Au nom du Père et du Saint Ubu

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Il dirige à la fois l’hebdo le plus féroce de Belgique, Père Ubu, et “le journal le plus con du monde” (c’est lui qui le dit), Zoute People. Entre ces deux extrêmes, John-Alexander Bogaerts fait le grand écart éditorial, tout en organisant des séminaires pour des boîtes privées. Gros plan sur un type forcément “énervant”.

Les victimes du délit de sale gueule ne sont pas toujours issues des quartiers défavorisés. Quand on est gosse de riches, on peut parfois, inspirer la méfiance, le dédain et la suspicion, pour d’autres raisons, cela va de soi. A 39 ans, John-Alexander Bogaerts en sait quelque chose et s’en amuse gaiement, lui que “ses” journalistes de Père Ubu surnomment “l’Ucclois” ou “le fils à papa” au gré de leurs échanges épistolaires. Car l’homme, en vérité, est plutôt bien né.

Fils d’une mère issue d’une grande famille de chocolatiers industriels (qui a fondé les marques Leonidas et Daskalidès) et d’un père “qui s’est fait tout seul” mais qui s’est chargé de l’éducation du prince Laurent pendant huit ans, John-Alexander Bogaerts n’a jamais dû, il est vrai, s’inquiéter de l’épaisseur de son portefeuille. Surtout durant son adolescence, dans les années 1980, où il était principalement, “hockeyeur, sorteur et dragueur”, comme il le confesse. Bref, tellement dissipé qu’il rejoindra très vite l’école de son père pour y terminer ses humanités sur du velours.

A l’époque, la Brussels School, fondée par Rudy Bogaerts en 1970, est en effet l’endroit où se retrouve toute la jeunesse dorée “en perdition” afin qu’elle soit préparée au mieux pour affronter l’épreuve salvatrice du jury central. Une école 100 % privée, qui fonctionne toujours sans subsides donc, et qui accueille encore chaque année une cinquantaine d’étudiants au prix vertigineux de 900 euros mensuels d’inscription par élève.

“Soyons clair, il s’agit d’une boîte à bac pour gosses de riches, même si l’objectif de mon père était, in fine, d’ouvrir son concept au grand public, reconnaît sans détour John-Alexander Bogaerts. Malheureusement, il n’en a pas eu le temps.” Disparu inopinément en 2007 à l’âge de 61 ans, l’ancien précepteur privé du prince Laurent sera remplacé à la tête de la Brussels School par son deuxième fils, David-Ian, qui poursuit aujourd’hui l’aventure scolaire dans la voie initialement tracée par papa.

“La fête est finie !”

“Mon père est la personne-clé de ma vie, enchaîne John-Alexander Bogaerts. C’était un homme de droite, très activiste et fasciné par la presse. Il avait d’ailleurs lancé l’hebdomadaire Jaco à l’aube des années 1990, avant de reprendre Père Ubu en 1997, qui lui avait été donné par Charles-Louis de Mérode et qu’il a animé avec passion jusqu’à la fin de sa vie.” C’est ce père au physique solide qui remettra peu à peu le bouillonnant John-Alexander sur un semblant de droit chemin après deux candidatures en droit à l’UCL superbement plombées par la guindaille, suivies de “six mois merveilleux” (sic) passés en Floride chez un oncle lointain.

“La fête est finie !”, scandera le père en 1991, obligeant son fils aîné à suivre enfin un ersatz de licence en histoire dans sa flambant neuve Brussels University, prolongement logique de la Brussels School que Rudy Bogaerts tenta vainement de lancer à l’époque, avant d’être stoppé net par un cancer dans la finalisation de ce projet ambitieux.

Une licence en histoire ? Pourquoi pas, après tout. Enfant, John-Alexander rêvait d’être archéologue et cette passion ne l’a jamais vraiment quitté, même si ses fonctions actuelles sont à des années-lumière des livres d’histoire (il en a plus de 500) et surtout des fortifications, son véritable sujet de prédilection (avec le rock !), qui traduisent, à ses yeux, “les processus fascinants d’extension des villes”.

Malgré cette formation sur mesure, c’est à nouveau dans le monde des soirées, des cocktails et des décibels que l’historien en herbe fera ses vrais premiers pas professionnels. Avec d’autres garçons dont les prénoms commencent aussi par la lettre J – John-John Goossens (fils de l’ancien patron de Belgacom) et Jérôme Fabry, tous deux diplômés de l’IAD – il fonde en 1996 une boîte spécialisée dans l’événementiel baptisée 4J Concept. Fort de son joli carnet d’adresses mondain, le trio enchaîne les événements et dope rapidement son capital sympathie. Les grandes marques font appel à ses services – Porsche, Dior, Chine Collection, BeTV, etc. – et le business se révèle finalement rentable.

Nombriliste et prétentieux

Durant une dizaine d’années, John-Alexander Bogaerts s’applique professionnellement, tout en restant fidèle à son image de noceur intempestif. Mode, nuit, long drinks et jolies filles… Le célibataire endurci travaille beaucoup, certes, mais cultive surtout son sens de la fête et de l’autopromotion. “C’est un type qui aime beaucoup parler de lui, confie un DJ repenti des soirées BCBG du sud de Bruxelles. Il a un côté nombriliste et prétentieux assez énervant, et il adore raconter à tout bout champ qu’il lui est arrivé de jouer au golf avec des vedettes.” De fait, “l’Ucclois” est un adepte passionné des greens, qu’il a foulés notamment avec le rocker américain Alice Cooper et qu’il ne manque jamais de parcourir avec sa partner favorite, Georgette, sa grand-mère de 83 ans, qui frappe toujours la balle, bon pied, bon oeil.

Toutefois, son pote John-John Goossens tempère la “rumeur” qui fait de John-Alexander Bogaerts un être forcément égocentrique : “Oui, il a un côté énervant, un ego démesuré, et il le sait ! Mais il a surtout une force de persuasion extraordinaire et c’est un commercial hors pair. A l’époque de 4J Concept, nous formions un tandem de choc lorsqu’il s’agissait d’avoir une idée à vendre : moi pour la créativité, lui pour le commercial. En fait, nous étions et nous restons très complémentaires.”

Car si la société d’événements a disparu un soir de l’année 2007 “à cause d’une certaine lassitude”, les deux amis n’en sont pas moins restés partenaires. Ils ont mis sur pied, parallèlement à leur carrière respective, une autre structure active dans la presse hypra-spécialisée. Baptisée Inside Editions, cette société a vu le jour en 2004 avec la sortie d’un magazine improbable, Zoute People, truffé de portraits de gens bien propres sur eux. “C’est le magazine le plus con de Belgique, ironise John-Alexander Bogaerts. Il s’agit d’une longue galerie de portraits, sans aucun nom ni aucune légende, pris dans une série d’événements qui se passent à Knokke. Et il n’y a rien d’autre !”

Pas tout à fait vrai : il y a aussi de la pub, beaucoup de pub, achetée par des annonceurs de prestige s’adressant directement à la propre régie d’Inside Editions. Distribué à 10.000 exemplaires huit fois par an, Zoute People est gratuit et s’arrache comme des petits pains dans tous les endroits branchés de la plus huppée des stations balnéaires belges.

Porté par un chiffre d’affaires actuel de quelque 350.000 euros, le modèle économique est tellement basique et rentable que les associés l’ont transposé à d’autres “communautés” : cette année, les premiers numéros de Hockey People sont sortis de presse – également distribués à 10.000 exemplaires dans 65 clubs de hockey de Belgique – et dans le courant de l’année 2011, la première livraison de Golf People sera déposée dans près de 80 club houses du pays. Sans compter que les complices d’Inside Editions ont des projets footballistiques dans leurs cartons avec la publication de Sporting People et Sclessin People à l’horizon 2011-2012 pour toucher le public feutré des loges des clubs d’Anderlecht et du Standard.

Un boulet devenu passion

A l’extrême opposé de ces magazines glacés aussi rentables qu’inutiles, Bogaerts veille également à la gestion quotidienne du B19, un centre de séminaires situé à Uccle, ainsi qu’à la “bonne tenue” de Père Ubu, qu’il a reçu en héritage, “malgré lui”, à la mort de son père. “A l’époque, ma première réaction a été de vouloir m’en débarrasser, confie l’éditeur responsable de l’hebdomadaire satirique qui a absorbé Pan cette année et qui s’écoule désormais à quelque 6.000 exemplaires. Je le voyais vraiment comme un boulet ! Mais j’ai relancé le journal vaille que vaille et je me suis finalement pris au jeu. Aujourd’hui, Père Ubu ne me rapporte rien mais j’y trouve un certain plaisir. C’est un hobby que j’ai pris à coeur pour rendre hommage à mon père et qui, contre toute attente, est devenu une vraie passion.”

Résolument catalogué à droite, l’hebdo satirique du jeudi passera à 12 pages et à 2 euros le 13 janvier prochain. Son patron est-il du même bord pour autant ? “Pour les gens de gauche, je suis de droite, et pour les gens de droite, je suis de gauche, ricane John-Alexander Bogaerts. Pourtant, je n’ai ni carte de parti ni couleur politique. J’ai déjà voté à gauche, à droite et pour les écolos. En fait, je me considère comme un socialiste libéral qui vote davantage pour des personnes et leur programme que pour un parti.” Parmi ses amis politiques, “l’Ucclois” se targue d’ailleurs de compter des personnalités d’horizons aussi éclatés que Christos Doulkeridis, Anne-Marie Lizin, Armand De Decker ou bien encore Alain Mathot.

Et les ennemis ? “Je n’en ai que deux, enchaîne l’éditeur responsable de Père Ubu. Henri Dineur, qui s’est réjoui de la mort de mon père, et Marc Uyttendaele, qui s’est amusé à multiplier les procès.” Interloqué, ce dernier s’étonne de cette animosité : “Je ne connais pas ce monsieur et je serais tout bonnement incapable de le reconnaître en rue, s’étonne Marc Uyttendaele. J’ai dû effectivement le croiser une fois dans ma vie, mais je n’ai aucun sentiment à l’égard de cet homme qui dirige un journal fascisant digne des fonds de rigole et qui manque totalement de rigueur journalistique.” Le ton est donné.

En dehors des sentiers glissants de la politique, John-Alexander Bogaerts peut toutefois compter sur d’autres amitiés solides telles que Christian Van Thillo, administrateur délégué du Persgroep, ou encore Philippe Delusinne, patron de RTL-TVi. “C’est effectivement un de mes amis proches, confirme le responsable de la chaîne privée. C’est une grande gueule, qui peut parfois paraître très mondain, mais ce n’est certainement pas un être narcissique. C’est vraiment quelqu’un de bien, un copain agréable à fréquenter et qui a une vraie lucidité au fond de lui.”

L’homme, il est vrai, s’est quelque peu calmé. Marié depuis quatre ans et père d’une fillette de deux ans, John-Alexander Bogaerts a mis son costume de fêtard au vestiaire et se concentre sur ses business, “réglant ainsi son pas sur le pas de son père”, pour paraphraser le titre d’un célèbre film. “Il est enfin devenu adulte”, rectifie tout simplement John-John Goossens, son ami de toujours. Pas faux.

Frédéric Brébant

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