Paul Vacca

Pandémie: “L’expertise à la portée de tous”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Il est un autre virus qui se propage dans la société, c’est celui de l’expertise.

Autrefois, l’expert autour de vous, c’était votre beau-frère, celui du déjeuner dominical, qui vous expliquait dimanche après dimanche la marche du monde. Maintenant – et a fortiori depuis les mesures de confinement – le virus de l’expertise se répand tous les jours sur les réseaux sociaux. S’il cible en premier lieu de façon aiguë les populations à risque – chroniqueurs, artistes, sportifs, hommes politiques, énarques, etc., bref les habituels experts en expertises – il frappe tout le monde, toutes catégories confondues.

Le virus de l’expertise du dimanche se reconnaît à sa forte capacité à muter. Ainsi l’expert en géopolitique, en stratégie footballistique, en scrutins électoraux d’hier, ajoute de nouvelles cordes à son arc en se muant en épidémiologiste et en infectiologue. Il est capable de dispenser un avis éclairé sur les différentes pistes de traitement, sur la distanciation sociale, sur l’efficacité relative des masques, sur l’évolution des courbes (en linéaire comme en échelle logarithmique, tant qu’à faire), sur les taux de létalité suivant les pays, sur la stratégie sud-coréenne face au coronavirus… Il exerce à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et dans toutes les langues sur Twitter notamment. On le reconnaît à ce qu’il sait exactement ce qu’il aurait fallu faire et ce qu’il faut faire.

Mais, trêve d’ironie, on a beau jeu de se moquer de tous ces ” experts du dimanche “. C’est un sarcasme facile et surtout stérile. D’abord, parce que l’expertise en fauteuil – armchair expertise, comme disent les Anglo-Saxons – est la chose la plus partagée au monde. Qui peut prétendre en être immunisé ? Que celui qui n’a jamais joué à l’expert du dimanche, ne serait-ce qu’une fois, jette la première pierre. En matière d’expertise, qui que l’on soit, on est toujours peu ou prou dans le principe de Peter : en dehors de notre champ de compétence.

Ensuite parce que c’est une activité sociale indispensable. Si l’on prenait la parole uniquement pour évoquer les sujets que l’on maîtrise réellement, le monde se réduirait à un vaste silence. Donner son avis sur des sujets que l’on ne connaît pas, c’est notre façon de partager le réel : notre ignorance collective est un ciment social. Imaginons un monde où seuls les véritables experts estampillés et officiels seraient habilités à donner leur avis. Ce serait à coup sûr plus effroyable que Twitter.

Et enfin et surtout, parce que l’expertise du dimanche vient combler un vide laissé par ce que l’on peut appeler, faute de mieux, l’expertise réelle. Car justement : quelle est-elle l’expertise réelle ? L’expert, celui qui faisait autorité comme on disait, s’est dissous dans notre société devenue liquide. Dans cette période particulièrement incertaine, la figure de l’expert, celle sur laquelle on pensait pouvoir auparavant s’appuyer devient elle aussi de plus en plus incertaine. Faut-il s’en plaindre ? Pas nécessairement. Mais pour paraphraser l’écrivain G.K.Chesterton, on pourrait dire que depuis que l’Expert (avec un grand E) a disparu, ce n’est pas qu’on ne croit plus en aucun expert mais… on croit en n’importe quel expert. Avec son lot de narrations simplistes agrémentées parfois de boucs émissaires et de complots. Et aussi un retour de la pensée magique et de la figure fantasmée de l’expert providentiel : celui qui détient le savoir envers et contre tous.

Or, notamment face au coronavirus, ce ” cygne noir ” dont parle Nassim Nicholas Taleb, cette inconnue qui brouille l’ensemble de nos équations avec des conséquences imprévisibles dans tous les domaines de nos vies, on pourrait souhaiter l’émergence d’une nouvelle forme d’expertise. Sans pensée magique ni surplomb académique.

Et paradoxalement, pour faire face à l’inconnu, la force de l’expert serait peut-être moins aujourd’hui son savoir que sa capacité à le remettre en cause et à l’interroger dans un contexte mouvant. Ce que l’on appelle la méta-rationalité, cette capacité à reconnaître les limites de son propre savoir pour développer collectivement des solutions. Dans un monde où tout le monde se proclame expert, les véritables experts se reconnaîtront peut-être désormais non pas aux choses qu’ils savent, mais aux choses qu’ils savent ne pas savoir. Bref, face à l’expert du dimanche qui sait infailliblement, l’expert sera peut-être celui qui sait douter.

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