Salvini, un nom qui fait trembler l’Europe

Célébration de la victoire au meeting annuel de la Ligue, dans la province de Bergame, le 1er juillet dernier. © BELGA IMAGE

Qui est l’homme fort du gouvernement italien qui a transformé la Ligue, mouvement fédéraliste lombard, en parti national ? Pragmatique, flexible, télégénique, il cumule des qualités très prisées dans la péninsule. Mais sa xénophobie galopante risque d’abréger sa carrière politique.

Tout est parti de là. De ce minuscule studio aux murs couverts de graffitis. On y accède par un souterrain dans un immeuble un peu défraîchi de la périphérie nord de Milan. C’est là, au siège historique de la Ligue, désormais gardé par deux jeeps de l’Esercito national, que le jeune Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur et homme fort du nouveau gouvernement italien né de l’alliance improbable entre la Ligue et le Mouvement Cinq Etoiles (M5S), a lancé ses premières diatribes sur Radio Padana. Très vite, Matteo le belliqueux, surnommé Il Capitano, s’est rendu compte de sa tessiture de baryton. Suave et prenante. En passant d’un Matteo à l’autre, du ténor Renzi au baryton Salvini, on n’a pas seulement changé de registre. On sort carrément du répertoire classique de la politique italienne.

Salvini vit un moment magique. Il est le vrai président du Conseil : c’est lui qui impose ses mots d’ordre.

” On n’est pas des fachos, pas du tout ! ” s’offusque Giulio Centemero, le trésorier de la Ligue, un fidèle de Matteo Salvini qui a été son assistant parlementaire au Parlement européen. ” On n’a rien à voir avec le fascisme qui a créé la centralisation et la figure du préfet. Nous, on aime la démocratie directe. ” Pour ce nouveau député de 39 ans à l’allure de start-uppeur milanais, diplômé de la Bocconi et de la Boston University, la Ligue est tout simplement devenue le ” parti de référence le plus fiable du centre droit “. Pour preuve, selon Roberto D’Alimonte, politologue de l’université Luiss de Rome, elle aurait déjà récupéré près des trois quarts de l’électorat de Silvio Berlusconi et de son parti Forza Italia. ” Silvio Berlusconi aurait bien aimé avoir Matteo Renzi pour dauphin, mais ce dernier n’y est pas arrivé “, ironise Giulio Centemero qui incarne la jeune garde du Carroccio – le surnom donné au parti, en référence au chariot utilisé par la Ligue lombarde pour combattre l’empereur Frédéric Barberousse en 1176.

” Matteo est surtout un pragmatique. Comme Renzi, c’est un as du marketing politique. Mais à la différence de ce dernier, il n’est pas arrogant et ne ramène pas tout à lui. Il connaît ses limites et sait être à l’écoute des autres. ” Déjà en 2009, il avait proposé de créer des voitures de métro réservées aux seuls Milanais de souche. Aujourd’hui, l’homme qui s’est illustré en interdisant l’entrée des ports italiens à l’Aquarius de l’ONG SOS Méditerranée est loin d’avoir renoncé à sa provocation musclée. Il l’a encore prouvé récemment en proposant de recenser les Roms vivant en Italie, et d’expulser ceux en situation irrégulière.

De 4,3 à 17,4 % en quatre ans

Canaliser la colère du peuple pour la transformer en énergie positive : c’est le leitmotiv de Matteo Salvini, crédité de la grande transformation de la Ligue depuis son élection à sa tête en décembre 2013. C’est à son initiative qu’en décembre 2017, le parti a abandonné son appellation nordiste (Ligue du Nord) pour devenir un véritable mouvement national. Lorsqu’il prend les rênes d’une Ligue en pleine tourmente judiciaire, le parti est à 4,3 %. Quatre ans plus tard, il est à 17,4 % aux dernières élections et à 28,5 % dans les derniers sondages. Mieux : la Ligue est devenue le premier parti ouvrier du nord de l’Italie, même si le M5S le devance à l’échelle du pays.

” Avec son fondateur Umberto Bossi, la Ligue était un parti indépendantiste ou régionaliste. Salvini est un vrai caméléon. Il est capable de rassembler des éléments très divers. Il est difficile de dire que la Ligue est un parti fasciste, même s’il a encore besoin de l’extrême-droite, explique le journaliste Alessandro Franzi, coauteur d’un livre sur Matteo Salvini : Il militante (Le militant, non traduit ). Il ne se dit pas fasciste, mais il use beaucoup du langage d’extrême droite. Il y a chez lui un double visage : celui du ” bad cop ” qui hurle sur les places et le ” buon poliziotto ” qui cherche les compromis. ”

Certains le trouvent moins à droite que Marine Le Pen. Comme Giulio Centemero qui rappelle que le premier sénateur noir de l’histoire italienne, Toni Iwobi, vient d’être élu sous l’étiquette de la Ligue. Mais pour Massimiliano Panarari, professeur de communication politique à la Luiss, il a souvent cultivé l’ambiguïté sur ses relations avec les néofascistes de CasaPound ou Forza Nuova. En revanche, Matteo Salvini revendique son admiration pour le Premier ministre hongrois Viktor Orbán et Vladimir Poutine, comme en témoigne l’accord de coopération conclu avec Russia Unita en 2017.

Habile mais sous-estimé

” Tout le monde a sous-estimé Salvini en raison des éléments folkloriques de la Ligue et de sa manie de porter des sweat-shirts. Mais c’est un leader politique très habile “, analyse Giuliano Da Empoli, un proche de Matteo Renzi qui préside le think tank de centre gauche Volta. ” Il s’est fait tout seul. Il est l’héritier des votes de Berlusconi, mais ce n’est pas du tout son dauphin naturel. ” Héritier indirect du Cavaliere qui va sur ses 82 ans ? ” Avec Berlusconi, il a un rapport plutôt difficile. À la différence d’Umberto Bossi qui allait dîner tous les lundis à Arcore ( la somptueuse villa du ” Cavaliere ” au nord de Milan, Ndlr), Salvini n’a jamais voulu s’y rendre. Pour lui, ce sont des rites révolus “, explique Alessandro Franzi. Certains y voient plutôt le signe d’une certaine réserve de Berlusconi, méfiant à l’égard de ce Janus qui se montre doux en privé et belliqueux en public.

Matteo est surtout un pragmatique. Comme Renzi, c’est un as du marketing politique. Mais à la différence de ce dernier, il ne ramène pas tout à lui.

” De fait, Salvini a cherché à mettre Berlusconi à l’écart. Et il y est parvenu en devenant le vrai leader du centre droit “, confirme Luciano Fontana, le directeur du Corriere della Sera. ” Berlusconi représentait la révolution libérale, Salvini est la révolution nationaliste “, résume Luciano Fontana, un des premiers à avoir pressenti les caractéristiques de ” leader antisystème ” du chef de la Ligue dans son essai incisif Un Paese sensa leader ( un pays sans leader, non traduit). ” Et si Salvini s’est inspiré de Le Pen au début, c’est plutôt elle qui cherche à le copier aujourd’hui “.

La stratégie du ” pescatore ”

Qu’en pense l’intéressé ? Lui se considère surtout comme un pragmatique. ” Je suis fier d’être un populiste. Cinq millions d’Italiens m’ont dit : Vas-y et agis “, a-t-il lancé au lendemain des élections du 4 mars. Dans son autobiographie modestement titrée Selon Matteo – Folie et courage pour changer le pays, il revendique la stratégie du pescatore que lui a enseignée son grand-père, Aldo. ” Ne jamais perdre patience ni espoir : tôt ou tard, le poisson mordra à l’hameçon. ” Un pêcheur de rancoeurs prêt à ratisser large. Matteo Salvini est d’abord un bagarreur. Dernier exemple en date, son bras de fer avec Roberto Saviano, écrivain condamné à mort par la mafia, qu’il menace de priver de garde policière. Pragmatique, flexible, télégénique, il cumule des qualités très prisées dans la péninsule.

Fils d’un dirigeant d’entreprise et d’une femme au foyer, il a fait sa scolarité au Liceo Classico Manzoni de Milan, avant de s’inscrire à la faculté d’histoire. Très vite, la politique prend le pas sur les études. A 20 ans, il est élu conseiller municipal à la mairie de Milan. Il restera inscrit pendant 16 ans à l’université, même s’il n’a jamais obtenu son diplôme final. Trop à faire sur le terrain. Passionné de journalisme, il exerce sa plume, à partir de 1997, dans les colonnes du quotidien du parti, La Padania, et démarre ses émissions sur Radio Padania, une des premières radios libres italiennes. Il se présente au Parlamento Padano, l’organe de la Ligue, comme chef de file des… communistes Padans.

À la Chambre des députés aux côtés du président du Conseil Giuseppe Conte.
À la Chambre des députés aux côtés du président du Conseil Giuseppe Conte.© BELGA IMAGE

Estime réciproque avec Marine Le Pen

” Il a inventé l’étiquette pour figurer sur la liste “, explique Alessandro Franzi. ” Je n’ai jamais été un camarade, mais je partage quelques idées de fond de la gauche “, confirme Matteo Salvini en citant la ” défense des plus faibles – à ne pas confondre avec l’aide indiscriminée aux clandestins “. ” Pour sûr, et ce n’est pas difficile, je me sens plus à gauche que Renzi. ” Dans le même livre, il ne cache pas une estime réciproque avec Marine Le Pen. Il cultive volontiers l’ambiguïté, sinon la nuance. Il a longtemps porté une petite boucle d’oreille avant de l’abandonner en 2015, après que la petite-fille du Duce, Alessandra Mussolini, a ironisé sur ” le jeune homme à la perle “, allusion au tableau de Vermeer. Bien que ses affiches où il pose torse nu avec une cravate verte soient devenues cultes dans les clubs gays de Milan, il se déclare opposé à l’adoption par des couples homosexuels et à toute ” forme de singerie du mariage “.

” Il est ultratraditionaliste sur les valeurs morales et familiales. Il a l’appui de l’aile conservatrice des catholiques, violemment opposée aux ouvertures du pape François “, confirme Massimiliano Panarari, professeur de communication politique à l’université Luiss. Tout le monde se souvient encore de ce grand meeting préélectoral, deux semaines avant les élections, où il a brandi les Evangiles et la Constitution, un chapelet à la main. Cela n’empêche pas le leader de la Ligue d’avoir une conception ” moderne ” de la famille en entretenant de bonnes relations avec ses trois compagnes successives, la dernière en date étant la journaliste télévisée Elisa Isoardi, qui a participé au concours Miss Italie en 2000.

” Matteo Salvini a réussi à transformer la Ligue en parti national en quatre ans. À la différence d’un Matteo Renzi, il aime dialoguer avec les gens et sait déléguer “, se félicite Attilio Fontana, le président de la région Lombardie depuis mars 2018, depuis son grand bureau paysager avec vue panoramique sur les gratte-ciel de Milan. ” Contrairement au M5S qui est un parti purement virtuel basé sur les clics, notre mouvement est très enraciné dans le territoire puisqu’il gouverne trois régions (Lombardie, Vénétie et Frioul-Vénétie Julienne) “, insiste ce vétéran de la Ligue. Il attend avec impatience la réforme de 2019 qui donnera leur autonomie aux régions.

Pour des raisons migratoires notamment : ” En Lombardie, nous avons plus de 100.000 migrants sans titre de séjour. Nous ne pouvons pas accueillir toute l’Afrique en Italie. Il faut revoir le rôle des ONG : il est inadmissible qu’il y ait des retraités qui vivent avec 300 ou 400 euros par mois, alors que d’autres, n’ayant pas d’autre mérite que d’être arrivés ici, vivent avec 1.000 euros par mois “, insiste le nouveau président de région qui a récemment succédé à Roberto Maroni, un ” léghiste ” plus modéré, plus critique sur la ligne Salvini.

Antisystème et souverainiste national

” Sur l’immigration, le pays est pour Salvini : la plupart des gens pensent qu’en voilà enfin un qui va réussir à faire respecter l’Italie “, confirme Luciano Fontana – qui n’entretient aucun lien de parenté avec le président de région. ” Salvini vit un moment magique. Bien qu’il soit le leader du second parti de la coalition, il a une hégémonie absolue. Il est le vrai président du Conseil : c’est lui qui impose ses mots d’ordre “, souligne le directeur du Corriere della Serra. Salvini s’impose ainsi comme le leader antisystème, bien plus que ne le fait le leader du Mouvement Cinq étoiles Luigi Di Maio – lui aussi vice-Premier ministre du gouvernement de Guiseppe Conte.

Le monde des affaires reste très préoccupé par l’euro. Sur ce point, Salvini n’a pas l’appui des PME.

C’est au Parlement européen qu’il a fait son grand virage : il s’est allié à Le Pen et au parti hongrois de Viktor Orbán, avec la conviction que l’avenir appartient au souverainisme national contre la globalisation, l’Europe, la caste et l’establishment, explique Luciano Fontana. Sa principale faiblesse ? S’il sait conquérir le pouvoir, il n’a aucune expérience de la fonction publique, si ce n’est par ses 20 ans passés au conseil municipal de Milan et son mandat de député européen. C’est sa limite.

Pour imprimer sa marque, Matteo Salvini peut s’appuyer sur une nouvelle garde de quadras progressistes : Edoardo Rixi, nommé secrétaire d’Etat aux Infrastructures, Riccardo Molinari, chef de file de la Ligue à la Chambre et surtout Giancarlo Giorgetti, le grand stratège et éminence grise de la Ligue, nommé secrétaire d’Etat à la présidence du Conseil. ” En revanche, Giuseppe Conte joue surtout un rôle de notaire “, assure l’entourage de Matteo Salvini. Personnage clé, ex-président de la Commission des finances au Parlement et diplômé de l’université Bocconi, Giancarlo Giorgetti connaît tous les rouages de l’appareil d’Etat et le monde industriel. Un ” tisseur de relations ” qui a l’oreille de Mario Draghi à la BCE et un pont crucial avec le monde économique, même si certains le voient aussi comme un rival potentiel de Salvini.

” Certes, Matteo Salvini se pose en défenseur du peuple face aux ordres de Bruxelles et à la mondialisation. Mais l’establishment italien s’adapte assez rapidement aux nouveaux vainqueurs “, note Luciano Fontana. Renziste de la première heure, le fondateur de la chaîne de magasins Eataly, Oscar Farinetti, ne s’est-il pas récemment rallié à l’alliance Ligue-M5S ? ” Le monde des affaires reste très préoccupé par la question de l’euro. Sur ce point, Salvini n’a pas l’appui des PME de la Vénétie qui font partie de son ” monde habituel “. Il y a déjà de nombreux doutes sur son discours anti-euro au sein des entreprises exportatrices qui veulent garder un accès au marché mondial “, note un consultant milanais.

Combien de temps pourra survivre cette étrange alliance ? La plupart des observateurs pensent qu’elle devrait au moins durer jusqu’aux élections européennes de mai 2019, sauf crise de nerfs du M5S. De son côté, le politologue Roberto D’Alimonte parie sur une restructuration du système des partis, à terme, avec un pôle de gauche incarné par le M5S et un pôle de droite représenté par la Ligue. Les optimistes voient plutôt d’un bon oeil le fait que les deux économistes ” anti-euro ” de la Ligue, Alberto Bagnai et Claudio Borghi, n’aient pas obtenu de poste au sein du gouvernement. Quant au ministre des Affaires européennes, Paolo Savona, auquel tient tant la Ligue, il est cornaqué par le ministre de l’Economie Giovanni Tria, un néokeynésien relativement orthodoxe, et le ministre des Affaires étrangères, Enzo Moavero, ancien proche de Mario Monti.

Le risque de la surenchère

” Le risque majeur est celui d’une escalade négative entre Rome et l’Europe, entre l’impulsivité italienne et la rigidité allemande “, pense Roberto D’Alimonte. Au Clubino de la casa degli Omenoni, l’un des clubs les plus huppés de Milan dont les somptueuses cariatides ont survécu miraculeusement aux bombardements, on préfère temporiser. ” En marge de Salvini et de ses rodomontades, Tria et Moavero vont veiller à maintenir l’Italie sur les rails “, assure un des membres en essayant de se convaincre lui-même. Mais à force de surenchères, la xénophobie galopante du Capitano risque d’abréger sa carrière politique.

Profil

– 1990. S’inscrit à la Ligue du Nord à 17 ans.

– 1993. Elu conseiller municipal de Milan à 20 ans.

– 1998-2004. Secrétaire provincial de la Ligue à Milan.

– 2004-06. Elu au Parlement européen.

– 2008. Elu député de la Lombardie à la chambre des députés.

– 2009. Retour au Parlement européen.

– 2013. Succède à Umberto Bossi à la tête de la Ligue.

– 2018. Nommé ministre de l’Intérieur et vice-président du Conseil formé par Guiseppe Conte.

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