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“Le libre marché pur, mettant aux prises les seuls acteurs privés, n’existe souvent que dans les livres”

Dix ans après la somme de Thomas Piketty sur le capital au 21e siècle, un autre Thomas, économiste et français lui aussi, fait le buzz.

Thomas Philippon, professeur de finance à la Stern Business School de l’université de New York, vient de publier The Great Reversal, un essai qui raconte comment l’économie américaine a abandonné le modèle de libre concurrence et laissé, depuis 20 ans, prospérer cartels et monopoles.

Celui qui atterrissait aux Etats-Unis à la fin des années 1990 touchait l’Eldorado : les ordinateurs étaient bien moins chers qu’en Europe, les communications et les connexions internet aussi, les billets d’avions étaient bien plus abordables. Mais en 20 ans, l’Eldorado s’est terni et désormais, c’est l’Europe, dans bien des points, qui soutient avec bonheur la comparaison.

Si les Etats-Unis avaient gardé le même degré de concurrence qu’au début des années 2000, le panier de biens et de services consommés par un ménage américain coûterait 300 dollars de moins chaque mois, calcule Thomas Philippon. Les ménages pourraient consommer ou épargner chaque année 600 milliards de dollars de plus. Et comme le manque de concurrence n’incite pas non plus les firmes à investir, 400 milliards sont également perdus de ce côté. C’est donc 1.000 milliards de dollars de manque à gagner pour l’activité économique américaine chaque année. Sans compter que cette monopolisation de l’économie creuse le fossé des inégalités, puisque les salaires et les dividendes dans les grandes entreprises sont bien plus élevés que dans les petites.

Le libre marché pur, efficient, sans scorie, mettant aux prises les seuls acteurs privés, n’existe souvent que dans les livres.

Les Etats-Unis ne sont donc plus le modèle du libre marché. C’est d’autant plus vrai avec les géants du numérique qui jouissent d’une rente de situation, et peuvent gagner sans débourser un centime de plus des millions de clients supplémentaires, et asseoir ainsi leur prédominance. Google, Amazon, Facebook, etc., chacun dans son domaine, étouffent ou rachètent toute entreprise qui voudrait leur faire un peu d’ombre.

Il ne faudrait pas croire, toutefois, que l’Europe est parée de toutes les vertus. Lorsque, interrogée récemment dans Le Soir, Margrethe Vestager, commissaire en charge de la Concurrence, déclare que l’Union n’a pas besoin de ” biberonner des champions industriels ” et que seule la libre concurrence fait émerger les meilleurs, on est tenté de se pincer.

Le libre marché pur, efficient, sans scorie, mettant aux prises les seuls acteurs privés, n’existe souvent que dans les livres. L’économiste Mariana Mazzucato condamne depuis des années cette idée fausse qui voudrait que l’Etat ne soit pas un acteur important de l’innovation, et donc de la tonicité de l’activité économique. Les pouvoirs publics, notamment aux Etats-Unis, jouent un rôle important, en finançant recherches et projets, dans la naissance de secteurs d’activité de pointe : Internet, nanotechnologies, biotechnologie, etc. On sait aussi que, dans certaines activités, la libre concurrence est inefficace : dans les industries de réseaux par exemple, nécessitant de gros investissements, susciter la multiplication des opérateurs serait un gaspillage inutile de ressources. Pourquoi devrait-on financer deux distributeurs d’électricité concurrents ? On sait enfin que la présence d’un champion fait éclore tout un écosystème de PME très dynamique autour de lui.

Le grand intérêt du livre de Thomas Philippon est donc de faire réfléchir sur les avantages et inconvénients des géants, sur les dangers des cartels et sur le glissement discret qui peut s’opérer sans qu’on n’y prenne garde. Les consommateurs américains, observe Philippon, ont été comme des grenouilles, que l’on plonge dans une bassine froide sous laquelle on allume un feu. L’eau se réchauffe lentement et un jour, les animaux finissent ébouillantés sans avoir songé à réagir. Mais cela ne doit pas nous faire conclure que les champions sont néfastes. Henry Louis Mencken, vieux satiriste américain, disait déjà voici un siècle que quand quelqu’un émet une idée simple et claire face à un problème complexe, cette idée est généralement fausse.

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