Rififi au musée de la BD

Le musée, qui boucle son budget annuel avec seulement 10% de subsides publics, rencontre un vrai succès (230.000 à 240.000 visiteurs prévus pour 2019). © Photos : Ph.Cornet

Inauguré en 1989, le Centre belge de la bande dessinée affronte son futur muséal sur fond de polémique. A peine nommée, sa nouvelle directrice se trouve contestée via une lettre ouverte signée d’une partie du secteur.

D’emblée identifiable par ses damiers blancs et rouges, la fusée lunaire de Tintin semble garder le monumental escalier du Centre belge de la bande dessinée (CBBD), aussi nommé Musée de la bande bessinée. Début septembre 2019, elle fait pourtant parler d’elle lorsqu’elle se retrouve sur l’affiche et l’invitation conçues par le Breton Emmanuel Lepage, actuellement exposé au musée, à l’occasion des 30 ans de l’institution bruxelloise. L’hommage rendu par le brillant dessinateur français à Hergé ne plaît pas à l’ayant droit légal de celui-ci, Moulinsart SA, à la réputation tatillonne. ” Le soir même de l’envoi des invitations par mail, nous avons reçu un courrier d’avocat nous demandant de ne pas utiliser la fusée dans l’illustration, explique Isabelle Debekker, directrice du lieu. On avait le choix entre deux options : négocier qu’elle y reste et en payer éventuellement l’usage ou alors refaire le design de l’affiche et de l’invitation. On a choisi cette seconde solution et Emmanuel Lepage s’est remis au travail. ”

La Belgique a produit des génies de la BD : est-ce que vous trouvez que le Centre est à la hauteur de cela ? ” François Schuiten

Un accroc révélateur du terrain parfois miné qu’est aussi le monde de la bande dessinée belge, pas forcément une longue bulle tranquille. Lorsque le musée s’ouvre le 6 octobre 1989, il profite de l’abandon des anciens magasins Waucquez, à cinq minutes de La Monnaie. Un bâtiment Horta daté du début de 20e siècle, qui d’emblée impose sa faste silhouette Art Nouveau de plus de 4.000 mètres carrés. Rez-de-chaussée en mosaïques de marbre où le visiteur est accueilli par un imposant réverbère garni de boules en opaline, escalier solennel et courbes généreuses aménagées sous une verrière géante cerclée de métal. Avec un puits de lumière rinçant les différents niveaux. Le tout bien évidemment classé, depuis le milieu des années 1970 alors que le bâtiment est déjà à l’abandon depuis une décennie – encore une histoire belge de négligence du patrimoine.

Isabelle Debekker, directrice.
Isabelle Debekker, directrice. ” Un grand spécialiste de la BD n’aurait pas forcément fait un bon manager. “© Photos : Ph.Cornet

Les anciens magasins doivent leur sauvetage à la volonté opiniâtre d’un architecte, Jean Delhaye, et à l’amour de deux aficionados, Guy Dessicy, ancien coloriste d’Hergé, et Jean Breydel, échevin ixellois, trouvant nécessaire de créer un lieu digne de la BD belge et internationale. ” C’est évidemment un décor précieux et unique, s’enthousiasme Isabelle Debekker mais ce bâtiment que certains appellent ‘la demoiselle capricieuse’ implique aussi un certain nombre de contraintes, comme de respecter les modalités de son classement. D’autant qu’il y a eu un affaissement suite à des travaux dans la rue, donc il y a des fissures et des problèmes d’humidité. La splendide verrière par exemple, est aussi source de chaleur en été, ce qui nécessite de mettre des panneaux coupe-lumière et d’ouvrir le toit afin de protéger certaines des oeuvres exposées, sensibles à la température comme à la lumière. Le musée fonctionne, jusqu’à présent, sans installation d’air conditionné. C’est un défi constant. ”

Maison des auteurs

Propriété de la Régie des bâtiments, l’édifice sert donc de lieu d’exposition à l’ASBL privée gérant le musée de la BD. Un succès public – 230.000 à 240.000 visiteurs prévus pour 2019 – qui boucle son budget annuel d’un peu plus de 2 millions d’euros avec seulement 10% de subsides publics. Ceux de la Région de Bruxelles, de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Vlaamse Gemeenschapscommissie mais, étonnamment, pas de la Ville de Bruxelles, apparemment non sollicitée. “Une de mes futures tâches “, explique Isabelle Debekker, 40 ans, à la tête de l’institution depuis le 1er novembre.

Le 30 juin dernier, le directeur Jean Auquier, bon gestionnaire mais contesté pour son tempérament, a en effet démissionné. S’en est suivi un appel à candidats et à projets. Procédure étalée sur plusieurs semaines qui aboutit, en début d’automne, à la désignation d’un nouveau patron pour le CBBD. Journaliste en vue d’un des principaux quotidiens belges, le vainqueur renâcle devant l’obstacle, celui du salaire proposé. ” Mais il s’est ensuite ravisé et a proposé d’adapter ses exigences. Curieusement, le CA n’a pas désiré le réentendre “, explique le dessinateur Dany, qui vient de démissionner de son poste au conseil d’administration, où la corporation BD est minoritaire. ” On est passé à côté de l’occasion de donner une nouvelle impulsion au centre, tout en profitant de ses acquis, notamment un succès public et un budget en équilibre. ” Restent alors quatre candidats en lice sur la quarantaine au départ, dont deux autres journalistes, une ex-responsable muséale et Isabelle Debekker, dans la place depuis cinq ans comme secrétaire générale du musée, membre du triumvirat décisionnel aux côtés du patron.

Ci-dessous : François Schuiten :
Ci-dessous : François Schuiten : ” Le centre a manqué de vision à l’international.”© Photos : Ph.Cornet

Se présentant comme ” lisant de la BD depuis toujours et sans être une grande connaisseuse “, la directrice, diplômée de l’Ihecs, s’est trouvée le vendredi 15 novembre, face à une lettre ouverte envoyée à la presse, titrée Pour un Centre de la BD audacieux, ambitieux, géré dans la transparence. Elle est signée d’une cinquantaine de scénaristes, dessinateurs et éditeurs belges, parmi lesquels des auteurs tels que Jean Van Hamme, Johan De Moor, Benoît Peeters, Benoît Sokal, Philippe Geluck, Bernard Yslaire ou encore François Schuiten. Ces deux derniers ayant rédigé le courrier en question, également destiné au conseil d’administration. Au téléphone, François Schuiten, comme toujours passionné, exprime déceptions et désirs : ” Je ne veux pas polémiquer sur la personne choisie, pas la stigmatiser, mais il y avait des candidats avec un projet qui avait de la gueule. A la fois ambitieux sur le patrimoine BD, qui aujourd’hui a davantage été récupéré par la Fondation Roi Baudouin, et une mission de transparence et d’ambition artistique “.

Rififi au musée de la BD
© Photos : Ph.Cornet

Le dessinateur, dont l’expérience muséale comprend la conception du Train World schaerbeekois – réussite scénographique comme économique – rappelle l’essence du lieu. ” Lorsque le Centre a été inauguré en 1989, il était supposé présenter les auteurs de BD, on disait que c’était notre maison, se souvient-il. Ce n’est pas le cas avec cet espace qui ne devrait pas juste être un écrin confortable. En dépit d’un bâtiment certes compliqué à gérer, il s’agit aussi de développer les nouveaux outils, numériques entre autres, permettant de magnifier ce qu’est la bande dessinée. Le Centre a manqué de vision internationale et donne trop d’importance à la gestion des événements et à la restauration via la brasserie. Cette lettre repose la question du rôle du lieu : il est temps de voir comment, en ce moment clé, fonctionne aussi son conseil d’administration. Il ne faut pas oublier que la Belgique a produit des génies de la BD : est-ce que vous trouvez que le Centre est à la hauteur de cela ? La question va donc bien au-delà d’Isabelle Debekker. ”

Une partie de la corporation BD sous-entend donc qu’il y aurait à la fois un manque de vision et d’ambition pour le futur de la part de la nouvelle équipe, et aussi un possible conflit d’intérêt concernant l’entreprise traiteur oeuvrant pour le centre et la gestionnaire de la Brasserie Horta au rez-de-chaussée du musée. La première est dirigée par le père et l’oncle d’Isabelle Debekker, la seconde par sa soeur. Suite à la lettre ouverte , la directrice n’a pas retourné notre appel téléphonique, mais deux jours auparavant, devant un jus d’ananas à ladite brasserie, elle s’expliquait déjà. ” Oui, j’ai travaillé pour l’entreprise des frères Debekker pendant six ans mais leur business de traiteurs avait un lien avec le CBBD bien avant que celui-ci ne m’engage. Même chose pour la Brasserie Horta, tenue par ma soeur qui est là depuis 12 ans. Avec le CA, on va cadrer les choses pour éviter que l’on puisse être accusés de passe-droit. ”

Rififi au musée de la BD
© Photos : Ph.Cornet

Immersion numérique ?

Isabelle Debekker admet volontiers ne pas avoir proposé de plan de bataille formel lors de sa candidature mais assure en concocter un ” en concertation avec l’ensemble du personnel. Il faut notamment davantage communiquer avec la partie belge des visiteurs, seulement 13% de l’ensemble, rappeler qu’il y a une salle de lecture où l’on peut venir passer des après-midis à lire des centaines de BD pour 50 centimes, et puis une bibliothèque fournie “.

Autre questionnement : le manque d’une expo belge permanente, fermée il y a six ans. ” Ce sera le premier vrai projet du nouveau musée : comment parler de la BD belge ? ” précise Isabelle Debekker . Qui devra aussi répondre à une certaine confusion signalétique où l’on ne s’y retrouve pas d’emblée entre les huit sections proposées, les expos permanentes et temporaires -quatre par an – et l’espace commercial de la librairie Slumberland au rez. Que pense la nouvelle directrice de sa nomination face à des porteurs de projets supposés plus ambitieux ? ” Je marche sur des oeufs, mais je pense qu’un grand spécialiste de la BD n’aurait pas forcément fait un bon manager et que là, on attend de moi d’être une bonne manageuse. Je peux m’appuyer sur des gens compétents dans l’équipe. Et pouvoir aller chercher les bonnes ressources, est une qualité de bon manager. Cela fait partie du défi. “

Quid de l’approche muséale contemporaine, par exemple de l’immersion numérique – tendance actuelle que la nature-même de la bande dessinée pourrait naturellement explorer ? ” On avait l’idée de faire voyager les visiteurs dans les planches de l’expo actuelle dédiée à Emmanuel Lepage, mais il se trouve que sous la verrière de lumière naturelle, les projections ne sont pas évidentes. Consacrer une pièce à cet usage, cela veut dire ne pas profiter de l’architecture du musée dont il va falloir, de toute façon, repenser la globalité “. Isabelle Debekker marque une pause, puis rajoute : ” La vérité, c’est que j’ai des convictions, et que je sais où j’aimerais bien emmener le musée, je ne suis pas aussi sage que je n’en ai l’air. Les capacités, l’ambition, je les ai mais je n’ai pas l’habitude de l’exercice média… C’est quelque chose qui s’apprend. Mon mandat sera réévalué dans cinq ans mais j’ai un reporting trimestriel au CA, ce qui n’existait pas auparavant “. Une histoire belge, forcément à suivre.

L’expo ” Emmanuel Lepage, l’explorateur ” a lieu jusqu’au8 mars, www.cbbd.be

Le musée célèbre ses 30 ans avec une expo mettant à l'honneur le travail du Breton Emmanuel Lepage.
Le musée célèbre ses 30 ans avec une expo mettant à l’honneur le travail du Breton Emmanuel Lepage.© Photos : Ph.Cornet

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