Martinique, creuset de saveurs

Les rhums martiniquais sont réputés. © HUBERT HEYRENDT, EN MARTINIQUE

Petit tour de l’île, à la découverte d’une cuisine antillaise métissée, mâtinée d’influences amérindiennes, européennes, africaines et indiennes.

Créole. C’est le premier mot qui vient en tête quand on pense à la cuisine des Antilles françaises. “Moi, je ne mange pas créole!”, nous rétorque pourtant Thierry Negi, guide touristique, poète et passionné de son île… C’est que, à l’origine, “créole” désignait les Blancs nés dans les colonies européennes d’Amérique. La Créole martiniquaise la plus célèbre n’est autre que Joséphine de Beauharnais, la première femme de Napoléon, née aux Trois-Ilets en 1763.

Développé par Edouard Glissant, le concept de “créolisation”, en rupture avec celui de la négritude d’Aimé Césaire et avec celui de l’intégration à la française, est pourtant fertile pour penser la spécificité de la culture des îles caribéennes, et plus largement l’évolution de nos sociétés contemporaines.

Retour en force

Pour le romancier et philosophe martiniquais, la créolisation “est un métissage des cultures qui produit de l’inattendu”. Pour développer cette idée, Glissant est parti de sa pratique du créole. Désormais enseigné à l’école et à l’université, celui-ci connaît un vrai retour en force alors qu’on interdisait autrefois aux enfants de le parler. Il aurait également pu s’inspirer de la cuisine martiniquaise. Petite île de 60 km sur 30 perdue au sud des Petites Antilles, la Martinique est riche des cultures qui s’y sont succédé et cela se reflète dans sa cuisine, marquée par trois influences majeures: amérindienne, africaine et européenne.

Venus d’Amazonie, les Amérindiens Arawaks, premiers habitants de l’île, ont apporté avec eux piments, patate douce, igname et manioc… mais aussi le “boucanage”, à l’origine une technique de conservation de la viande et du poisson par salage, fumage et séchage. Aujourd’hui, le week-end, à la sortie des plages, on trouve toujours de nombreux vendeurs de délicieux poulet boucané, fumé longuement au barbecue et servi avec du riz et des légumes.

L’arrivée des Européens, suite à la découverte de l’île par Christophe Colomb en 1502, a considérablement modifié la cuisine locale.

Ils ont importé le manguier, l’arbre à pain, la vanille, les agrumes, le riz, la farine de blé, le boeuf, la chèvre ou la morue. Sans oublier la canne

à sucre, qui fit la richesse de la Martinique durant la période esclavagiste et qui est aujourd’hui cultivée pour la production de rhum, et les bananiers à partir des années 1950, qui occupent aujour-d’hui la grande majorité des terres. Au grand dam de nombre de Martiniquais, non seulement parce que ces deux monocultures contribuent à ce que la Martinique doive importer 80% de son alimentation (jusqu’au ridicule: des pommes et des poires sont servies au petit-déjeuner des touristes alors que les mangues traînent par tonnes sur les routes…) mais aussi à cause du scandale du chlordécone. Interdit aux Etats-Unis dès 1975, cet insecticide cancérigène a continué à être utilisé dans les bananeraies des Antilles françaises jusqu’en 1993. En 2018, l’étude Kannari a montré que 92% des Martiniquais avaient des traces de chlordécone dans le sang…

Les bananes plantains,jaunes, ou
Les bananes plantains,jaunes, ou “ti-nain” n’ont rien à voir avec les fruits qu’on trouve en métropole.© HUBERT HEYRENDT, EN MARTINIQUE

La banane française

Soutenue par des aides européennes pour faire face à la concurrence des autres pays producteurs de la région (notamment l’Equateur), la banane française est toujours l’une des grandes richesses de l’île. Et celle-ci fait petit à petit sa révolution, avec une production plus durable et le lancement en 2020 de la Pointe d’or, la première banane française bio.

Sur les marchés locaux, la banane calibrée telle qu’on la connaît en Europe n’est qu’une variété parmi d’autres, aux côtés de la plantain, de la banane jaune (délicieuse en gratin) ou encore de la “ti-nain”. Blanche et au goût de pomme de terre, celle-ci entre dans la composition du ti-nain lambori, petit-déjeuner antillais traditionnel à base de morue salée qu’on ne le trouve que très occasionnellement à la table des hôtels à touristes. Comme la pourtant délicieuse chiquetaille, un émietté (le plus souvent de morue) d’origine africaine amené par les esclaves noirs. Tout comme le féroce d’avocat et les fameux accras, ces beignets de morue que l’on sert désormais quasi systématiquement avec de la sauce chien. Sur tous les marchés, on trouve le “bouquet garni” qui permet de préparer cette sauce emblématique (avec de l’huile et de l’eau chaude): oignon pays (ciboule), persil et thym. Sans oublier le piment, même si l’on ne mange plus si épicé en Martinique! Le piment “végétarien”, non piquant mais avec la même saveur que le très relevé bondamanjak (“les fesses de Madame Jacques” en créole), étant le plus courant dans les assiettes.

Le marché de Fort-de-France
Le marché de Fort-de-France© HUBERT HEYRENDT, EN MARTINIQUE

Currys et bière

Contrairement à la Guadeloupe, la Martinique n’a pas bénéficié de la première abolition de l’esclavage par les Révolutionnaires français en 1795. L’île aura dû attendre la seconde abolition en 1848, sous l’impulsion de Victor Schoelcher (l’histoire a retenu le nom de cet homme politique blanc, moins celui de Romain, l’esclave noir en fuite dont l’arrestation a mis le feu aux poudres et provoqué des émeutes à Saint-Pierre). Privés de leurs esclaves, les riches propriétaires blancs (dont les descendants, appelés péjorativement les békés, sont toujours aux commandes de l’économie martiniquaise) se sont mis à la recherche d’une nouvelle main-d’oeuvre à bas coût pour travailler dans leurs “habitations” (nom donné ici aux plantations). Ce sont donc des milliers d’Indiens et de Sri-Lankais qui sont venus s’installer dans l’île, important avec eux leurs currys. Le garam masala s’est mué en masalé, utilisé pour la cuisine du porc, aux côtés du colombo tamoul. L’un des plats martiniquais les plus populaires est ainsi le colombo de poulet (même si, traditionnellement, on utilise le cabri). A déguster avec une Lorraine bien fraîche, une pils rafraîchissante dont la production vient d’être relancée après plusieurs mois d’interruption, au grand soulagement des Martiniquais amoureux de leur bière!

Lorraine, une pils locale très rafraîchissante
Lorraine, une pils locale très rafraîchissante© HUBERT HEYRENDT, EN MARTINIQUE

Un dynamisme nouveau

Si la Martinique est toujours dépendante économiquement de l’Hexagone, les mentalités évoluent. Frappée par les conséquences du réchauffement climatique (avec l’érosion galopante de son littoral ou l’invasion d’algues sargasses venant défigurer ses plages de carte postale), l’île est en pleine mutation.

Au Morne Rouge, commune située sur les hauteurs de Saint-Pierre, près de l’iconique montagne Pelée, Sébastien et André-Judes Cadasse ont repris depuis six ans la ferme de leur père pour en faire un exemple d’agriculture durable. Chez Petit Cocotier, on produit ainsi en permaculture – même si le passionné Sébastien préfère le terme d'”agroécologie tropicale” – des dizaines de variétés de fruits et légumes, mais aussi une superbe vanille. Sur le principe “de la fourche à la fourchette”, les frangins travaillent en collaboration avec de jeunes chefs martiniquais enthousiastes. Même si ce n’est pas simple car rares sont ceux qui possèdent leur propre restaurant. S’il songe

A l'habitation céron, le jeune chef fabrique lui-même ses charcuteries
A l’habitation céron, le jeune chef fabrique lui-même ses charcuteries© HUBERT HEYRENDT, EN MARTINIQUE

à ouvrir un jour sa table, le talentueux Nathanaël Ducteil préfère actuellement se concentrer sur son service de plats à emporter, qui cartonne à Fort-de-France. Quand l’excellent Luidgi Couteperoumal officie, lui, au Suite Villa, seul hôtel cinq étoiles de Martinique situé aux Trois-Ilets, dans la partie la plus touristique

de l’île. En juin, lors d’un quatre mains avec le très médiatique chef hexagonal Adrien Cachot, le local de l’étape a totalement éclipsé l’arrogant finaliste de Top Chef, notamment en relisant de façon exotique la saucisse-chou-purée!

Parmi les autres restaurants enthousiasmants, on peut citer le Carte blanche d’Harold Jeanville, toujours aux Trois-Ilets, qui propose une cuisine créole joliment modernisée. Ou la belle table locavore d’Hugo Thierry (formé notamment chez Hélène Darroze à Londres) installée au sein de l’enchanteresse Habitation Céron, l’une des plus anciennes plantations martiniquaises, au nord-ouest de l’île. Le jeune chef fabrique ses charcuteries et ses fromages tandis qu’il magnifie les ingrédients cultivés dans l’Habitation à travers une cuisine martiniquaise gourmande et contemporaine.

Bon coup de fouet

Pour le reste, et si l’on se réjouit de l’annonce de l’ouverture du nouveau restaurant de Marcel Ravin, le chef martiniquais passé à L’Epicerie (Méridien de Bruxelles), avant d’ouvrir le Blue Bay à Monaco, où il a décroché un second macaron Michelin en mars dernier, le paysage gastronomique martiniquais aurait besoin d’un bon coup de fouet! Car dans les restaurants d’hôtels, les restos de plage et les tables traditionnelles, on mange toujours plus ou moins les mêmes spécialités…

Mentions, dans cette catégorie, pour le Liberty, à Sainte-Luce, parfait pour déguster langouste et lambi (conque) grillés au barbecue, et pour Tante Arlette, tout au nord à Grand-Rivière, pour la fricassée de zabitants (les écrevisses antillaises) et les accras de titiris (alevins de poisson).

Depuis septembre 2020, la jeune Madly a lancé un passionnant tour Tété Dwèt (“délicieux” en créole), une promenade gourmande dans les rues de Fort-de-France, allant des délicieux gâteux traditionnels de chez Surena, la plus ancienne pâtisserie martiniquaise, vieille de 116 ans, aux fruits et légumes du Grand Marché. A la fois pour faire découvrir le patrimoine culinaire de l’île aux touristes et… aux Martiniquais eux-mêmes. La jeune femme se désole en effet que ces derniers ne soient pas plus fiers de leur histoire et de leur cuisine. Son tour se termine par la distribution d’un petit dépliant reprenant 100 spécialités martiniquaises à goûter. Au bout de 10 jours de découvertes intenses, c’est bien le diable si on a pu en cocher une trentaine car beaucoup sont difficiles à dénicher en dehors de la cuisine familiale…

Boucaner, une technique ancestrale pour conserver le poisson et la viande.
Boucaner, une technique ancestrale pour conserver le poisson et la viande.© HUBERT HEYRENDT, EN MARTINIQUE

Nouvelles filières Côté fournisseurs, la restauration est soutenue par le dynamisme des producteurs locaux. On pense ainsi à La Conserverie créole, à Sainte-Marie, qui propose depuis 2018 de très bonnes terrines aux saveurs locales, mais aussi à des producteurs de confitures artisanales comme Les Iles gourmandes. Quand, profitant de l’abondance de fruits locaux, deux glaciers tirent leur épingle du jeu: Le Frisson sucré, au Diamant, et Ziouka Glaces, au Carbet.

Ce dynamisme se retrouve également dans de nouvelles productions agricoles, avec la redécouverte de la culture du café et du cacao, éclipsée par celle de la canne et de la banane. Introduit en Martinique au 18e siècle, le café fait un timide retour avec l’aide du Parc naturel régional de Martinique. Après avoir lancé des filières consacrées au cochon noir nourri à l’herbe, à l’agneau ou au miel, celui-ci travaille désormais avec plusieurs agriculteurs sur les hauteurs du Morne Vert, au pied des magnifiques Pitons du Carbet. On n’en est qu’aux premiers essais mais ceux-ci sont prometteurs.

La filière cacao, elle, est nettement plus avancée. Lancée en 2012, l’association Valcaco (Valorisation du cacao) compte 44 membres et près de 100 ha plantés avec, comme objectif, la production de 100 à 160 tonnes de cacao de haute qualité d’ici 10 ans et l’ambition de décrocher une AOP. Le cacao martiniquais intéresse en tout cas déjà de nombreux chocolatiers hexagonaux, mais aussi l’excellent chocolatier martiniquais Thierry Lauzea, dont les pralines raffinées s’associent parfaitement à un vieux rhum agricole. Le rhum, autre trésor de la Martinique, protégé par la seule AOC dans le monde pour ce type de breuvage…

Des Balaous Excellents en grillade
Des Balaous Excellents en grillade© HUBERT HEYRENDT, EN MARTINIQUE
CHAUD-FROID: une grillade de langoustes ou une glace au Frisson sucré?
CHAUD-FROID: une grillade de langoustes ou une glace au Frisson sucré?© HUBERT HEYRENDT, EN MARTINIQUE
CHAUD-FROID: une grillade de langoustes ou une glace au Frisson sucré?
CHAUD-FROID: une grillade de langoustes ou une glace au Frisson sucré?© HUBERT HEYRENDT, EN MARTINIQUE

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