Lutte contre la fraude fiscale : “On organise la désorganisation des finances”

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La diminution du nombre de contrôleurs fiscaux fait perdre chaque année 2 milliards d’euros de base imposable, affirme Aubry Mairiaux, le président du syndicat UNSP. Les 30 mesures du plan anti-fraude peuvent-elles compenser cette perte ?

A ma droite, le ministre des Finances Johan Van Overtveldt (N-VA) fier de son plan anti-fraude, fort de 30 mesures qui doivent, l’an prochain, gonfler les recettes de 250 millions d’euros. A ma gauche, le juge d’instruction Michel Claise, spécialisé dans les dossiers financiers, clame dans La Libre que le ministre ” ne fait rien contre la fraude ” et que cette inaction fait perdre chaque année… 30 milliards d’euros aux pouvoirs publics. Où se situe la vérité ?

Commençons par un chiffre incontestable : les effectifs du SPF Finances ont été rabotés de 8.000 unités en 10 ans et cela devrait se poursuivre puisque le budget 2017 prévoit une nouvelle réduction de la masse salariale du département. ” Le SPF Finances a peut-être fourni ces dernières années un plus grand effort de rationalisation que d’autres “, constatait récemment le président du département Hans D’Hondt dans une interview à Trends-Tendances. Moins d’agents signifie en bonne logique moins de contrôles. Sur les cinq dernières années, ils ont diminué de 26 % pour les sociétés, de 50 % pour la TVA et de 78 % pour l’impôt des personnes physiques.

S’ils sont moins nombreux, les contrôles fiscaux sont peut-être plus efficaces. Sur les cinq mêmes années, leur rentabilité a en effet augmenté de 25 à 50 % selon les types de contrôles à l’IPP. En revanche, la rentabilité est en baisse en ce qui concerne l’impôt des sociétés et la TVA. Cette évolution contrastée s’explique peut-être par la technicité des dossiers. ” Les contrôleurs doivent désormais être polyvalents, alors qu’hier ils étaient spécialisés en IPP, en TVA ou en Isoc, explique Aubry Mairiaux, de l’Union nationale des Services publics (UNSP), secteur Finances. Il y a une perte de technicité. Par ailleurs, dans un souci d’uniformité de la fonction publique, on a supprimé les carrières spécifiques aux Finances, comme la progression comme ‘experts’. Cela impliquait des examens très pointus et nous manquons aujourd’hui de cette expertise. ”

L’obligation de rendement des contrôleurs

Le ‘datamining’ a permis de mettre en évidence des montages encore inconnus ou peu investigués”. – Johan Van Overtveldt, ministre des Finances

Cette perte d’expertise se couple à une obligation de rendement : la majorité des contrôles sont déterminés par des méthodes informatiques (le fameux datamining, nous y viendrons) mais un cinquième est laissé à la discrétion des agents, selon leurs infos, leur intuition, leur flair. Il ne s’agit cependant pas de faire n’importe quoi : 75 % de ces contrôles sélectionnés localement (c’est la terminologie officielle) doivent être productifs, c’est-à-dire augmenter la base imposable et se conclure donc par un redressement. ” Cette obligation de rendement conjuguée à la polyvalence est très mal vécue par les agents, dénonce Aubry Mairiaux. Elle entraîne une pression énorme. ”

Lors des contrôles, les agents un peu moins experts qu’autrefois ne se retrouvent plus face à des contribuables isolés et sur le qui-vive mais face à des avocats qui sont, eux, de plus en plus spécialisés. D’où la tentation d’assurer ses arrières en allant au plus facile, en chipotant sur les frais d’un indépendant par exemple. ” Toute cette énergie dépensée pour vérifier deux ou trois notes de restaurant, n’est-ce pas un peu ridicule ? “, interroge Pierre-François Coppens, secrétaire général de l’Ordre des experts comptables et comptables brevetés. Ce dernier participe à des séminaires de formation d’agents du fisc et il pose un constat sans concession. ” J’ai rencontré des gens très démotivés, nous explique- t-il. Le système leur a ôté toute créativité, ils ne se sentent plus gestionnaires de leurs dossiers. Leur travail devient minuté et très administratif, avec d’imposants rapports à rentrer après chaque contrôle. ”

Des économies qui se révèlent… très coûteuses !

 Le juge d'instruction, spécialisé dans les dossiers financiers, estime que le ministre des Finances
Le juge d’instruction, spécialisé dans les dossiers financiers, estime que le ministre des Finances “ne fait rien contre la fraude”.© BELGA IMAGE

Bigre, serait-ce donc la déglingue totale aux Finances ? C’est la thèse d’Aubry Mairiaux, convaincu que le gouvernement ” organise la désorganisation ” du département. A la lecture des rapports annuels du SPF, son syndicat calcule ainsi une perte annuelle cumulée de plus de 2 milliards d’euros par rapport aux majorations de revenus de 2010. ” La TVA mise en recouvrement suite aux contrôles a quant à elle diminué de 377 millions d’euros par an “, ajoute l’UNSP qui souligne que 377 millions, c’est trois fois le coût salarial des 2.100 emplois supprimés en cinq ans dans les services de contrôle…

” Vouloir économiser sur l’appareil public de lutte contre la fraude, c’est réaliser de fausses économies. Des économies qui coûtent beaucoup plus qu’elles ne rapportent “, renchérit le député Ecolo Georges Gilkinet. Investir dans les moyens humains et légaux du fisc devrait, ajoute-t-il, être ” la première des priorités ” si l’on veut garantir tant l’équité fiscale que le financement à terme de la sécurité sociale et des investissements dans les infrastructures stratégiques dont le pays a besoin.

Le flair du contrôleur

Plutôt que de parler de déglingue organisée, on a en fait l’impression d’observer un métier chamboulé par la digitalisation et qui, comme beaucoup d’autres, peine à assumer la transformation. Ce chamboulement cache les innovations pertinentes. Le fameux datamining en est un bel exemple : décrié par les contrôleurs au nom du manque de respect dû à leur ” flair “, il est encensé au niveau international, notamment par l’OCDE. ” Plutôt que de ‘sélection’, il convient de parler de ‘détection’ de cas à très fort potentiel de risques, expliquait récemment le ministre des Finances Johan Van Overtveldt devant la Commission des Finances de la Chambre. Ces dernières années, le datamining a permis de mettre en évidence des montages encore in-connus ou peu investigués. ” Il présente aussi l’avantage de mener à ” un traitement égal ” des contribuables : un même comportement est détecté, et ensuite contrôlé, partout de la même manière.

Mais, insiste Aubry Mairiaux, ” un dossier sélectionné directement par les agents rapporte 60 % de plus qu’un dossier de datamining “. Ce rendement a, dit-il, convaincu les responsables du département de porter de 20 à 25 % la part de ces contrôles dits ” locaux “.

La coexistence des deux mécanismes n’a en fait rien d’incongru car ils ne partagent pas exactement les mêmes finalités. Les contrôles locaux visent à déjouer des comportements individuels frauduleux tandis que le datamining ambitionne plutôt de ” nettoyer ” les déclarations de certaines stratégies d’évitement plus générales, même si elles restent parfois modestes. Une telle généralisation entraîne fatalement de nombreux contrôles improductifs puisque, fort heureusement, beaucoup de contribuables respectent les règles même s’ils sont dans une situation patrimoniale jugée à risques.

En ce sens, c’est un complément des actions ciblées menées régulièrement par le fisc. Elles ont permis, par le passé, de combattre les carrousels TVA. En 2017, ce sont les sociétés de management qui seront ciblées. Cela entraînera bien entendu de nombreux contrôles ” improductifs ” mais l’action devrait permettre de repréciser à chacun les limites de ces mécanismes. ” Certains montages sont de véritables bombes à retardement, des contribuables tirent vraiment sur la corde “, estime le conseiller fiscal Pierre-François Coppens.

Gérer l’abondance de renseignements

Un dossier sélectionné directement par les agents rapporte 60 % de plus qu’un dossier de ‘datamining’.” – Aubry Mairiaux, président de l’UNSP, secteur Finances

Mais revenons à notre datamining. On peut le décrier mais il semble aujourd’hui incontournable pour exploiter utilement la masse d’informations, a priori pertinentes, que les échanges de données fiscales apporteront. Plusieurs dispositions de lutte contre la fraude, prise en début d’année dans la foulée des Panama Papers, visent justement à faciliter la transmission et l’utilisation en toute légalité des renseignements obtenus par le fisc, y compris en dehors d’une enquête. ” Ces mesures arriveront à vitesse de croisière en 2017 “, assure Johan Van Overtveldt dans sa note de politique générale.

On apprend par ailleurs que l’Inspection spéciale des impôts, où le datamining rencontre moins de réticences, mènera l’an prochain des actions communes avec les services classiques du SPF, quand il s’avère par exemple que des revenus et patrimoines à l’étranger n’ont pas été déclarés. Une forme de sensibilisation musclée a déjà été opérée avec le gonflement des amendes (6.250 euros au lieu de 1.250) pour le contribuable qui omet de déclarer des structures fiscales qu’il possède à l’étranger

Des agents suffisamment formés ?

 Le ministre des Finances a annoncé un plan anti-fraude portant sur 30 mesures qui devraient rapporter, l'an prochain, 250 millions d'euros supplémentaires à l'Etat.
Le ministre des Finances a annoncé un plan anti-fraude portant sur 30 mesures qui devraient rapporter, l’an prochain, 250 millions d’euros supplémentaires à l’Etat.© BELGA IMAGE

L’informatisation et les contrôles ciblés, c’est bien. Mais l’administration dispose-t-elle des ressources intellectuelles suffisantes pour lutter contre la fraude ? L’UNSP a pointé la perte d’expertise et, même lorsque l’on recrute (l’ISI a engagé cette année 100 économistes, juristes et dataminers), les formations demeurent ” lacunaires “, selon le syndicat. ” Nous sommes passés d’un an de formation théorique et pratique à un écolage de un ou deux mois, regrette Aubry Mairiaux. Le patron du SPF Hans D’Hondt a réussi à faire avancer de vieux dossiers comme celui des hypothèques ou de la réorganisation des services. Mais on a un peu oublié le métier fiscal. ”

Or, convient-il, entre optimisation et fraude, la frontière est parfois si ténue, que seuls de vrais spécialistes peuvent voir quand elle a effectivement été franchie. ” Il existe une vingtaine de dispositions anti-abus, explique à ce propos le conseiller fiscal Pierre-François Coppens. Sont-elles vraiment utilisées à bon escient ? Je ne le pense pas, les contrôleurs hésitent à utiliser cette notion qu’ils estiment souvent très complexe. Et comme ils ont une obligation de faire du chiffre, ils se tournent vers des dossiers plus simples. ” D’où ce sentiment largement partagé que M. et Mme Tout-le-monde sont finalement plus visés par le fisc que les très grands fraudeurs.

Interrogé au Parlement par le député Ahmed Laaouej (PS), le ministre des Finances a assuré récemment qu’une ” offre étendue de formations spécifiques techniques ” est prévue, ainsi que des ” trajets de formation ” pour tous les contrôleurs. Johan Van Overtveldt précise en outre que les actions de contrôle ne sont pas toutes ” multidisciplinaires “. ” Les contrôles plus complexes seront réalisés par des collaborateurs disposant du niveau d’expertise nécessaire dans la ou les matières concernées “, dit-il.

Le gouvernement fédéral a par ailleurs détaché 15 fonctionnaires fiscaux supplémentaires auprès des parquets pour intensifier le suivi judiciaire des dossiers. Quinze substituts fiscaux ont également été désignés. Cela doit aider à mieux attaquer ” les dossiers de fraude fiscale les plus graves pour lesquels le champ d’action du fisc est limité “, affirme le ministre des Finances dans sa note de politique générale qui accompagne le budget 2017.

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