Pourquoi les patrons flamands n’aiment pas Di Rupo

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Les critiques exprimées en Flandre à l’égard du Premier ministre et de son gouvernement peuvent induire en erreur sur la cible qu’elles visent. D’autant qu’elles ne sont pas dénuées d’un brin de myopie et d’un fifrelin de mauvaise foi.

Quelques sorties fracassantes et commentaires peu amènes peuvent donner l’impression que la Flandre déteste Elio Di Rupo, aujourd’hui en tant que Premier ministre, comme l’an dernier en tant que négociateur. L’homme est-il vraiment en cause ? Ou bien vise-t-on plutôt le gouvernement qui porte son nom ? Ou encore, au-delà de ces éminences, est-ce l’image du PS qui rebute le nord du pays ? Diverses déclarations nuancent l’impression générale, tandis que les explications données par le monde des affaires du côté francophone, souvent à titre personnel et anonyme, apportent un éclairage bienvenu sur une réalité forcément assez complexe.

L’homme n’est pas en cause…

“J’ai rencontré Elio Di Rupo à plusieurs reprises, surtout lors des négociations pour la formation du gouvernement, confie Luc De Bruyckere, président du Voka, le ‘réseau flamand des entreprises’. C’était au siège du PS. Nous y avons discuté pendant des heures. C’est un homme charmant et intelligent. Très prudent aussi”, ajoute-t-il sur un ton un peu plus critique. “L’empathie sincère avec laquelle il a exprimé les sentiments de la population après l’accident de Sierre a été accueillie très positivement en Flandre”, ajoute le président du Voka. Ceci a corrigé le fait que son néerlandais paraît un peu artificiel et ses interventions à la télévision flamande plutôt difficiles, complète-t-il.

La réussite des négociations et la formation d’un gouvernement restent à son actif. “J’exprime mon appréciation pour le fait qu’il a réalisé un accord, y compris sur la scission de BHV, sans quoi rien n’était possible”, poursuit Luc De Bruyckere. Même opinion de la part de Rik Van Cauwelaert, directeur de l’hebdomadaire Knack : “Il a montré qu’il osait prendre des risques.” On le sait par ailleurs peu régionaliste, contrairement à Guy Spitaels. “Du reste, le communautaire ne l’intéresse pas”, ajoute Rik Van Cauwelaert. L’homme lui-même ne susciterait donc pas d’urticaire dans les milieux d’affaires du nord du pays, comme le confirment d’autres interlocuteurs. “Contrairement à Edmond Leburton”, précise l’un d’eux, l’éphémère Premier ministre socialiste francophone des années 1973-74.

On tire pourtant à boulets rouges sur Di Rupo I ! Pour plusieurs raisons, assez diverses au demeurant. La première, structurelle en quelque sorte, est le fait que le gouvernement dispose d’une large majorité au niveau national (93 sièges sur 150 à la Chambre), mais pas au niveau de la Flandre, avec 43 sièges sur 88. “La Flandre a voté à droite et elle a un gouvernement de gauche, avec un socialiste à sa tête. Cela n’amuse pas du tout les gens qui y vivent”, avait résumé fin février Léopold Lippens, bourgmestre de Knokke, dans une interview au Soir, en introduisant ce jugement par un “Le système est pourri” fort tranché ! “Avec un peu de mauvaise volonté, on pourrait comparer la Flandre à la Hongrie de l’après-guerre”, illustrait le Tijd en décembre dernier : le pays s’est retrouvé dirigé par des communistes sortis minoritaires des élections, mais arrivés au pouvoir avec un appui externe, celui de l’Union soviétique. La comparaison peut paraître absurde et provocante, concède le quotidien économique, “mais si l’on considère la Belgique constituée de deux démocraties voisines, toutes proportions gardées, elle est logique”.

“Que le gouvernement n’ait pas de majorité en Flandre est une situation un peu difficile à expliquer et à justifier dans le nord du pays, confirme Rik Van Cauwelaert, d’autant que la N-VA est le premier parti de Flandre, mais aussi de Belgique. Quand le PS a dépassé la barre des 40 % en Wallonie grâce notamment au score énorme de José Happart, le formateur Jean-Luc Dehaene a compris que le gouvernement – finalement dirigé par Wilfried Martens – ne pouvait pas exclure les socialistes”.

… mais bien l’image de l’Etat-PS Politologue à la KUL, Marc Hooghe rappelle toutefois que la situation actuelle n’est pas nouvelle : ce fut déjà le cas du gouvernement… Leterme. Cela n’a pas amputé sa légitimité, observe-t-il. Et le professeur de se demander s’il n’y aurait pas deux poids, deux mesures, dans le jugement porté par la Flandre sur Elio Di Rupo. Peut-être y a-t-il plus précisément deux visions : “Au-delà de l’homme, c’est de son parti que la Flandre se méfie”, rectifie Rik Van Cauwelaert. Si elle a une bête noire parmi les éminences socialistes, précise-t-il, ce n’est du reste pas Elio Di Rupo mais Laurette Onkelinx, symbole du PS vieux jeu.” Car c’est bien le PS qui est en cause, parti qui a clairement une image exécrable dans le nord du pays. “Soyons clairs : pour l’entrepreneur flamand, le PS, ce ne sont pas seulement les divers scandales des dernières années, explique un proche des milieux patronaux. C’est d’abord l’Etat-PS, celui qui entretient trop de fonctionnaires, trop d’entreprises publiques et… trop de chômeurs professionnels.” “C’est aussi la colonisation des administrations, que j’estime à 80 % dans le sud du pays, ajoute un autre interlocuteur, sans oublier l’inflation des intercommunales. Cela étant, il ne faudrait quand même pas oublier que le CVP n’agissait pas de manière fort différente quand il détenait le pouvoir en Flandre, ajoute-t-il. N’évoquait-on pas, à cette époque, l’Etat-CVP ?”

Au-delà de cette vision caricaturale, voire poujadiste, une réalité s’impose : “La Flandre demande un changement, alors que les partis francophones promettent la stabilité”, résume Luc De Bruyckere. Ce fossé culturel est apparu avec éclat au cours des négociations de l’an dernier. Plus précisément le 11 avril 2011, lorsque les présidents de parti francophones ont rencontré les patrons flamands du Voka au Warande, le cercle d’affaires flamand de Bruxelles. Car il ne faut pas s’y tromper : la N-VA ne revendique pas seulement davantage d’autonomie pour la Flandre. Elle plaide aussi pour des mesures fortes en matière de compétitivité, en ce compris la modification ou suppression de l’indexation des salaires, et de climat favorable à l’entrepreneuriat. Et cette position est plus ou moins largement partagée par deux des trois partis flamands présents au gouvernement, soit l’Open VLD et le CD&V.

“Cette vision est partagée par 75 % de l’électorat flamand”, confirme Luc De Bruyckere. La Flandre, poursuit-il, est aujourd’hui préoccupée par le remodelage de l’économie mondiale, l’environnement, la concurrence économique entre régions et Etats, ainsi que par le coût trop élevé du travail en Europe, qui hypothèque son avenir. Cela implique “des pouvoirs publics moins chers, plus performants, et au service du pays”. Moins d’Etat donc, pour le dire clairement, et moins d’initiatives publiques. Tout le contraire de l’approche socialiste wallonne, à tout le moins dans la vision qu’en a la Flandre !

Le silence du Sud…

Le fossé est donc profond entre le Sud et le Nord, entre Elio Di Rupo, symbole de l’Etat-PS, et les milieux d’affaires flamands. Mais pourquoi ce silence, ou à tout le moins cette fameuse sourdine, du côté des entrepreneurs wallons ? Ce qui renforce évidemment l’hostilité perçue dans le nord du pays. On a bien relevé, en milieu de semaine dernière, la sortie du Syndicat neutre pour Indépendants (SNI) dénonçant la “politique hostile face aux entrepreneurs menée par le gouvernement Di Rupo”, pour reprendre les termes de sa présidente Christine Mattheuws. Encore faut-il se rappeler que le SNI est une institution bilingue, comme sa présidente.

Si la “base” wallonne n’est pas sur la même longueur d’onde que l’opinion publique flamande, les entrepreneurs, eux, ne devraient-ils pas partager la même vision économique ? Oui, et c’est le cas. Quand Bart De Wever s’exprime devant des hommes d’affaires francophones, comme il l’a encore fait récemment à la tribune de l’antenne bruxelloise de la World Trade Center Association, on s’aperçoit qu’il y a une large convergence des vues sur le plan économique, comme le signalent plusieurs interlocuteurs, flamands comme francophones. Il semble y avoir deux raisons à l’absence des patrons francophones dans l’arène, l’une culturelle, l’autre plutôt structurelle.

Cette dernière est rarement évoquée et pourtant essentielle, souligne un observateur attentif du monde des entreprises. “La Wallonie compte finalement peu de grosses PME comparativement à la Flandre. On y compte par contre davantage de petits indépendants. Or, le gouvernement Di Rupo a pris des mesures favorables à ce ‘prolétariat du monde entrepreneurial’ ( sic) en matière de pension et de sécurité sociale”. Pour cet interlocuteur, la chasse à l’optimisation fiscale lancée par le gouvernement Di Rupo touche donc fort naturellement les entrepreneurs flamands bien plus que leurs homologues wallons. “Encore heureux que John Crombez, le fer de lance de cette offensive, qui n’a d’ailleurs rien d’un excité rabique, soit un socialiste flamand, ajoute ironiquement cet observateur. Vous imaginez l’incendie si ce rôle avait été tenu par Laurette Onkelinx ?”

La raison culturelle s’observe sur le terrain. “Patrons wallons, il faut sortir du bois”, avait proclamé Luc De Bruyckere l’an dernier. Le président du Voka a été administrateur de l’Union wallonne des entreprises (UWE) pendant six ans ; il est donc bien placé pour évoquer la question. “C’est dans l’ADN en Wallonie : le monde des affaires s’inscrit dans la ligne tracée par le politique. Quand un ministre s’adresse aux patrons dans le cadre de l’UWE, on l’écoute et on ne le critique pas. En Flandre, on n’hésite pas à le contester. Et on pratique un lobbying actif.”

… et la méprise du Nord

“Facile à dire, rétorque un proche du patronat wallon. A supposer toutefois que ce ne soit pas faux, n’y a-t-il pas une certaine confusion dans le jugement porté par le Nord sur le Sud ? La Flandre juge en effet le PS avant tout sur la base de ce qu’il fait au niveau fédéral, ce qui est logique. Là, il se montre fort intransigeant, c’est vrai, en matière de sécurité sociale tout particulièrement. Il existe toutefois un autre PS, souligne notre interlocuteur : au niveau régional, et par-delà sa mainmise sur les institutions, il est beaucoup plus pragmatique et franchement favorable à l’esprit d’entreprise. Même si les résistances sont nombreuses et diverses dans son camp. D’ailleurs, le plan Marshall a été plus d’une fois salué en Flandre comme un modèle du genre.”

Dans la critique que la Flandre émet à l’égard du gouvernement Di Rupo, on observe un décalage un peu surprenant, note un observateur politique, qui procède sans doute à la fois d’un raccourci, d’un abus de langage et d’un brin de mauvaise foi. “Ce sont les socialistes flamands qui détiennent les maroquins de l’Economie (Johan Vande Lanotte) et de la Lutte contre la fraude. Et c’est le secrétaire d’Etat en charge de cette compétence, John Crombez, qui a lancé la chasse à l’optimisation fiscale jugée abusive. Mais Elio essuie davantage les critiques que John.”

Elio Di Rupo n’est au total décidément pas la bête noire de la Flandre, loin s’en faut. Mais un gouvernement porte le nom de son Premier ministre et quand ce dernier voit la vie en rouge, il devient la cible symbolique, synthétique et obligée de ceux qui la vivent en jaune !

GUY LEGRAND

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