Crise du coronavirus: l’Europe peut-elle basculer dans la japonisation?

Le Japon a longtemps semblé relever d'une autre planète. Mais sa situation économique fait aujourd'hui visiblement office de repoussoir pour le reste du monde. © getty images

Croissance faible, désinflation, gros endettement, taux d’intérêt au plancher : telles sont les tares du Japon. L’Europe y ressemble toutefois depuis la crise de 2008. Celle du coronavirus va-t-elle nous y précipiter pour de bon ?

“Draghi ne parvient pas à freiner la japonisation de l’Europe “, titrait en octobre dernier le bulletin mensuel d’ING, qui avait déjà posé la question en juillet : ” L’Europe se japonise-t-elle ? “. Economiste réputé, conseiller du groupe Allianz comme il le fut du président Obama, Mohamed El-Erian écrivait de son côté, en mars 2019, une tribune sous le titre : ” Comment les économies occidentales peuvent éviter le piège du Japon “. La situation économique de l’archipel fait visiblement office de repoussoir pour le reste du monde. Même L’Humanité, le quotidien communiste français, s’en est inquiété en janvier dernier, c’est dire.

Longtemps, le Japon a semblé relever d’une autre planète. C’est avec incrédulité que les investisseurs occidentaux observaient, dans les années 1990, que Tokyo empruntait en payant moins de 1 % d’intérêt annuel. Ou encore que la consommation des Japonais s’inscrivait en baisse, tout comme l’indice des prix. Puis, survint la crise financière de 2008, qui vit l’Europe se ” japoniser “, lentement mais sûrement. Au point que les économistes, inquiets depuis deux ou trois ans, furent nombreux à tirer la sonnette d’alarme l’an dernier.

De nombreuses différences…

Mais quel est donc le mal japonais ? Sorti K.-O. de la guerre, le Japon s’est longtemps redressé avec l’étiquette ” pays émergent ” avant de se stabiliser comme un pays devenu développé, puis de stagner. La croissance japonaise atteignait 9,5 % par an dans les années 1950 et 1960, en termes réels. Entre 1973 et 1991, elle fléchit à 4,1 %. Elle est ensuite passée en dessous de 1 % de moyenne annuelle avec, par exemple, 0,8 % en 2018 et 0,7 % l’an dernier. L’inflation a plongé davantage encore : négative de 1999 à 2005 et faiblement positive ensuite, elle affiche 1,8 % à peine… au total des 20 dernières années. En résumé : croissance très faible et inflation nulle. C’est surtout sur ce dernier plan que la zone euro marque un écart, avec un taux annuel moyen de 1,6 % sur ces mêmes 20 ans.

” La crise du Covid-19 pourrait bien d’abord accélérer la japonisation de l’Europe, mais les mesures prises devraient ensuite permettre de l’éviter. ” Koen De Leus (BNP Paribas Fortis)© pg

Autre caractéristique du Japon : une population qui vieillit à vive allure. D’après l’OCDE, la proportion de personnes âgées de 65 ans et plus y atteint 28,1 % (chiffre 2018) contre, par exemple, 16 % aux Etats-Unis et 9 % au Brésil. En Europe, même l’Italie présentée comme le deuxième pays le plus vieux du monde ne se situe qu’à 22,7 % de seniors, guère plus que les 21,9 % de la Grèce ou les 21,5 % de l’Allemagne. La France et la Belgique sont plus jeunes, avec 19,8 et 18,8 % respectivement. C’est l’immigration qui fait la différence entre l’Europe et le Japon. Alors que Tokyo affiche une tolérance quasi nulle sur ce plan, le Vieux Continent ouvre ses frontières de longue date. L’effet en est double puisqu’on sait la fécondité plus élevée dans les populations allochtones.

Le fonctionnement de l’économie et les systèmes bancaires ne sont pas du tout les mêmes en Europe et au Japon, souligne un économiste. La situation financière des Etats est également très différente : le déficit budgétaire est de l’ordre de 1 % du PIB en Europe (grâce au surplus de l’Allemagne) et la dette publique est inférieure à 100 % de ce PIB. Le Japon se situe à 3 % pour le premier et à 240 % pour le second !

… mais une évolution équivoque

La ressemblance entre l’Europe et le Japon serait-elle finalement limitée au point qu’évoquer une japonisation serait très excessif ? C’est surtout l’évolution observée en Europe qui s’apparente à ce phénomène, relève Patrick Artus, économiste en chef de la banque française Natixis. Après avoir défini la japonisation comme un mouvement qui amène les taux d’intérêt à zéro et l’endettement public à un niveau très élevé, il en définit les trois étapes, en soulignant qu’on les observe en Europe depuis 2010. D’abord, la déformation du partage des revenus au détriment des salariés entraîne une inflation faible et la faiblesse de la demande des ménages. Ceci conduit la banque centrale à imposer un taux d’intérêt à court terme nul. Ensuite, chaque fois que l’activité faiblit, on réagit avec une politique budgétaire expansionniste, d’où il résulte une hausse forte de l’endettement public. Enfin, pour assurer la solvabilité budgétaire, il est nécessaire que le taux d’intérêt à long terme devienne nul lui aussi.

Et que pense Patrick Artus de la crise du Covid-19 ? Que le confinement entraînera une énorme épargne involontaire, que les gouvernements vont légitimement emprunter pour financer leurs déficits. Ceci ressemble à de la japonisation… mais pas dans les causes : au Japon, c’est la faiblesse récurrente de la demande (et non de l’offre, comme ici) que l’Etat veut corriger. Au total, pour l’économiste, l’évolution que l’on va vivre en 2020 n’est pas du tout le modèle japonais et il ne faudrait pas tomber dedans !

La chute de la demande dépasse celle de l’offre

” Sans l’aide des politiques européens, une nouvelle récession risque bien de nous pousser plus encore dans la direction de la japonisation “, déclarait en juin 2019 Koen De Leus, économiste en chef de BNP Paribas Fortis. Cette récession, on y est aujourd’hui. Et fameusement ! Alors ? Premier point : l’Europe s’est japonisée quelque peu, certes, mais sans connaître une situation comparable à celle du Japon dans les années 1990, souligne l’économiste. D’abord, l’action de la BCE après la crise de 2008 a permis de maintenir à la fois un peu d’inflation et de (modestes) attentes d’inflation. Le drame du Japon, c’est qu’il n’y a là-bas aucune attente de ce genre. Ensuite, l’immobilier est resté stable, à l’inverse du krach relevé au Japon ( lire l’encadréLa méga-bulle des années 1980 “).

La méga-bulle des années 1980

On ne peut évoquer le marasme japonais sans rappeler qu’il est la conséquence de la bulle des années 1980. L’indice Nikkei de la Bourse de Tokyo a, grosso modo, été multiplié par six en sept ans, signant un sommet de 39.915,87 points le 29 décembre 1989. Il dégringola ensuite progressivement, pour s’écraser à 7.054 points le 10 mars 2009. Il était revenu aux environs de 24.000 en 2018 et jusqu’à la veille du krach Covid-19. La bulle fut infiniment plus spectaculaire dans l’immobilier. Dans le quartier commercial de Tokyo, le prix du terrain grimpa ainsi de 42 % en 1985, puis de 122 % en 1986 ! Nombre de Japonais s’enrichissaient en spéculant et dépensaient sans compter. Le même effet de richesse gagna les compagnies d’assurances : Yasuda fit sensation en mars 1987, en déboursant 39,9 millions de dollars pour Les Tournesols de Van Gogh. Mais l’effondrement des prix immobiliers qui suivit dépasse l’entendement : en 2004, le marché résidentiel avait chuté de 90 % à Tokyo, tandis que l’on observait, dans le district financier, des transactions se réalisant à… 1 % à peine des prix record atteints en 1985 pour les localisations les plus prestigieuses.

Une autre grande différence est la réaction à la crise du Covid-19. ” On observe une réaction très forte de la BCE – comme de la Fed aux Etats-Unis – mais aussi des gouvernements, tant pour lutter contre le coronavirus que pour redresser l’économie aussi vite que possible, poursuit Koen De Leus. Tokyo avait au contraire réagi avec un gros retard. ”

Il ne faut pas attendre de miracle à court terme pour autant, avertit l’économiste. ” Nous nous attendons à une inflation négative cette année, à -0,4 %, avant une remontée à 0,8 % en 2021. Ceci vaut pour la Belgique, mais la situation sera semblable ailleurs en Europe. Pourquoi ce repli des prix ? Parce que la chute de la demande sera encore plus importante que celle de l’offre. On a déjà observé une diminution des prix de certains services. Et les loyers des appartements vont aussi connaître un recul en raison des difficultés financières des locataires. Les salaires ne vont pas enregistrer de hausse, alors que le taux de chômage grimpera selon nos prévisions de 5,4 en 2019 à 7,5 % cette année, pour revenir à 7,2 % l’an prochain.

Déflation en 2020, mais normalisation ensuite

Cette situation va-t-elle se prolonger ? Car la japonisation, c’est aussi une inflation très faible qui flirte avec la déflation, rappelle Koen De Leus, qui répond toutefois par la négative. ” A plus long terme, d’autres facteurs prendront le pas, pour aller en sens inverse, explique l’économiste. On s’attend ainsi à davantage de déglobalisation, ce qui aura un effet à la fois sur les prix et sur les salaires. Il faut également compter avec plusieurs nationalisations d’entreprises, ce qui signifie moins de productivité et de compétitivité, un autre facteur d’augmentation des prix. Troisième élément : les banques centrales ont injecté des sommes colossales dans l’économie et, lorsque l’économie se redressera, ces capitaux pourraient bien gonfler la demande des ménages et des entreprises.

” Ce qu’on va vivre en 2020 n’est pas du tout le modèle japonais. ” – Patrick Artus (Natixis)© BelgaImage

Le problème du Japon, c’est que les ménages et les entreprises étant restés sur la touche pendant 20 ans, l’Etat fut le seul à investir. Finalement, la crise du Covid-19 pourrait bien accélérer la japonisation de l’Europe dans un premier temps, tandis que les mesures prises pour redynamiser l’économie devraient ensuite permettre d’éviter cette japonisation. ”

Vieillissement : un gros souci !

Peter Vanden Houte (ING Belgique):
Peter Vanden Houte (ING Belgique): ” Le vieillissement de la population est un important facteur de japonisation. “© Photo News

” En matière de vieillissement de la population, l’Europe a 17 ans de retard sur le Japon, que l’on peut donc prendre comme exemple pour le futur, observe Peter Vanden Houte, économiste en chef chez ING Belgique. Pour lui, la différence évoquée ci-contre pourrait donc se résorber. Cette évolution démographique présente deux conséquences très importantes. D’une part, la population en âge de travailler va bientôt décliner en Europe, ce qui s’observe déjà dans certains pays. On peut y remédier en retardant l’âge de la retraite, mais c’est peu populaire et assez marginal. Et par l’immigration, mais elle ne répond que partiellement aux besoins. Peut-on compenser ce handicap par des gains de productivité, comme certains l’espèrent ? On ne l’observe guère au Japon… précisément parce que le vieillissement a un impact négatif sur la productivité, celle-ci ne progressant plus après l’âge de 45 ou 50 ans. Le vieillissement de la population serait donc un important facteur de japonisation !

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