Denis Pennel (World Employment Confederation): Notre économie est-elle devenue l’enfer des travailleurs?

Denis Pennel: "Je ne pense pas que le capitalisme va disparaître. Mais il est à bout de souffle et doit vraiment être remanié." © DAVID PLAS/PG

La digitalisation et le développement d’une “économie de la demande” a rebattu les cartes économiques. Dans ce nouveau modèle, le consommateur est roi, mais le travailleur est désemparé. Une correction s’impose.

Directeur général de la World Employment Confederation (Confédération mondiale des agences d’emploi privées), essayiste et spécialiste du monde du travail, le Français Denis Pennel a le sens du titre. Son dernier essai s’intitule Le paradis du consommateur est devenu l’enfer du travailleur (*). Il y dresse d’abord un constat: nous sommes entrés dans une économie de la demande dans laquelle les entreprises sont sommées de répondre immédiatement au désir du consommateur. Amazon en est une illustration frappante. Dans ce nouveau monde, une nouvelle alliance s’est tissée entre l’actionnaire et le consommateur au détriment du travailleur, dévêtu des habits protecteurs du salariat et à qui l’on demande une flexibilité, une disponibilité toujours plus grande. Ces travailleurs précipités en enfer devraient-ils abandonner tout espoir? Non car, à ces maux, il existe des remèdes. Denis Pennel les décrit dans son essai qui invite à réhumaniser le capitalisme.

L’essor du consommateur roi a bouleversé l’organisation des entreprises. Elles ont désormais moins de visibilité sur leur carnet de commandes et ont dû revoir leurs modèles de production.

Trends-Tendances. Expliquez-nous ce passage de l’économie de masse à l’économie de la demande.

Denis Pennel. Nous étions, déjà avant l’émergence des réseaux sociaux, dans une économie de la surabondance. Il fallait attirer le consommateur, le convaincre de faire le bon choix. Lorsqu’il est face à 10 produits concurrents, ce qui fait finalement la différence n’est plus la qualité de ces produits mais l’expérience client: la façon dont on vit l’acte d’achat. Henry Ford disait: “vous pouvez acheter une Ford T de n’importe quelle couleur, à condition qu’elle soit noire”. C’était l’économie de masse. Mais elle s’est transformée. Dans les années 1980-1990, les constructeurs de voitures avaient déjà développé de multiples options pour singulariser leur produit. Mais le facteur déclencheur de cette économie de la demande a été la digitalisation. Désormais, les constructeurs vendent des voitures avant de les avoir construites. Car l’économie dictée par la demande est à la fois une singularisation, une personnalisation des services et des produits, mais c’est aussi une consommation en temps réel et où l’on ne paie que ce que l’on consomme vraiment.

Cela touche tous les secteurs. Zara ou H&M ne produisent plus que des petites séries de vêtements qui, une fois vendues, ne seront pas réassorties. Le succès de l’économie du partage témoigne également de cette tendance: avant, si vous aviez besoin d’une perceuse, vous l’achetiez. Maintenant, vous allez sur un site de partage ou de location et vous ne payez que les deux ou trois heures d’utilisation que vous en avez.

Cette économie de la demande a modifié les relations de travail?

Elle a bien évidemment un impact sur la manière de produire. Le salariat s’était développé au 20e siècle dans une économie dictée par l’offre. Une entreprise qui produisait en grande quantité des produits standardisés demandait à avoir des travailleurs sur la chaîne de montage du lundi à 8 h au vendredi à 17 h. Mais l’économie de la demande bouleverse tout cela. Vous devez d’abord vendre votre marchandise et vous ne la produisez qu’ensuite. L’essor du consommateur roi, qui veut un produit différencié, singularisé, a bouleversé l’organisation des entreprises. Elles ont désormais moins de visibilité sur leur carnet de commandes et ont dû revoir leur modèle de production. L’économie à la demande implique un travail à la demande. Le salariat basé sur une relation durable, fixée dans le temps, sur un lieu bien déterminé, ne répond plus à ce besoin.

Et cette évolution n’est pas indolore?

Cette économie impacte tous les pans de notre société. Dans le triptyque du capitalisme – travailleur, consommateur, actionnaire – cette frénésie consommatrice a créé une nouvelle alliance entre le consommateurs et l’actionnaire. Avant, dans le vieux modèle fordiste, l’alliance se nouait plutôt entre le dirigeant de l’entreprise (qui était aussi souvent l’actionnaire) et le salarié. Henry Ford augmentait les salaires car ses salariés devenaient ainsi consommateurs et pouvaient acheter ses voitures. Mais ce cercle vertueux est désormais vicié, en raison de ce nouveau pacte entre le consommateur et l’actionnaire. Le consommateur veut acheter de plus en plus, de plus en plus vite, de moins en moins cher. L’actionnaire pousse donc l’entreprise à s’adapter. Il met une grosse pression sur les coûts de production. On réduit la masse salariale, on la rend plus flexible en utilisant l’intérim ou les contrats à durée déterminée et l’on pèse sur les sous- traitants. Cela devient schizophrénique car le consommateur est aussi travailleur. Le consommateur est ravi de pouvoir acheter moins cher sur Amazon un produit bon marché fabriqué en Chine. Mais le travailleur voit son emploi menacé. Certains invitent certes à consommer local, consommer bio… Très bien. Mais le consommateur est-il prêt à payer 10 ou 20% plus cher pour cela?

Denis Pennel (World Employment Confederation): Notre économie est-elle devenue l'enfer des travailleurs?
© DAVID PLAS/PG

Pour illustrer la montée en puissance du consommateur, vous avez une phrase frappante: vous dites qu’aujourd’hui, les manifestations des consommateurs ont plus d’impact que celles des travailleurs…

Oui, vous pouvez mettre 300.000 personnes dans la rue pour manifester, vous n’êtes pas certain de l’effet. Mais si vous organisez le boycott d’un yaourt grâce à la digitalisation et aux réseaux sociaux, vous arrivez effectivement à faire rapidement plier une entreprise, voire un Etat. George Clooney a dénoncé en 2019 le nouveau code pénal du Brunei qui condamnait les personnes adultères ou les homosexuels à être lapidés ou fouettés à mort. Et il a invité au boycott des hôtels de luxe du sultanat, qui a rapidement imposé un moratoire sur ces dispositions de son code pénal. Cette prédominance du consommateur est également liée à la conjoncture de ces dernières années. La crise de 2007-2008 a clairement impacté le pouvoir d’achat des consommateurs, qui ont dès lors essayé d’acheter des produits moins chers, alors que l’on a vu aussi s’exercer une pression sur les salaires. Leur net a très peu augmenté ces dernières années.

Le salarié n’est plus adapté à ce monde?

Le salariat a déconnecté la performance du travailleur de son salaire: le salarié est payé à l’heure, sans juste reconnaissance de l’efficacité ou du talent. Auparavant, lorsque la plupart des gens étaient indépendants, si vous ne saviez pas ferrer un cheval ou manier une charrue, vous risquiez de n’être pas très bien payé. Aujourd’hui, nous voyons réapparaître cette marchandisation du travail et le paiement à la tâche. Le livreur qui attend devant un restaurant que la commande se prépare n’est pas payé pour ce temps d’attente, mais seulement pour la livraison, le service qu’il rend. Et cela s’accompagne aussi d’une nouvelle domesticité: nous avons aujourd’hui moins envie de faire la cuisine, d’aller chez le coiffeur, etc. Toute une gamme de services à la personne se développe aujourd’hui grâce à la digitalisation et recrée, sous une autre forme, cette domesticité du 19e siècle…

Il faudrait abandonner le capitalisme?

Non, au contraire, je suis un capitaliste convaincu. A ce jour, c’est le meilleur système qui puisse concilier croissance économique et respect des libertés individuelles. Le modèle est bon car il est très souple, il s’adapte à la réalité. Mais il doit être revu car il peut susciter des dérives. Et il y en a eu à partir des années 1980. On observe d’ailleurs différentes formes de rejet du capitalisme dans son expression actuelle. Aux Etats-Unis, seuls 19% des Américains entre 18 et 29 ans s’identifient encore comme “capitalistes”. Je ne pense pas que le modèle va disparaître. Mais il est à bout de souffle et doit vraiment être remanié. Il faut replacer l’humain au centre du modèle. Il faut développer un capitalisme plus inclusif, plus durable. Il faut mettre la finance au service de l’économie, non l’inverse. Et l’économie doit être sous contrôle de la société et la société doit être en synergie avec la planète, respecter la biosphère.

Toute une gamme de services à la personne se développe aujourd’hui grâce à la digitalisation et recrée, sous une autre forme, la domesticité du 19e siècle…

Vous plaidez pour un nouveau contrat social. Comment remettre du lien entre travailleur, consommateur et employeur?

Je crois que chaque partie prenante devra faire un bout du chemin. Le consommateur devra être plus responsable. Et certaines tendances le montrent: le développement de l’économie circulaire, du marché de l’occasion. On observe le succès d’applications comme Vinted, de sites comme Le bon coin en France. Des sociétés comme Ikea créent un site de vente de meubles d’occasion. La crise a aussi beaucoup aidé, a poussé le consommateur à acheter davantage local, car les cours de transport maritime ont triplé.

On voit que l’on va aussi dans le bon sens du côté des entreprises. On assiste à l’émergence d’une réflexion sur leurs missions, ou de labels comme B Corp (octroyé aux entités répondant à une série de critères ESG, Ndlr). L’entreprise est là pour faire du profit, mais aussi pour défendre l’intérêt commun, pour participer à une meilleure insertion professionnelle, par exemple.

Il y a donc aussi la question du nouveau contrat social, effectivement. Il faut que l’on repense les relations entre la liberté et la protection. Notre modèle d’Etat providence et son système de financement basé sur le salariat est clairement à bout de souffle. Sur le long terme, il est insoutenable financièrement. Il va donc falloir réinventer l’accès à nos systèmes de protection sociale, surtout si le travail indépendant continue à se développer. C’est un paradoxe parce qu’aujourd’hui, ce sont les individus qui prennent le plus de risques qui sont les moins bien protégés.

Mais comment financer ce nouvel Etat providence?

Aujourd’hui, dans certains pays, le coût du travail est devenu trop élevé et constitue un frein à l’embauche. L’idée n’est pas que les indépendants payent autant de charges sociales que les salariés actuels, mais qu’ils puissent néanmoins contribuer à un financement de la protection sociale. L’impôt est pour moi une bonne solution. Que ce soit l’impôt sur le revenu ou via les impôts indirects, ce que l’on appelle la TVA sociale: une partie de la TVA pourrait servir à financer la protection sociale. Je pense aussi que ce sera davantage à l’individu à contribuer financièrement à sa protection. Nous passerons alors d’un système de mutualisation à un système de capitalisation.

Denis Pennel (World Employment Confederation): Notre économie est-elle devenue l'enfer des travailleurs?

Comment voyez-vous évoluer le rôle du travail?

Je ne crois pas du tout à la fin du travail. Même si, demain, nous étions payés à ne rien faire, nous aurons toujours envie d’acheter des livres, d’aller au restaurant, etc. Et il y aura toujours des gens qui continueront à travailler. En outre, le travail a un rôle de socialisation et d’accomplissement de soi. Le travail ne va pas disparaître, mais la relation que nous entretenons avec lui va continuer à évoluer. Il y aura une plus grande soif de liberté. L’élargissement dans les choix des conditions de travail – horaires adaptés, possibilité de combiner plusieurs lieux de travail, etc. – participent d’une consumérisation du travail, qui est aussi encouragée par les entreprises. A cet égard, la crise va avoir un effet durable. En télétravaillant, les gens ont redécouvert une plus grande autonomie dans leur façon de gérer leur job, ils ont apprécié les bienfaits de s’organiser comme ils veulent, et de ne pas avoir un manager sur le dos toutes les cinq minutes. Nous sommes passés d’une relation de travail basée sur le présentéisme à une relation de travail basée sur la confiance et sur les résultats.

Bien sûr, le télétravail à 100% n’est pas souhaitable. Cependant, nous nous orienterons vers une solution hybride: nous irons sur le lieu de travail deux ou trois jours par semaine et, le reste du temps, nous travaillerons chez nous. Ou si les conditions de travail à domicile ne sont pas idéales, dans des espaces de coworking. Accor commence à mettre en place une politique de location de chambres à la journée qui deviennent des bureaux. Cela fera réfléchir aussi sur la rémunération. Certains vont se dire “je préfère travailler moins et avoir une meilleure qualité de vie”. Un certain nombre de personnes ont déjà quitté les grandes villes pour habiter en périphérie ou à la campagne. Selon McKinsey, New York a perdu 100.000 habitants depuis le début de l’année. Un grand chantier va donc s’ouvrir sur ces sujets: comment organiser le télétravail, comment s’équiper, comment mesurer le temps de travail, comment faire en sorte que les conditions de travail des salariés à domicile soient les plus satisfaisantes possibles?

Vous appelez de vos voeux, pour rédiger ce nouveau contrat social, un regain de pouvoir des travailleurs. Comment pourrait-il surgir alors que les syndicats semblent mal outillés aujourd’hui?

Surtout pour les travailleurs indépendants, peu représentés par les syndicats. Cependant, de nouvelles formes de mobilisation se créent. On en revient à ce thème abordé précédemment de la consumérisation du travail. Le travailleur se comporte comme un consommateur. Il peut faire campagne, via les réseaux sociaux notamment, pour faire plier son employeur. Durant la pandémie, Google a mis en place un système d’aide et de subvention pour ses collaborateurs, excluant toutefois ses travailleurs intérimaires. Tous les employés de Google ont alors manifesté et Google a fini par céder. Je crois à cette forme de mobilisation temporaire sur un objectif précis.

Vous voyez alors le travailleur “sortir de l’enfer” que vous évoquez dans le titre de votre livre?

A côté du consommateur et du travailleur, il y a un troisième acteur qui n’est pas mentionné dans le titre: le citoyen. C’est lui qui va réconcilier les deux autres, car nous sommes tous à la fois consommateur, travailleur et citoyen. Je suis assez optimiste. Il y a aujourd’hui une prise de conscience de cette fièvre consumériste et beaucoup de gens se posent des questions sur le travail. La solution viendra à mon sens de la mobilisation des citoyens qui feront la part des choses entre le besoin de consommer et celui de travailler dans des conditions décentes. On le ressent notamment chez les jeunes générations. Pensez à la mobilisation pour le climat. C’est assez incroyable: tout cela est parti d’une jeune fille qui s’est assise un jour devant le Parlement suédois…

(*) Denis Pennel, Le paradis du consommateur est devenu l’enfer du travailleur, Les éditions du Panthéon, 304 pages, 20,90 euros.

Profil

  • Naissance en 1966
  • Diplômé (1988) de Sciences Po Paris
  • Débute sa carrière comme PR chez BDDP/TBWA, travaille ensuite pour Financial Dynamics, Deloitte puis Manpower, comme directeur de la communication
  • Directeur général de la World Employment Confederation (association professionnelle des agences privées pour l’emploi) depuis 2005
  • Membre de plusieurs think tanks (GenerationLibre, European Policy Center, Center of European Political Studies), conférencier et auteur de plusieurs essais dont Travail, la soif de la liberté (2017)

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