Tous réfugiés sous les mêmes étoiles

“On ne se convertit pas au bouddhisme, on y prend refuge. ” Sur ces mots, débute le nouveau roman de Mathias Enard. Roman graphique cette fois, car le lauréat du Prix Goncourt 2015 a écrit Prendre refuge pour en faire une bande dessinée. Spécialement destinée à la dessinatrice libanaise Zeïna Abirached ( Le piano oriental), cette histoire charrie des thèmes chers à l’auteur de Boussole et traduit par son titre la quête commune de ses héros, à travers les époques.

J’ai voulu prendre refuge en toi mais mon pays perdu bat en moi.

1939. Dans la région montagneuse du coeur de l’Afghanistan, se dressent d’impressionnants colosses. Taillés dans le roc, les bouddhas de Bâmiyân recèlent un mystère qui, depuis au moins le 5e siècle, fascine l’humanité. Le site classé par l’Unesco fut brièvement un refuge pour la Suissesse Annemarie Schwartzenbach (aventurière et écrivaine), sa compatriote Ella Maillard (photographe qui a relaté cette épisode dans son livre La Voie cruelle), et les archéologues Ria et Joseph Hackin. Face aux immenses statues, ces quatre perdus au bout du monde n’imaginent pas qu’ils sont à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Ils ignorent encore moins que parmi eux, seule Ella Maillard survivra au conflit. Annemarie Schwartzenbach décédera en 1941 dans un accident et le bateau transportant les Hackin sera torpillé par un sous-marin allemand.

” C’est ce moment de bascule qui m’a intéressé et fasciné “, confie Mathias Enard. Quitte à s’éloigner de la réalité, l’auteur fait de ce rendez-vous avec ces témoins de pierre une quête d’identité et de sérénité. Sans le savoir, ces brefs instants ensemble seront les premiers et les derniers. Ce livre en est le témoignage. Dynamités en 2001 par les talibans, les bouddhas de Bâmiyân ont disparu. Pourtant, le vide laissé dans leurs alcôves creusées dans la falaise les rendent peut-être encore plus présents dans nos mémoires. ” Ces bouddhas représentent toutes ces choses qui disparaissent physiquement sans vraiment disparaître dans nos esprits “, ajoute Mathias Enard, qui trouve dans cette histoire le rebond pour nous en raconter une autre sous les mêmes étoiles mais à une autre époque.

Exil en mouvement

2016. A Berlin, sous la même voûte céleste qui semble étrangère à la course du temps, Neyla, réfugiée syrienne, peine à trouver dans ses étoiles chéries ce pays qu’elle a perdu. Séparée de corps et de langue de sa Syrie natale, elle semble incapable de se ” replanter ” quelque part. Karsten, hipster typique actif dans les activités de solidarité envers les exilés, l’invite pourtant à trouver son chemin dans la capitale allemande et dans son affection. Pleine de questions, Neyla échappe à celles et ceux qu’elle rencontre. ” J’ai peur de ce nouveau pays et de cette ville où mes yeux ne peuvent attraper les yeux des autres “, dit-elle. Ce personnage a particulièrement touché Zeïna Abirached : ” Elle a ce sentiment de tristesse d’avoir abandonné son pays. Je me demande même si elle arrive à avoir un lieu où elle se sent bien “. Le ciel étoilé peut-être ? ” Sans doute, ajoute-elle. C’est vrai que c’est le seul lieu qui ne change pas du début à la fin. ” ” C’est l’idée d’un exil toujours en mouvement, qui se transforme continuellement, comme nos identités “, complète Mathias Enard.

Entièrement dialogué, le texte de Mathias Enard a laissé à la dessinatrice le champ libre à son dessin ” déco “, en noir et blanc, binaire, à la ligne si claire qu’il élimine toute perspective, mais amène néanmoins une rondeur et une chaleur. Et une poésie qui sied bien à ce que le romancier a voulu expérimenter dans cette première expérience en bande dessinée. Une initiative pleinement réussie qui nous touche par la délicatesse de ces va-et-vient dans le temps et dans les parcours intimes de personnages tentant de ” prendre refuge ” dans un langage commun.

Mathias Enard et Zeïna Abirached, ” Prendre refuge “, éditions Casterman, 344 pages, 14 euros.

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