Colmant: “Nous bénéficions d’un bien-être emprunté au futur”

Bruno Colmant. © THIERRY DU BOIS-REPORTERS

Le modèle social-démocrate européen est en train de céder la place à l’économie de marché à l’anglo-saxonne, observe Bruno Colmant. Le professeur, également responsable depuis 2015 de la recherche macro-économique à la Banque Degroof Petercam, esquisse quelques scénarios pour les années 2017 et 2018.

Plusieurs banques ont confirmé les délocalisations d’emplois attendues en cas de Brexit. Pourtant, au lendemain du scrutin, on a assisté à un envol de la Bourse de Londres, tandis que quelques entreprises, dont Facebook, annonçaient y établir un siège international. Une contradiction qu’il est bon de creuser.

BRUNO COLMANT. La migration vers le Continent ne concernera que les activités bancaires ayant besoin du passeport européen. En fait, engendré par l’anxiété face à la mondialisation et l’immigration, le Brexit résulte d’une réaction très émotionnelle qui n’a pas grand-chose à voir avec les enjeux économiques. Il va par contre entraîner un changement de logiciel économique au Royaume-Uni. Je ne crois pas que le pays va souffrir du Brexit. Au contraire, il va rester la tête de pont des Etats-Unis en Europe et va concurrencer l’Irlande en devenant un havre fiscal. La Belgique sera perdante, par contre. A l’inverse du Luxembourg, qui bénéficiera largement de la migration d’activités financières grâce à des compétences uniques, notamment dans les infrastructures bancaires.

Si Londres profite du Brexit, cela ne risque-t-il pas de donner des idées à d’autres pays ?

Ce possible effet de contagion est à mon avis tempéré par le fait que les autres grandes économies européennes sont liées par la monnaie unique. Il faudrait vraiment d’énormes problèmes d’endettement ou de compétitivité pour nourrir une pareille tentation.

Encore faut-il que l’euro subsiste. Certains économistes sont sceptiques…

L’euro est un des ciments de l’intégration européenne et l’aboutissement de la mobilité des personnes et des capitaux. Il me semble donc quasiment irréversible. Plusieurs problèmes ne peuvent être niés pour autant, dont une crise de la gouvernance qui, à mon sens, ne sera malheureusement jamais résolue. Pourquoi ? Parce qu’on réfute le fédéralisme et que les Allemands ne veulent pas d’une Union européenne de transferts : ils veulent garder le contrôle des finances publiques. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils refusent la garantie européenne des dépôts bancaires. Résultat : une monnaie fédérale, mais des politiques confédérales. C’est évidemment compliqué, voire peu compatible. C’est pourquoi, à défaut de mettre les ressources en commun, on force un alignement des politiques fiscales et budgétaires. Il se heurte toutefois à deux réalités. D’abord, les cycles économiques sont différents suivant les pays. Ensuite, les orientations politiques peuvent elles aussi devenir différentes.

Une opposition entre gauche et droite, pour faire simple ?

L’euro est une monnaie de centre-droit, voire de droite, et certains pays pourraient la contester en se positionnant très différemment sur le plan politique, comme la Grèce. Ceci, c’est pour la gouvernance.

Le second problème est le niveau d’endettement de certains pays. A l’issue de son programme, la BCE aura refinancé 20 % de la dette publique européenne, à des taux extrêmement bas. C’est dès lors un nouveau créancier qui est apparu et qui a en quelque sorte rééchelonné un cinquième de la dette. Avec une remontée des taux, le danger se précisera. Pour un pays en particulier : l’Italie.

Le troisième problème, dont on parle peu, c’est celui des surplus et déficits commerciaux. Parce que l’euro est trop faible pour certains pays, dont l’Allemagne, mais trop fort pour d’autres, dont l’Italie. On a calculé – le FMI notamment – qu’un retour au mark et à la lire entraînerait un écart de 30 à 40 % en faveur du premier.

On imagine quand même mal que les taux d’intérêt remontent fortement : la BCE fera tout pour les contenir et empêcher ainsi les dettes publiques de devenir ruineuses…

Oui, clairement. C’est une immense imposture d’avoir présenté le programme de création monétaire de la BCE (les rachats d’obligations, ou assouplissement quantitatif, Ndlr) comme étant une façon de relancer l’inflation : ce qui crée de l’inflation, c’est la demande. Le but était en réalité de refinancer les Etats car le cauchemar de la BCE, c’est qu’un pays fasse défaut. Quand son programme de rachats sera terminé, je pense qu’elle fera tout pour garder des taux bas, par un ciblage à long terme. Les taux seraient dès lors négatifs en termes réels, au bénéfice des Etats mais au détriment des épargnants.

En quoi consiste ce ciblage ?

C’est ce que fait la banque centrale du Japon. Elle veut garder des taux à long terme aux environs de 0 % et éviter trop de volatilité. Elle vend des obligations d’Etat ou en achète, suivant les circonstances, pour stabiliser les taux. Ceci empêchera-t-il des rééchelonnements de dette ? Ma conviction intime est qu’on y assistera immanquablement dans certains pays du Sud de l’Europe.

La BCE, qui est aujourd’hui obligée d’acheter des obligations de tous les pays, devra alors être autorisée à cibler. La dette italienne, par exemple…

En effet, et ce sera un débat politique fort compliqué. Car bien qu’on prétende la BCE indépendante, il faudra qu’on arrive à un consensus politique entre les quatre grands pays de la zone euro sur sa gestion. La discussion sera très difficile, en particulier avec les Allemands. Ceux-ci savent toutefois que si un pays fait sécession monétaire, l’épargne de tous sera mise en danger. La gestion de la devise européenne va clairement devenir beaucoup plus politique et il faudra y réintégrer des facteurs comme l’emploi et la conjoncture économique. A l’instar de ce qui se pratique aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou encore au Japon. C’est ce qu’on aurait dû faire dès le début.

On évoque régulièrement le spectre d’une énorme dette laissée aux générations futures, mais s’en préoccupe-t-on vraiment ?

La Belgique consacre, en chiffres ronds, 95 % de son budget au fonctionnement et 5 % à peine aux investissements. Nous bénéficions donc clairement d’un bien-être emprunté au futur. Jusqu’au début des années 1970, notre dette publique résultait largement des investissements réalisés, notamment dans le réseau autoroutier et les ports. C’est alors que, pétrifiés par les chocs pétroliers et les désordres monétaires, les Etats se sont substitués au secteur privé pour créer de l’emploi. Entre 1973 et 1993, la Belgique a créé 200.000 postes de fonctionnaires supplémentaires !

Nombre d’économistes estiment qu’il vaudrait mieux accroître un peu le déficit en investissant davantage. On peut même imaginer que les marchés financiers apprécieraient… au lieu de froncer les sourcils.

La plupart des économistes sont d’accord, c’est vrai, mais cela ne se fait pas parce que la gestion de la monnaie est idéologique. Si elle relevait de l’économie politique, on permettrait en effet aux Etats de s’endetter davantage pour réaliser des dépenses d’infrastructure. D’autant qu’avec des taux d’intérêt au plancher, on peut attendre de ces investissements un supplément de croissance supérieur au coût de l’emprunt. Reste tout de même la question : dans quelles infrastructures ? La plupart touchent à la mobilité et celle-ci représente un grand point d’interrogation à long terme. Certains pays ont décidé d’investir dans les infrastructures digitales, et telle est sans doute une voie à retenir. Aujourd’hui, les taux d’intérêt bas ne servent qu’à conforter l’endettement public. On devrait aller plus loin et déployer ce dernier en faveur des investissements, c’est-à-dire revenir à une politique keynésienne.

On se lamente de la mauvaise image de l’Europe, mais ces négociations secrètes sur le TTIP, par exemple, dont les parlementaires eux-mêmes ne peuvent consulter les documents que du bout des doigts, n’est-ce pas exactement ce qu’il faut pour susciter la méfiance ?

L’Europe est devenue une technocratie administrative. Elle a réalisé de belles choses, de l’imposition d’un modèle social-démocrate auquel tout le monde a adhéré, à l’intégration de l’Europe ex-soviétique, qui s’était désintégrée. Aujourd’hui cependant, la fatigue de la crise conduit à s’écarter de ce modèle social-démocrate, certains croyant trouver un apaisement dans des regroupements religieux, ethniques, linguistiques, etc. L’Europe se rétracte à une échelle domestique, voire sous-domestique. On avait imaginé que le Brexit mènerait à un sursaut européen. Dans les faits, on a observé un sursaut verbal, mais pas d’expression politique nette. Je crains que le modèle social-démocrate soit en train de s’évanouir.

Faut-il le remplacer par un autre ?

L’Europe a toujours été une terre de confrontations, mais dépassées par un idéal de paix. Pourquoi ces valeurs morales sont-elles en train d’être disqualifiées ? Parce qu’on entre dans une économie beaucoup plus mercantiliste, à l’anglo-saxonne. Et dont le pragmatisme s’accompagne mal de valeurs morales. L’immersion de l’Europe dans une économie de marché anglo-saxonne est sans doute contraire à l’expression de valeurs supérieures.

Les défenseurs de l’Europe ne sont-ils pas à côté de la plaque face au ” populisme ” ? Ils se confinent dans un politiquement correct sourcilleux, même face à la Turquie par exemple, alors qu’une large part de la population considère visiblement qu’un vrai leader doit aussi pouvoir dire non…

Le problème est que personne n’incarne l’Europe. Elle n’est pas gouvernée ; elle est administrée. Peut-être ne peut-elle d’ailleurs pas être représentée par quelqu’un. Encore qu’Herman Van Rompuy avait fort bien assumé cette tâche, lui, imprégné d’idéal social-démocrate européen. Les Etats-Unis ont une figure tutélaire, qu’on aime ou qu’on n’aime pas, mais ils l’ont. Sans elle, on assiste à un certain désarroi de la population.

Pour en revenir au populisme : c’est le refus de la complexité du monde. Or, on ne peut pas trouver de solutions simples à des problèmes complexes. Il faut aussi l’expliquer, c’est vrai. Or, les hommes politiques n’ont pas encore dit quelle était l’envergure du bouleversement sociétal qu’on vit actuellement. On n’ose pas dire aux gens qu’ils doivent se recycler, par exemple.

Beaucoup estiment que ce sera à l’avenir plus difficile, moins bien qu’avant… mais ce n’est pas un message politique porteur !

En fait, il y a une erreur de perspective : les années fastes auxquelles on se réfère souvent étaient exceptionnelles. La faible croissance actuelle est conforme à la moyenne du 20e siècle. Par ailleurs, les développements technologiques qui foisonnent vont révolutionner le monde pour un bien, en matière de mobilité comme de médecine. Ce sera un peu éreintant, car chacun devra en permanence être curieux, étudier, se former… Il faudra aussi prendre davantage de risques, à titre professionnel comme en tant qu’épargnant. C’est la logique du modèle anglo-saxon, dont la trame est le déséquilibre permanent. Ce sera plus difficile, mais pas moins bien…

PROPOS RECUEILLIS PAR GUY LEGRAND

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