“Nos obligations dépassent nos chiffres et concernent également l’humanité et l’environnement”

Ce mercredi 8 janvier, Guy Wollaert sera l’orateur principal de la remise de prix du Trends Manager de l’année 2014.

Guy Wollaert a rejoint le comité de direction de la Coca-Cola Company en 2011. En tant que CTO (Chief Technical Officer) de la multinationale, il veille à la qualité de près d’1,6 milliard d’hectolitres du géant d’Atlanta tout en étendant le marché des 500 produits de la marque.

Bonsoir,

Merci, monsieur le Premier ministre, pour vos mots enthousiasmants.

Je me sens honoré de pouvoir, en ce début de nouvelle année, partager quelques réflexions avec vous.

Ces réflexions proviennent d’une perspective édifiée après avoir vécu et travaillé pendant 30 ans dans quatre continents, pourvus chacun d’une grande diversité de communautés, de cultures et d’environnements naturels.

Je sais que c’est toute une histoire, mais permettez-moi de commencer par le commencement.

Imaginez-vous le contexte suivant: nous sommes fin des années septante. Partout en Europe, on détruit de magnifiques bâtiments anciens. Les gouvernements et entreprises les remplacent par des monstres de fonctionnalité des plus banals.

Un jeune étudiant en architecture, convaincu comme il est que les bâtiments doivent signifier quelque chose, part à la recherche de structures créées avec un objectif plus sensé. Et c’est justement au Sahara qu’il trouve ce qu’il cherche. Il remplit le réservoir d’une petite Renault 5 et fait le trajet Belgique-Algérie, convaincu d’être sur la trace d’une architecture sensée sur le plan social et durable.
Dans cette version, ma vie semble beaucoup plus excitante qu’elle ne l’est. Mais à 22 ans, je me suis bien rendu au Sahara pour y étudier une petite communauté musulmane. La société les a longtemps rejetés à cause de leur conviction religieuse.

Finalement ils se sont établis au bord du Sahara dans la ville de Ghardaïa en Algérie.

Leur isolement est très difficile à décrire. Le peuple Mzab avait très, très peu de ressources qui étaient de plus uniquement locales. Ils n’avaient certainement rien de superflu. Mais ils ont réussi à survivre pendant des siècles et même à vivre dans la prospérité grâce à leur propre définition du succès. Ils ne construisaient pas seulement dans le but d’avoir un toit. Ils ne cultivaient pas la terre dans le seul but de produire de l’alimentation. Tout ce qu’ils faisaient s’intégrait dans un système plus global, dans lequel tout était constamment complété. Si un élément – par exemple l’eau, l’énergie, l’alimentation, les matériaux, perturbait l’équilibre, le système se serait effondré et ils n’auraient pas pu survivre en tant que communauté.

Personne ne leur a appris que cet équilibre est fondamental pour un bon concept. Pourtant, il était époustouflant de voir comment ils avaient développé un système équilibrant durablement l’input et l’output.

Ce système m’a laissé une impression durable. En réfléchissant à ce que je raconterai aujourd’hui, j’ai pensé tout à coup que la pertinence de ces gens reste très grande aujourd’hui.

Je réalise que cette histoire peut sembler guère logique. Après tout, ils devaient lutter pour survivre, alors que nous avons réalisé un progrès inimaginable sur le plan technologique.

Qui parmi vous a lu le journal ce matin? [Pause] En une semaine, un lecteur du New York Times reçoit plus d’information que le citoyen moyen du 17e siècle en toute une vie.

Et j’évoque seulement une source d’information. En additionnant toutes les sources d’informations, nous pouvons à peine concevoir nous-mêmes ce que nous créons. Entre la naissance de l’humanité et 2010 nous avons créé ensemble 5 hexabytes d’informations, ce qui revient à 5 milliards de gigabytes.

Aujourd’hui, nous produisons la même quantité d’information en dix minutes.

La croissance que nous sommes capables de réaliser n’est plus linéaire, mais exponentielle.

Nous avons vu ce que cela signifie pour l’amélioration du niveau de vie dans le monde.

En 1880, il fallait travailler environ 15 minutes pour payer une heure d’éclairage de lampe à huile. Aujourd’hui, les personnes qui bénéficient d’un revenu moyen ne doivent travailler qu’une demi-seconde pour une heure de lumière. Il s’agit d’une amélioration multipliée par 450.

De telles améliorations n’ont pas lieu uniquement dans ce que nous aimons appeler le monde “développé”.

• En 1995, l’Inde comptait près de 4,5 millions de familles de classe moyenne. En 2009 ; ce nombre s’élevait à près de 30 millions.
• Les Chinois sont dix fois plus riches qu’il y a 50 ans.

Les pays qui ressentent le plus clairement l’impact du progrès technologique ne sont pas toujours ceux qu’on croit. Un exemple : qui aurait cru il y a 5 ans que c’est le Kenya qui utilise le plus grand nombre de paiements par téléphone mobile ?

Partout dans le monde, les gens s’attendent à ce que toutes les générations aient un meilleur niveau de vie que la précédente. Si on prend en compte l’histoire récente, cela semble une attente raisonnable.

Cependant, il y a quelque chose qui cloche dans nos calculs. Même en tant qu’étudiant de 22 ans, je comprenais le principe d’équilibre.

Je comprenais qu’un concept ne peut être durable que si l’input et l’output sont en équilibre au sein d’un système plus global. Le peuple Mzab utilisait la même idée pour survivre dans le désert algérien.

C’est une idée qu’une grande partie du monde industrialisé a du mal à accepter.

Dans le monde des affaires, nous avons appris à nous concentrer sur une croissance linéaire. Sur une hausse des bénéfices, du nombre de clients, du chiffre d’affaires…

Cela nous a placés dans une situation intenable.

Au cours des deux cents dernières années, l’importance accordée à la croissance économique nous a placés dans une situation précaire.

On ne peut produire indéfiniment sans qu’un rendement équivalent vienne renforcer les communautés locales et régénérer les ressources naturelles.

La conception d’une croissance tridimensionnelle – c’est-à-dire d’un point de vue aussi bien économique, que de la communauté locale et des ressources naturelles – est critique pour notre avenir collectif.

Les prévisions indiquent que la consommation énergétique augmentera encore de 56 % entre 2010 et 2040, étant entendu que pratiquement 80 % de cette énergie proviendront de combustibles fossiles.

Le changement climatique perturbe déjà l’approvisionnement en nourriture et provoque d’importantes fluctuations des marchés de produits agricoles. Cette situation a des incidences pour tout le monde, mais surtout pour les populations pauvres. Et ces problèmes ne feront que s’accélérer à mesure que les concentrations de CO2 dans l’atmosphère continuent de s’intensifier. Nous nous approchons déjà dangereusement du niveau auquel il nous sera impossible de prévenir une augmentation des températures de 2 degrés – un point que la plupart des experts considèrent comme le déclencheur de catastrophes climatiques majeures.

Il est très clair qu’à l’avenir, si nous continuons à définir la croissance exclusivement sur base d’une croissance de consommation et de production, nous finirons par vivre dans notre propre version du Sahara. Et ce sera entièrement de notre faute.
Je ne suis pas ici pour lancer l’alerte. J’admets que nous avons déjà beaucoup progressé. De nombreux gouvernements et entreprises – surtout en Europe du Nord et en Europe de l’Ouest – sont très concernés par la durabilité et agissent dans ce sens. Mais ces efforts suffisent-ils ?

Si nous voulons atteindre la croissance infinie, il faut élargir notre définition actuelle de durabilité.

À long terme, il faudra considérer le succès comme tridimensionnel, et non linéaire ou d’une seule dimension, à savoir celle de la croissance économique.

Il faut élargir notre définition de la croissance. Les analystes de Wall Street et nos Conseils d’administration se concentreront toujours sur les chiffres économiques. Ils s’attendront toujours à ce que le prochain trimestre et le prochain exercice soient meilleurs que le précédent.

Il va de soi que c’est important. De cette façon, nos entreprises restent rentables, ce qui nous permet d’attirer du nouveau capital et d’investir en R&D et de nouvelles applications d’entreprises destinées à résoudre ces problèmes.

Pourtant, nous devons simultanément harmoniser notre définition de la croissance avec une approche plus intelligente, tridimensionnelle, qui ne doit pas seulement conduire au succès en affaires, mais aussi focaliser sur l’innovation en progrès social et en durabilité environnementale.

Comment s’y prendre?

Nous savons tous que l’innovation est le moteur de la croissance d’une entreprise. Ce que je veux dire, c’est que pour parvenir à une croissance durable, nous devrions adopter une approche plus holistique de l’innovation, qui nous enseigne de nouvelles méthodes pour aborder simultanément le QUOI, le COMMENT et le AVEC QUI de l’innovation.

Commençons par une nouvelle approche des produits et des services que nous innovons. Le QUOI.

Dans un monde où les matières premières sont limitées, nous ne pouvons pas nous permettre de “jeter” quoi que ce soit. Je me suis toujours demandé où vont ces déchets, certainement par ces temps où chacun est relié à chacun. Chaque fois que nous nous débarrassons de quelque chose, nous manquons l’occasion d’utiliser ou de réutiliser les matières premières naturelles. Nous devrions évoluer vers une approche “cradle to cradle” ou “de source à source” qui nous permet non seulement d’innover pour une première utilisation, mais aussi de sélectionner des matières premières et de matériaux – depuis la phase de création – pour une réutilisation infinie.

Cela semble une tâche impossible? Pas du tout. Combien d’entre vous ont bu une boisson dans une canette en aluminium ? Cette canette provenait sans doute d’un de ces systèmes de boucle fermés. Fost Plus indique que 97,7% des métaux ménagers sont recyclés sur le marché belge. Les membres de Fost Plus recyclent même davantage de canettes qu’ils n’en mettent sur le marché. C’est incroyable ! Ces canettes sont recyclées à l’infini. Dans les soixante jours, elles peuvent se retrouver dans les rayons, ce qui ressemble très fort à un système en boucle fermée.

La société belge Umicore se classe au sommet de la liste des entreprises les plus durables au monde. C’est incroyable, quand on y pense, non ? Car n’oublions pas qu’il s’agissait d’une société minière à l’origine ! Mais ils ont changé de modèle de gestion et aujourd’hui, au lieu d’extraire des métaux de la terre, Umicore récupère des matériaux du tri des déchets électroniques, des convertisseurs catalytiques, des piles rechargeables et des résidus de fonderies de cuivre et de zinc. Tout cela ne paraît pas très excitant de prime abord, mais je ne pense pas exagérer la signification de ce changement. Au niveau mondial, les déchets électroniques augmentent de 33 % chaque année, notamment parce qu’il est difficile de les recycler. Mais Umicore a trouvé le moyen d’en faire bon usage. Saviez-vous qu’une voiture sur trois dans le monde est équipée d’un convertisseur catalytique Umicore et que 25 % des ordinateurs portables et téléphones mobiles ont des matériaux Umicore dans leur batterie ? Imaginez la différence que peut faire un engagement envers la durabilité de la part d’une entreprise qui touche autant de points sensibles.

Mais il y a d’autres exemples qu’Umicore.

Chez Coca Cola nous nous sommes par exemple engagés à atteindre un impact mondial positif sur l’eau d’ici 2020. L’eau est un système de boucle fermé. En principe, ce que nous puisons dans la réserve naturelle d’eau doit être égal à ce que nous lui rendons. Nous avons déjà beaucoup progressé en cette matière, par exemple en Inde, où nous avons pu rendre plus de 120% de notre consommation d’eau.

Le deuxième aspect d’une nouvelle approche pour l’innovation se penche sur le ‘HOW’, le ‘comment’. L’un des plus grands progrès réalisés grâce à la technologie digitale est l’incroyable aspect participatif ou le ‘crowd sourcing’. Du point de vue du marketing, ce fut d’une aide considérable. Nous ne parlons plus aux consommateurs à travers nos publicités. Maintenant, avec l’aide de Facebook (où Coca-Cola a presque 80 millions ‘d’amis’), Twitter, et d’autres médias sociaux, nous avons un dialogue interactif avec nos consommateurs. Ils ont non seulement des opinions sur nos produits et marques, mais aussi beaucoup d’idées qui inspirent nos activités R&D, et notre portefeuille de plus de 3,500 de boissons.

Nous devons exploiter la voix du peuple pour participer à la résolution des problèmes ou guider la conception de produits. Manifestement, les personnes à la tête des organisations ont une grande partie des connaissances requises, mais il faut être capable d’équilibrer cette approche du sommet à la base par une approche de la base au sommet.

De nombreuses entreprises ont compris qu’il y a beaucoup à gagner en appliquant cette stratégie. Par exemple, l’entreprise danoise Aarhus Water a lancé un concours pour réunir les meilleures idées en vue de remanier l’une de ses usines de traitement des eaux usées. Ils ont défini quatre défis différents en veillant à ce que ceux-ci soient suffisamment larges pour attirer des gens en dehors de leur secteur, afin de trouver des idées novatrices pour le prélèvement de carbone, la production de biogaz, la consommation d’énergie et une meilleure utilisation de l’énergie.

Cela nous mène au troisième et dernier aspect de l’innovation que je souhaite traiter ici, à savoir le “WHIT WHOM” ou la question “avec qui” que nous appelons le Triangle d’Or , la collaboration entre le monde des affaires, la société civile et l’état. Toutes les parties concernées ont intérêt à ce type de collaboration.

La province du Limbourg, qui s’est engagée à respecter le principe de neutralité carbone d’ici 2020, illustre très bien cet aspect. Les autorités provinciales et locales collaborent avec le monde de l’entreprise, les syndicats, les universités et la société civile pour concrétiser les méthodes innovatrices d’atteindre cet objectif, y compris de nouvelles techniques pour ériger des bâtiments durables et élargir les transports en commun.

La ville néerlandaise de Venlo est également un bel exemple. Venlo s’est transformée en premier centre ” cradle to cradle”. Cette énorme vague d’innovation satisfait autant les spécialistes de l’environnement que les investisseurs.

Tous les secteurs ont intérêt à ce genre de collaboration. Ainsi Coca et Cola et la Fondation Melinda Gates ont uni leurs forces pour ledit projet Nurture. Ensemble, nous avons doublé les revenus de plus de 50.000 petits cultivateurs de mangues et de fruits de la passion au Kenya et en Ouganda. Nous avons contribué à rendre plus durable l’agriculture de ces pays, à réduire la pauvreté pour des dizaines de milliers de personnes et à mettre des ingrédients importants à la disposition de Coca Cola. Ces trois dimensions de croissance bénéficient donc à tout le monde : à l’environnement, à la société et au business.

Les gouvernements doivent donc continuer à soutenir de tels efforts si nous voulons que la notion de succès évolue dans un sens plus durable. Non seulement en promulguant des lois qui encouragent les initiatives et l’entreprenariat, mais aussi en créant un climat qui offre une stabilité et une confiance et permet de garder et d’attirer des managers compétents afin qu’ils fournissent des résultats concrets au sein d’une complexité élevée d’une “triple bottom line”.

Nous sommes les acteurs capables d’exercer le plus grand impact.

Les entreprises sont le moteur de la croissance. Finalement, nous déterminons de concert avec notre conseil d’administration la façon dont nous définissons le succès pour nos entreprises et les désavantages que nous sommes prêts à accepter pour l’atteindre. Si nous décidons collectivement de revoir notre définition de la croissance, cette vision déterminera la qualité de la société et l’environnement naturel dans lequel nous, ainsi que les futures générations, vivrons.

La grande échelle entraîne une plus grande responsabilité. C’est pourquoi nous avons autant l’occasion que l’obligation de montrer un nouveau leadership.

Même maintenant que les richesses naturelles diminuent, la population mondiale continue à augmenter. Les experts s’attendent à une stabilisation à environ 10 milliards d’habitants, sans doute en 2050.

Progressivement, deux milliards de personnes feront leur entrée dans la classe moyenne grâce à une plus grande participation de la population mondiale à la technologie et à la prospérité, ce qui fera augmenter exponentiellement la demande de ressources.
À court terme, nous devons équilibrer les bénéfices avec l’innovation holistique à long terme, ce qui sera déterminant pour les résultats des décennies à venir.

Informés par nos clients et nos consommateurs, nous choisissons un avenir de pénurie ou un avenir de possibilités illimitées.

Nous avons notre avenir entre les mains. Personne ne nous poussera dans le désert.

Nous pouvons améliorer le résultat pour les générations à venir si nous – la génération actuelle de dirigeants d’entreprises qui font autorité – saisissons cette chance et concevons que nos obligations dépassent nos chiffres et concernent également l’humanité et l’environnement.

Une petite communauté installée dans le Sahara n’a pas pu changer le monde. Pas davantage une entreprise. Ensemble, nous pouvons pourtant absolument marquer la différence. Une différence positive.

Merci.

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