pour sa réforme des pensions. Elle suscite certes de vifs débats politiques mais guère de polémiques techniques relatives à la maîtrise de la matière.

L’accusation d’amateurisme et de cacophonie n’est pas neuve. Elle affecte en réalité chaque gouvernement, au moins durant le délai d’élaboration d’une loi, quand on ne sait pas encore exactement ce qui va en sortir et quand les partis cherchent alors tous à infléchir la décision. Ce délai s’est agrandi récemment avec l’exigence européenne de rendre un brouillon budgétaire dès le mois de juillet, alors que les textes ne sont toujours déposés au Parlement qu’en octobre ou novembre. ” Les politologues connaissent tous ce principe : une négociation dure le temps disponible pour la mener “, sourit Pierre Verjans. On discute donc un peu plus longtemps, ce qui renforce l’impression de cacophonie. Les mesures sont dévoilées beaucoup plus en amont, au moment où elles sont encore largement perfectibles.

Serait-ce mieux avec un budget dans les clous ?

Les critiques sont renforcées par une certaine prise de latitude avec les directives budgétaires. La Belgique réduit son déficit moins vite qu’elle ne le devrait (le déficit structurel baissera de 0,3 % et non de 0,6 %) et a même bâti son budget sur une prévision de croissance plus favorable que celle remise par le Bureau du Plan et qui sert traditionnellement de référence. Certes, cela pousse tout juste à 1,8 % au lieu de 1,7 % mais le symbole est là. ” En l’espèce, cela ne me paraît quand même pas très grave, réagit Etienne de Callataÿ. Toutes les prévisions semblent converger. Mais cela ne doit bien sûr pas ouvrir la porte à des chiffres fantaisistes dans le futur. ”

Ce n’est pas propre à ce gouvernement, les coups tordus font partie de la politique.” Pierre Verjans, politologue Université de Liège

Il regrette que l’embellie conjoncturelle de 2017-2018 – qui devrait, craint-il, retomber après cette période – ne soit pas mieux mise à profit pour diminuer le déficit. Mais il n’en fait pas non plus un drame : ” L’essentiel, ce n’est pas le solde mais bien la gestion publique. Si c’est pour opérer des coupes sombres dans les investissements dans la recherche ou dans les infrastructures de transport en commun, un assainissement accru n’aurait guère de sens. Ne nous focalisons pas sur les chiffres mais plutôt sur la qualité de la gestion “.

Serait-ce mieux avec un autre ministre des Finances ?

Mais revenons à nos comptes-titres et à la taxation du capital. Le procès en amateurisme envers le gouvernement fédéral se concentre sur ces matières. Elles relèvent du ministre des Finances Johan Van Overtveldt (N-VA), un homme qui n’a certainement rien d’un idiot (il semble, par exemple, préparer très habilement l’introduction en Bourse de Belfius) mais qui n’est pas non plus un chaud partisan de ces taxes. Cherche-t-il vraiment à les faire aboutir ou profite-t-il de son poste pour ralentir la machine, voire pousser volontairement au retrait de textes mal calibrés ? ” Je ne pense pas que l’on puisse le soupçonner de bâcler volontairement ce travail, répond Etienne de Callataÿ. S’il y a du bricolage et des mesures inapplicables, c’est l’ensemble du gouvernement Michel qui en pâtit. ”

Sans aller jusqu’à parler de sabotage délibéré, Pierre Verjans n’exclut pas, lui, quelques manoeuvres dilatoires. ” Quand une mesure est imposée par un partenaire (en l’occurrence, le CD&V réclame une taxation du capital, Ndlr), il est tentant pour un ministre fonctionnel de retarder son application ou de laisser passer des imperfections qui seront contestées en justice plus tard, explique-t-il. Ce n’est pas propre à ce gouvernement. Les coups tordus font partie de la politique en général, et des gouvernements de coalition en particulier. A mon avis, cette pratique remonte à 1830 ! “

“La trajectoire du gouvernement, c’est tout le contraire de l’amateurisme” David Clarinval, chef du groupe MR à la Chambre

TRENDS-TENDANCES.Au vu des multiples remaniements du projet de taxe sur les comptes- titres, comprenez-vous que l’on qualifie le gouvernement d’amateurisme ?

DAVID CLARINVAL. Non, une telle qualification est tendancieuse et malveillante. Oui, les textes évoluent, mais selon les procédures classiques d’une prise de décision : accord de principe et estimation budgétaire, rédaction des textes, analyse juridique par le Conseil d’Etat, corrections et justifications éventuelles, et enfin, le cas échéant, réévaluation des recettes.

Pour moi, c’est même tout le contraire de l’amateurisme : le gouvernement Michel suit une trajectoire générale de déplacement de la pression fiscale vers d’autres épaules que le travail, afin de soutenir la création d’emplois, ce qui amènera d’autres recettes fiscales. Un cercle vertueux, dont nous voyons déjà clairement les résultats. Et ils vont s’accentuer dans les prochaines années. La taxation des comptes-titres s’inscrit dans ce contexte. Elle est l’un des éléments de réorientation vers la fiscalité sur le capital.

Taxe Caïman, taxe sur la spéculation, taxe sur les comptes- titres. A chaque fois, ce glissement vers la fiscalité sur le capital paraît hésitant. Plutôt que de l’amateurisme, n’est-ce pas au contraire l’option délibérée d’un ministre des Finances qui n’est pas un partisan de la taxation du capital ?

Je conviens qu’il s’agit d’un sujet sensible et que tous les partis de la majorité n’ont peut-être pas la même opinion envers la taxation du capital. Il n’est dès lors pas étonnant que chacun veuille faire connaître sa posture de négociation. Cela peut brouiller un peu l’image globale. Mais je retiens les faits : nous réalisons un glissement de la fiscalité du travail vers le capital afin de relancer l’emploi. Le PS nous critique depuis l’opposition mais il n’a jamais obtenu une telle mesure quand il était au pouvoir.

Ne faudrait-il pas, néanmoins, s’accorder sur les modalités des mesures fiscales avant de les annoncer ? C’est de là que vient l’accusation d’amateurisme…

Nous parlons d’une matière à la fois complexe juridiquement et délicate à mettre en oeuvre en raison de la volatilité des capitaux. D’où notre prudence. Les remarques du Conseil d’Etat, je les considère comme positives car elles rendent le texte plus fort, plus performant.

Nous visons les patrimoines de plus de 500.000 euros, ce n’est pas monsieur et madame Tout-le-Monde. Il s’agit bien d’augmenter un peu la charge sur les épaules les plus solides afin de financer la baisse du coût du travail. Cela se fait sans réinventer l’eau chaude mais en partant d’une taxe qui existe – la taxe d’abonnement perçue via les banques et les assureurs – et qui sera élargie. Ce n’est pas là, me semble-t-il, une preuve d’amateurisme, mais plutôt de souci d’efficacité. Cela nous permet en outre de lever cette taxe sans ébaucher un cadastre des patrimoines. Nous n’en voulons pas car, en tant que libéraux, nous sommes très attachés au respect de la vie privée.

“Il y a un décalage entre les annonces et le contenu effectif des projets de loi” Ahmed Laaouej, chef du groupe PS à la Chambre

TRENDS-TENDANCES. Qu’est-ce qui vous incite à parler d’amateurisme à propos du gouvernement de Charles Michel ?

AHMED LAAOUEJ. L’amateurisme du gouvernement, on le voit presque tous les jours, avec ces textes légaux revus, voire retirés. Cela crée de l’insécurité juridique. Il y a clairement un décalage entre les annonces du gouvernement et le contenu effectif des projets de loi. C’est l’illustration d’un gouvernement qui privilégie la communication plutôt que la rigueur juridique et le travail sérieux.

N’est-ce pas plutôt l’illustration des réticences du ministre des Finances à l’égard de la taxation du capital ?

Peut-être, parfois, y a-t-il de la mauvaise foi ou des calculs politiciens en vue de faire sciemment échouer un texte. Mais alors, si le CD&V, le parti qui réclame ces taxations sur le capital, ne voit pas l’embrouille, c’est encore de l’amateurisme… Cela pose aussi la question du rôle du Premier ministre : il doit être le garant de la solidité et du sérieux des dossiers qui arrivent sur la table du gouvernement. Quand avec la taxation des comptes-titres, on crée des catégories sans bien les justifier, un juriste avec un minimum d’expérience n’a pas besoin d’un avis du Conseil d’Etat pour savoir que ça ne tient pas la route. Quand on augmente les accises sur les spiritueux sans tenir compte de l’élasticité, c’est bien une erreur de débutant.

Les tâtonnements dans ces réformes fiscales ne s’expliquent-ils pas tout simplement par la haute technicité des matières ?

Nous avons en Belgique des institutions et une administration qui disposent de beaucoup d’expertise. Il est permis de les solliciter pour éviter de commettre des erreurs grossières. Mais le gouvernement préfère échafauder de faux consensus dans la précipitation afin de soigner sa communication. Il finit toutefois toujours par être rattrapé par les faits. Et les faits peuvent être ingrats : quand le Conseil d’Etat parle de rupture du principe constitutionnel d’égalité, ce n’est pas une petite erreur technique.

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