” une nouvelle conquête de la lune, ce n’est pas de la science-fiction “

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A la tête d’Arianespace depuis 2013, Stéphane Israël fait le point sur les ambitions spatiales actuelles des uns et des autres. Pour lui, une sorte de colonisation de la Lune et de l’espace qui la sépare de la Terre est un objectif beaucoup plus rentable que la conquête de Mars.

En 2015, le groupe Arianespace a réalisé 12 lancements (six Ariane, trois Soyouz et trois Vega), depuis le Centre spatial de Kourou en Guyane française, pour un chiffre d’affaires de 1,4 milliard d’euros, et a enregistré 2,5 milliards de nouvelles commandes. Il vient de se voir attribuer le prix du ” Satellite Executive of the Year ” à la conférence Satellite, qui se tient depuis 35 ans à Washington.Arianespace est chargé de la commercialisation des lancements de satellites au sein de la nouvelle entreprise Airbus Safran Launchers, qui, depuis l’an dernier, est chargée du développement du futur Ariane 6.

La nouvelle frontière de l’espace, aujourd’hui, c’est quoi ?

STÉPHANE ISRAËL. Il y a d’abord une nouvelle frontière scientifique. Un nouveau monde à conquérir. Pour certains, l’ambition c’est d’aller sur Mars. A journey to Mars, un voyage vers Mars, disait l’administration Obama. Pour d’autres, la priorité doit être de retourner sur la Lune et de ” coloniser ” ce que l’on appelle l'” espace cislunaire “, entre la Terre et la Lune. Il y a dans ce monde cislunaire, des minerais à exploiter, notamment sur les astéroïdes évoluant à proximité de la Terre.

On pourrait aussi construire sur place une base scientifique pouvant être utilisée comme base de transit pour faire redécoller des fusées vers des destinations plus lointaines. Surtout qu’il y a de l’eau sur la Lune. Cette eau, en fonction de sa quantité, pourrait servir de carburant. Personnellement, je pense, et c’est aussi ce qu’affirme le patron de l’Agence spatiale européenne, Jan Wörner, que la Lune est un objectif plus atteignable que Mars. La Lune est à 380.000 kilomètres. Mars se trouve entre 55 et 400 millions de kilomètres de la Terre, en fonction des positions orbitales respectives des deux planètes. Un message radio met 1,25 seconde pour passer de la Terre à la Lune. Il faudrait jusqu’à 40 minutes pour une communication Terre-Mars aller-retour.

Et sur un plan économique ?

Des vols habités vers Mars coûteraient des centaines de milliards d’euros. Aller sur la Lune ou exploiter l’espace cislunaire est plus abordable. Pour l’homme, aller sur Mars garde un côté utopique, alors qu’une nouvelle conquête de la Lune, ça n’est pas du tout de la science-fiction.

Et, à plus court terme, en quoi consiste le nouveau défi spatial ?

L’enjeu, aujourd’hui, c’est de valoriser l’espace proche de la Terre pour en faire un outil de réduction de la fracture numérique et de connexion universelle. Les premiers satellites ont surtout permis de diffuser des images pour la télévision. La deuxième génération a été utilisée par les Etats et les armées pour assurer des services de communications sécurisées.

Aujourd’hui, l’enjeu est celui de la connectivité. On peut utiliser des constellations de satellites en orbite basse ou moyenne, ainsi que des satellites géostationnaires pour apporter toute la connectivité dont nous avons besoin. La fibre optique ne pourra jamais couvrir toute la Terre : trop chère ! Les satellites permettront de connecter les voitures autonomes. D’apporter l’Internet dans les avions ou sur les mers. De relier les territoires isolés. La connectivité par satellite sera un véritable relais de croissance pour notre industrie.

La rentabilité sera-t-elle là ?

Il y a, en tout cas, des acteurs économiques qui sont prêts à investir des centaines de millions de dollars dans de nouveaux services. Après Airbus, Qualcomm et Bharti, le japonais SoftBank, un géant des télécoms, vient d’investir 1 milliard de dollars dans le projet OneWeb, qui prévoit de déployer 700 satellites en orbite basse. Avec notre lanceur Soyouz, nous avons signé 21 lancements pour OneWeb, c’est le plus gros contrat de l’histoire d’Arianespace. Et, à présent, OneWeb s’apprête à fusionner avec le géant des services satellitaires géostationnaires qu’est l’opérateur Intelsat, aussi un excellent client d’Arianespace. Nous sommes très bien placés dans cette course.

L’espace ne sera-t-il pas encombré ?

On sait gérer les satellites géostationnaires, qui ont chacun leur position orbitale, puis qui rejoignent une orbite cimetière. Pour les satellites en orbite basse, ils doivent laisser derrière eux un espace propre et être désorbités. Il faut aussi intensifier les programmes de nettoyage des déchets spatiaux, qui n’en sont qu’à leurs prémices.

L’industrie spatiale pourra-t-elle faire face à la demande ?

Les marchés vont s’accroître, ce qui est une bonne chose. Le défi, c’est qu’on assiste en ce moment à une épidémie de projets de lanceurs. Rien qu’en 2020, on attend trois nouveaux lanceurs : Ariane 6, bien sûr, mais aussi le H3 japonais et l’américain Vulcan. Il faut aussi compter avec les géants de la Silicon Valley : on parle beaucoup de SpaceX aujourd’hui, mais demain, c’est peut-être Jeff Bezos et Blue Origin qui prendront le relais. Et je n’évoque pas la multiplication des projets de petits lanceurs.

Le pari est simple : si la demande s’accroît, alors il y aura de la place pour davantage d’acteurs et de solutions de lancement. Et c’est un peu la poule et l’oeuf : pour que la demande s’accroisse, il faut des lanceurs plus disponibles et moins chers. Si nous savons faire cela, alors oui, le satellite s’imposera comme une solution de référence pour la connectivité.

La concurrence est-elle loyale ?

Elle est tout sauf loyale ! Notre concurrent américain peut s’appuyer sur un marché domestique à la fois colossal, lucratif et captif. Le marché des lancements institutionnels européens, qui est partiellement ouvert, ne pèse, lui, que 350 millions d’euros par an en moyenne, contre plus de 5 milliards de dollars par an pour le marché américain. En plus, la concurrence nous oblige à vendre à nos institutions au prix du marché, alors qu’un SpaceX vend aux institutionnels américains à des prix bien supérieurs à ceux qu’il pratique sur le marché commercial.

Le résultat, c’est que le carnet de commandes de notre compétiteur, qui se situe autour de 8 milliards de dollars, est à plus des deux tiers constitué de commandes de clients institutionnels américains. Pour qu’Ariane 6 et Vega C puissent gagner à l’export, il est indispensable que l’Europe commence par fédérer son marché autour des lanceurs européens. Et qu’elle passe un minimum de commandes tous les ans. Il faut que l’Europe lance plus et qu’elle lance plus européen. La volonté est là, aussi bien à l’Agence spatiale européenne qu’à la Commission européenne.

SpaceX vous a-t-il ringardisé ?

Ce concurrent communique beaucoup dans une logique de marque, il a un goût incontestable pour l’innovation, mais les résultats dans la durée ne sont pas toujours au rendez-vous. En termes de fiabilité, Ariane en est à 77 lancements consécutifs réussis. Notre concurrent a eu pour sa part, deux échecs majeurs en 15 mois. En termes de commandes sur le marché commercial, nous continuons à faire la course en tête. Et enfin, l’Europe spatiale a fait sa révolution. Depuis deux ans, nous avons mis en place une nouvelle organisation industrielle autour d’Airbus Safran Launchers et démarré le développement de deux nouveaux lanceurs, Ariane 6 et Vega C. Les Européens ont su réagir. La concurrence nous a stimulés. Et la conquête de l’espace se passe aussi en Europe. Regardez Philae, le déploiement accéléré de Galileo et le vol de l’astronaute Thomas Pesquet : l’engouement est réel.

Pourquoi l’Europe fonctionne-t-elle dans le domaine spatial ?

D’abord parce que la conviction a toujours été qu’unis les Européens seraient plus forts. Ensuite, parce que l’effort est ancien et continu. Il n’y a pas eu d’interruption dans les programmes spatiaux, ni de perte de compétences. Et la politique spatiale est pilotée par deux leviers complémentaires : une agence intergouvernementale efficace, l’Agence spatiale européenne (ESA), et l’Union européenne. Depuis le traité de Lisbonne, l’Union européenne a une compétence spatiale. C’est elle qui finance Galileo et Copernicus, dédié à l’environnement. Enfin, la règle à l’Agence spatiale européenne, c’est le ” retour géographique “. Si un Etat finance un programme, les emplois associés sont chez lui. C’est très incitatif. Et quand on lance un programme, l’horizon de réalisation reste raisonnable. L’Europe de l’espace, c’est une Europe concrète qui fonctionne. Cela stimule les décideurs.

PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS BARRÉ ET DAVID BARROUX (LES ÉCHOS, 3 MARS 2017) / PHOTOS BELGAIMAGE

” L’enjeu, aujourd’hui, c’est de valoriser l’espace proche de la Terre pour en faire un outil de réduction de la fracture numérique et de connexion universelle. ”

” Il faut aussi intensifier les programmes de nettoyage des déchets spatiaux, qui n’en sont qu’à leurs prémices. ”

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