“La globalisation nécessite un soutien politique”

© Emmanuel Manderlier

Catalogne, Brexit, Donald Trump, etc. : les phénomènes de repli sur soi se multiplient. A quel point le protectionnisme peut-il influencer la marche du commerce mondial ?

Ancien correspondant de The Economist à Bangkok et Bruxelles, Gideon Rachman est aujourd’hui le principal commentateur du Financial Times pour les sujets touchant au commerce mondial. Nous avons profité de sa présence au Trade Forum, l’événement annuel qui était organisé voici quelques jours par Credendo, pour l’interroger sur la montée des protectionnismes un peu partout dans le monde. Signe des temps, l’entretien avait lieu le jour même où 50.000 Catalans descendaient sur Bruxelles pour réclamer leur indépendance…

TRENDS-TENDANCES. Cette montée protectionniste est paradoxale : le commerce mondial continue de croître et le repli sur soi gagne en importance.

GIDEON RACHMAN. L’histoire a déjà montré à plusieurs reprises que lorsque vous avez une grande phase d’expansion du commerce mondial, il peut y avoir des moments de réaction négative. Nous avons déjà observé des moments semblables au 19e siècle lorsque la grande expansion commerciale a été suivie de la Première Guerre mondiale. L’expansion a recommencé dans les années 1920, mais elle a été suivie de la phase protectionniste des années 1930.

Toutefois, les Catalans ou les électeurs britanniques pro-Brexit ne se considèrent pas comme protectionnistes. Theresa May, dans son discours de Florence, affirme vouloir faire du Royaume-Uni une grande nation du libre-échange. Les Catalans se voient eux aussi comme des personnes tournées vers l’économie globale. Ils veulent être certes indépendants, mais aussi faire du commerce avec le monde entier. C’est donc très différent de la vision à la fois nationaliste et protectionniste de Donald Trump.

Parfois on a tendance en Europe à penser en parallèle le Brexit et la politique protectionniste de Trump. Mais il y a de grandes différences. On l’a observé encore tout récemment lors des incidents entre les Etats-Unis et Londres concernant les tweets de Donald Trump vis-à-vis des musulmans, ou la réaction vigoureuse du Foreign Office quand les Etats-Unis ont reconnu Jérusalem comme capitale d’Israël. Ces différences pourraient encourager, je l’espère, l’Europe et le Royaume-Uni à reconstruire très rapidement leur relation.

Profil

Né en 1963

Diplômé en histoire (Gonville & Caius College, Cambridge)

Débute dans le journalisme à la BBC en 1984

Il passe 15 ans à The Economist, notamment comme correspondant à Bruxelles. Il est depuis 2006 le chief foreign affairs commentator du Financial Times.

Il a publié en 2016 Easternisation – War and Peace in the Asian Century, un livre expliquant la montée des puissances asiatiques dans l’équilibre du monde.

Cela reste quand même contradictoire de vouloir créer un nouvel Etat ou sortir du marché unique tout en se déclarant pour l’ouverture du commerce mondial ?

Ce n’est pas ce que pensent les brexiters(les tenants du Brexit, Ndlr), qui affirment que si le Brexit engendre de nouvelles taxes et de nouvelles barrières réglementaires entre l’Europe et le Royaume-Uni, ce n’est pas de leur faute. Eux sont en faveur de l’abolition des taxes et de barrières administratives, parce que c’est dans l’intérêt du Royaume-Uni, mais aussi parce qu’ils se considèrent comme des partisans du libre-échange.

Face à cela, l’Union européenne répond que le marché unique est le fruit d’un compromis complexe entre les divers Etats membres et nécessite le respect des libertés fondamentales (liberté de circulation des biens, des services, des capitaux, des personnes). Vous ne pouvez donc pas choisir pour la liberté du commerce sans respecter aussi la liberté de mouvement des personnes.

On a tendance en Europe à penser en parallèle le Brexit et la politique protectionniste de Trump. Mais il y a de grandes différences.

Les Britanniques répondent alors : dans le passé, nous avions la liberté de libre-échange sans avoir la liberté de circulation des personnes. L’Europe rétorque que le marché unique existe parce que chacun a fait des efforts. Les pays les plus riches ont accepté de financer un budget européen qui bénéficie à tous. Les Espagnols diront que les transferts et l’argent des fonds européens sont une compensation en échange du fait qu’ils ont dû ouvrir leur marché. Et de manière similaire, la liberté de mouvement des personnes est perçue comme la face sociale et politique indissociable du marché unique.

Oui, ces points de vue très différents semblent enfin se rapprocher. Des avancées ont été actées ces derniers jours dans les négociations entre Bruxelles et Londres au sujet du Brexit. Pensez-vous que ce sera suffisant pour rassurer les entreprises qui se demandent quelle stratégie adopter ?

L’objectif du gouvernement britannique, et cela n’a pas été peut-être très bien perçu en Europe, n’est pas d’arriver à un accord complet rapidement, mais d’avoir suffisamment avancé pour mettre en place une période de transition de deux ans (ce que prévoit l’accord conclu en fin de semaine dernière, Ndlr). Cela ne résoudra pas le problème à long terme, des questions resteront pendantes, mais cela donnera de l’air aux entreprises qui pourront donc prendre plus sereinement leur décision. Les négociations concernant cette période de transition pourraient d’ailleurs s’étaler sur davantage de temps, elles aussi. Il n’est donc pas impossible de penser que cette transition pourrait durer plus de deux ans, et aller jusqu’en 2020 ou 2021, ce qui permettrait aux entreprises de respirer.

A plus long terme, vers quel modèle de relation l’Union européenne et le Royaume-Uni s’orientent-ils ? Celui des relations avec le Canada ? Avec la Norvège ? Le modèle de base de l’Organisation mondiale du commerce ?

Je crois que l’on s’oriente davantage vers le modèle suisse : les réglementations européennes et britanniques ne seront pas les mêmes, mais elles s’aligneront suffisamment l’une sur l’autre pour qu’elles soient reconnues par chacun des deux participants. Il y aura des secteurs où cela sera plus facile que d’autres. Au niveau des services financiers, on observe des réglementations plus ou moins parallèles. Dans le secteur chimique, ce sera peut-être plus difficile. Mais je crois aussi que si les Européens désirent calquer leurs futures relations avec Londres sur un modèle déjà existant, ce n’est pas la conviction des Britanniques. Ceux-ci diraient plutôt à l’Europe : ” Allez, nous sommes un ancien Etat membre, nous sommes une grande économie, trouvons donc un modèle original qui s’adapte à la nature particulière de nos relations “.

Le moteur de la croissance mondiale reste la Chine. Mais il y a un risque de crise politique et financière qui pèse sur le pays. Pensez-vous que le gouvernement chinois est capable de le gérer ?

On ne peut naturellement être sûr de rien. Mais j’ai tendance à être optimiste. Depuis longtemps, de nombreuses personnes à l’Ouest prédisent une crise en Chine. Pourtant son économie affiche depuis 40 ans un fort taux de croissance. Il y avait déjà eu pas mal d’inquiétudes concernant la Chine au milieu des années 1990. De même au début des années 2000, le livre de Gordon Chang (The coming collapse of China, 2001) avait fait du bruit. Il est encore dans ma bibliothèque, mais l’effondrement prévu n’a pas eu lieu. Il y a deux ans, nous avons entendu les mêmes prédictions lors de la crise de la Bourse de Shanghai. Mais encore une fois, l’économie chinoise a prouvé sa résilience. Pour diverses raisons. D’abord si vous bénéficiez d’une croissance annuelle de 7 % par an pendant plusieurs années, vous avez assez d’argent à injecter pour résoudre un problème qui surviendrait. Il y en outre un grand esprit d’entreprise en Chine. Je ne dis pas qu’une crise n’est pas possible. Tout pays en connaît une à un moment donné. Mais si elle arrive, elle ressemblera à mon sens davantage à la crise asiatique de la fin des années 1990. Cette crise paraissait catastrophique au moment même, mais ces pays s’en sont tirés relativement rapidement.

Les Etats-Unis sont également un sujet d’inquiétude. D’abord en raison de l’absence d’accord budgétaire qui pourrait provoquer un nouveau ” shutdown ” (fermeture de certaines administrations qui n’auraient plus d’argent pour fonctionner). L’agence de notation Standard and Poor’s estime qu’un ” shutdown ” pourrait ébranler l’économie américaine de manière plus grave encore que la faillite de Lehman Brothers.

Je ne sais pas. Les inquiétudes concernant le shutdown sont un peu les mêmes que celles concernant la crise en Chine. On en parle beaucoup depuis quelques années, mais rien de catastrophique n’arrive finalement. En outre, le risque d’un shutdown est plus important lorsque le président n’est pas du même parti que le Congrès. Ce qui était le cas en 2014 avec le président Obama, mais ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Les Etats-Unis ne me semblent donc pas prêts à se tirer ainsi dans le pied.

Je crois que l’on s’oriente davantage vers le modèle suisse : les réglementations européennes et britanniques ne seront pas les mêmes, mais elles s’aligneront suffisamment l’une sur l’autre pour qu’elles soient reconnues par chacun des deux participants.

Une menace plus générale est celle de l’arrivée de Donald Trump à la présidence, même si certaines idées radicales (tarifs douaniers de 45 % pour les produits chinois, construction d’un mur entre les Etats-Unis et le Mexique, etc.) n’ont pas encore été mises en oeuvre. Alors, les idées protectionnistes du nouveau président sont-elles une véritable menace pour la croissance mondiale ?

Je crois que oui. Il ne faut pas oublier que Donald Trump n’est au pouvoir que depuis un an à peine et qu’il est très imprévisible. Il a en outre mis en chantier des mesures qui pourraient avoir des effets bien réels l’an prochain. Il a lancé une enquête concernant le ” vol ” de propriétés intellectuelles par la Chine. Il a également lancé une procédure concernant des suspicions de dumping de la Chine dans l’acier ou l’aluminium. Lorsque ces enquêtes seront terminées, et leurs conclusions remises, Donald Trump pourrait fort bien imposer des taxes sur les importations chinoises, entraînant alors une riposte de Pékin. Il y a un autre danger, c’est celui qui concerne l’Organisation mondiale du commerce. Les Américains bloquent pour l’instant la désignation des nouveaux juges qui doivent siéger à la Cour d’appel de l’OMC. Ce qui pourrait saboter de l’intérieur cette organisation que l’entourage de Donald Trump estime anti-américaine.

De manière générale d’ailleurs, Donald Trump se méfie de toutes les organisations multinationales. Son point de vue est que les Etats-Unis, étant le principal pays du monde, ont intérêt à nouer des relations bilatérales avec les autres.

Est-ce que les partenaires commerciaux des Etats-Unis ne tenteront pas alors de créer des organisations parallèles, dont les Américains ne sont pas membres ? On a vu les 11 pays non américains participant au TPP (le traité transpacifique, dénoncé par Donald Trump au début 2017) vouloir aller de l’avant malgré tout.

Il est prématuré de dire que l’on pourrait se passer des Etats-Unis. Pour beaucoup d’entreprises, cela reste le principal marché au monde. D’un autre côté, les Etats-Unis représentent 14 % des exportations mondiales. C’est important, mais pas nécessairement indispensable. Il est donc possible de continuer sans eux. Il y a peut-être une analogie à faire avec ce qui s’est passé entre les deux guerres mondiales. A l’époque aussi les Etats-Unis n’avaient pas participé à la Ligue des Nations. Cela n’avait duré qu’un temps.

Donald Trump se méfie de toutes les organisations multinationales. Son point de vue est que les Etats-Unis, étant le principal pays du monde, ont intérêt à nouer des relations bilatérales avec les autres.

Aujourd’hui, les décisions politiques pourraient donc porter un coup au commerce mondial ?

Je le crois en effet. La globalisation, qui a pris son véritable essor il y a une trentaine d’années, demande que les gouvernements soient en phase avec ce mouvement. Lorsque le contexte est favorable et qu’aucun grand problème ne surgit, nous avons tendance à penser la globalisation uniquement en termes techniques : avancées technologiques, développement des transports, etc. Nous sous-entendons que le mouvement est plus fort que les décisions politiques. Mais je ne pense pas que ce soit vrai. La globalisation demande un soutien politique. Nous avons pu l’observer en Chine. C’est après les décisions prises à la fin des années 1970 par Deng Xiaoping que la Chine a véritablement changé. C’est alors que le pays a commencé à vouloir participer à l’économie mondiale. C’est alors aussi que, parallèlement, l’Europe et les Etats-Unis lui ont permis de le faire, en reconnaissant que chacun allait en tirer profit. Je crois en effet qu’à l’inverse, lorsque les tensions politiques surgissent, le commerce et les investissements internationaux en prennent un coup.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content