Christophe Benavent, professeur de stratégie et maketing: “Les plateformes numériques ne sont pas diaboliques”

© denis vasilov (belgaimage)

Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft et consorts occupent une place dominante dans l’économie mondiale, au point de “vassaliser” les entreprises traditionnelles. Mais elles jouent aussi un nouveau rôle utile de coordination des échanges internationaux.

Professeur de stratégie et de marketing à l’Université Paris Nanterre, Christophe Benavent est un spécialiste des grandes plateformes numériques. Auteur de Plateformes, sites collaboratifs, marketplaces, réseaux sociaux… Comment ils influencent nos choix (FYP Editions), il était de passage en Belgique à l’occasion du forum organisé par Digital Wallonia. Il en a profité pour confier à Trends-Tendances sa vision tout en nuances de la place, du rôle et de l’utilité des géants du Net dans l’économie mondiale.

TRENDS-TENDANCES. Les grandes plateformes numériques ont-elles pris trop de place ?

CHRISTOPHE BENAVENT. Dire qu’elles ont pris trop de place, ce serait un jugement moral, un jugement de valeur, ce que je préfère éviter. Le fait est qu’elles ont pris une place importante, plus importante que celle qu’occupent les autres entreprises. Les plateformes coordonnent aujourd’hui les activités économiques. Elles participent à la formation des prix, elles présentent même une forme d’alternative au marché.

Les plateformes seraient devenues puissantes au point d’avoir la capacité de se substituer au marché ?

Pourquoi Alibaba, la plus grande plateforme chinoise d’e-commerce, a-t-elle émergé ? Pour faciliter les exportations de produits vers les Etats-Unis. Dans les années 1990, les investissements américains ont favorisé le développement d’entreprises chinoises, qui produisaient beaucoup mais n’avaient pas de tradition anglophone, et étaient incapables de commercer avec les Etats-Unis. Alibaba est arrivé à point nommé pour coordonner ces échanges, et même pour assurer des éléments de sécurité essentiels comme le paiement.

Pourquoi est-ce un élément essentiel ?

Dès qu’une plateforme met en place un système de paiement, son utilisation explose. Les applications de covoiturage existaient depuis longtemps, mais c’est à partir du moment où BlaBlaCar s’est positionné comme intermédiaire de paiement que la demande a explosé. Les plateformes ont une place particulière. Elles sont au-dessus des autres acteurs économiques.

Elles dominent l’économie ?

Les plateformes exercent un rôle nouveau. Elles représentent une mutation dans l’écosystème économique. Elles assurent un nouveau service de coordination, qu’elles facturent aux autres entreprises.

Faut-il réguler ou démanteler ces plateformes, comme certains le demandent ?

Les Américains l’ont fait avec ITT, avec la Standard Oil… Lorsqu’un acteur devient dominant ou monopolistique, la puissance publique a le devoir de réfléchir à la question du démantèlement. Aujourd’hui, ces groupes sont-ils en situation de domination ? Oui. Mais sont-ils en situation de monopole ? Non.

Aujourd’hui, ces groupes sont-ils en situation de domination ? Oui. Mais sont-ils en situation de monopole ? Non.

Google est en situation de quasi-monopole sur le marché des moteurs de recherche, et est ultra-dominant sur le marché des systèmes d’exploitation pour smartphones.

Cela reste des marchés qui peuvent être contestés par d’autres acteurs. En France, on a un moteur de recherche qui s’appelle Qwant.

Mais Qwant ne parvient pas à s’imposer sur le marché.

Le problème, c’est que Qwant n’a pas de financement. Si l’Union européenne finançait Qwant à hauteur de 10 milliards d’euros, l’entreprise prendrait des parts de marché.

Il faudrait donc investir de l’argent public dans des champions européens ?

Le fuel du développement des plateformes, ce n’est pas la technologie. Ce sont les financements. Aux Etats-Unis, le mode de financement via les séries A, B, C, etc. fait que ces entreprises peuvent lever rapidement des sommes très importantes, pour un déploiement à une échelle globale. Quand on conçoit une application pour 300 millions de consommateurs américains, elle est prête pour atteindre deux milliards d’utilisateurs. En Europe, c’est Babel, on est fragmenté. Et on n’a pas d’acteurs capables de suivre les montants des levées de fonds qui sont opérées aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde. Si l’on prend le secteur de la mobilité urbaine, où le modèle des plateformes explose complètement, le véritable acteur dominant, ce n’est pas Uber, c’est le fonds d’investissement japonais Softbank, qui dispose d’une réserve de 100 milliards de dollars.

Est-ce indispensable d’avoir des plateformes européennes ? Est-ce une question de souveraineté ?

La souveraineté, ça n’a pas de sens. Ce qui compte, c’est la puissance. Si on veut éviter que des acteurs étrangers prennent notre marché, il faut leur opposer des acteurs puissants. En économie, il y a un argument qui s’appelle la ” contestabilité “. Si dans un secteur, il n’y a qu’un seul acteur mais qu’il peut potentiellement être attaqué par d’autres acteurs, on peut le laisser opérer. De la ” contestabilité “, il y en a. Google est dominant mais pas monopolistique.

Quand on parle des plateformes, ce qui importe selon vous, ce n’est pas la technologie qu’elles développent, ce sont les applications économiques qui en découlent.

L’innovation est un produit comme les autres. Il y a de l’innovation quand il y a un besoin et une demande. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle est très à la mode. Mais ce serait une erreur de penser que la découverte de l’intelligence artificielle et des réseaux de neurones est venue perturber le champ économique. Ce n’est pas du tout comme cela que ça se passe. Ce qui se passe, c’est que des entreprises comme Google et Facebook ont simplement des problèmes concrets à résoudre.

Quels types de problèmes ?

Facebook est un réseau social, qui essaye de faire en sorte que les gens soient plus actifs sur sa plateforme. Pus on est actif, plus on est engagé. Et plus on est engagé, plus cela a de la valeur pour les annonceurs. Une des idées pour améliorer l’engagement, c’est de nous rendre plus concernés par les publications de nos proches. Du coup, Facebook a une idée toute bête : permettre aux utilisateurs de mentionner les gens qui sont sur une photo, pour qu’ils soient attirés par les clics, les likes, les partages, les discussions. Pour cela, il faut identifier des gens sur une photo. Et pour résoudre ce problème, Facebook embauche des ingénieurs spécialisés. Les incroyables développements auxquels on a assisté en quelques années autour de la reconnaissance d’objets et de l’identification des visages ne sont pas arrivés de manière spontanée. Ils proviennent d’une demande de l’industrie, qui provoque un appel d’air et des financements considérables. Mais quand on regarde en détail ces technologies, on se rend compte qu’il n’y a quasiment aucune innovation majeure.

Christophe Benavent, professeur de stratégie et maketing:
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Cela signifie qu’on surévalue les capacités technologiques des plateformes ?

Non, cela veut simplement dire qu’elles ont la capacité d’investir de manière majeure dans certains secteurs et de développer les technologies qui vont améliorer leur stratégie. Pour les plateformes, les progrès économiques comptent avant les progrès technologiques. Et pas l’inverse.

Vous expliquez que les plateformes se situent un cran au-dessus des entreprises traditionnelles. Quelle est leur spécificité ?

La coordination. Elles font en sorte que l’offre rencontre la demande. L’idée d’échanger des appartements, ce n’est vraiment pas nouveau, le procédé existe depuis 50 ans. Mais avant, cela fonctionnait par catalogue, il fallait adhérer à un club, planifier son voyage, etc. C’était un petit segment économique de niche. Aujourd’hui, on peut établir un inventaire de toutes les personnes qui ont envie de voyager, et mettre en place des technologies d’appariement qui vont faire correspondre une demande spécifique à une offre spécifique. C’est ça, le job d’une plateforme comme Airbnb. Elle va au-delà d’une simple mise en relation, telle que le faisait un annuaire classique. Il y a un élément supplémentaire, cognitif, intelligent, qui est de concevoir des méthodes visant à augmenter les probabilités que l’offre et la demande se rencontrent.

Pourquoi les plateformes ont-elles souvent recours à l’externalisation des services ?

Uber à Paris, c’est 12.000 chauffeurs. C’est une sacrée entreprise. Une usine avec 12.000 ouvriers, cela devient rare. Or, comment fait-on pour contrôler le travail des ouvriers ? Avec des contremaîtres, et toute une bureaucratie. Mais chez Uber, il n’y a pas un seul contremaître. Le contrôle est opéré par les clients, via le système de notation des chauffeurs. L’objectif est de reporter le travail de contrôle sur le consommateur.

Nous sommes dans une économie de marché. Booking, c’est aussi un incitant pour les hôtels à faire un meilleur travail.

Faire “travailler” les consommateurs, c’est machiavélique.

C’est une forme de manipulation des individus pour obtenir une qualité de la foule. Il faut savoir que le consommateur a toujours participé à la production. Dans les années 1970-1980, certains manuels de marketing en France parlaient de ” serfduction ” : le consommateur participe à la production des services. Quand je me rends chez mon assureur et que je remplis un formulaire pour une police d’assurance, je travaille pour mon assureur. Les plateformes ont appliqué ce principe de manière systématique. Facebook a créé un journal sans journalistes, produit par des amateurs.

Les plateformes explorent aussi ce que vous appelez des marchés multi- versants.

Elles tirent avantage de l’interaction qui existe entre les marchés. C’est l’exemple du journal. La valeur d’un journal pour un lecteur est inversement proportionnelle au nombre de pages de publicité. Pourquoi donner un journal gratuit ? Parce que ça fait de l’audience, et que cela permet d’augmenter les gains sur un second marché, le marché publicitaire. Ces marchés multi-versants permettent d’expliquer la rationalité économique de la gratuité. Les plateformes numériques exploitent au maximum ces interactions.

Que peuvent faire les entreprises plus traditionnelles qui sont confrontées à ces nouveaux acteurs ?

C’est une question critique. Deux options se présentent pour les entreprises traditionnelles. Première option : qu’elles se transforment elles-mêmes en plateforme. C’est la question qui se pose pour l’entreprise de construction Saint-Gobain, dans sa branche distribution. C’est une entreprise puissante, un grand fournisseur, qui va être attaqué par Alibaba sur la livraison de matériaux de construction. Saint- Gobain peut-elle se transformer en plateforme numérique ? J’ai beaucoup de doutes. La deuxième option, c’est de conclure des accords avec les plateformes. C’est l’exemple de Monoprix, qui a passé des accords avec Amazon et Google pour redessiner la palette de ses services aux clients, pour devenir ” omnicanal “.

Les entreprises traditionnelles ne deviennent-elles pas dépendantes des grandes plateformes ?

Le rapport des forces est là. Il y a clairement une ” vassalisation ” des entreprises traditionnelles par les plateformes. Tout se décide au niveau de la commission que prennent ces plateformes. Dans l’hôtellerie, Booking prend des commissions importantes, certains Etats sont d’ailleurs intervenus pour limiter ces commissions, en France notamment. On voit bien le problème de domination.

Comment se sortir de cette domination ?

Cela va dépendre des acteurs. Reprenons l’exemple de Booking. Un hôtel bien géré qui a une clientèle régulière et un bon taux de remplissage n’aura aucun problème à proposer ses chambres résiduelles non louées à moindre prix, et en abandonnant une partie de ce prix à la plateforme. Le problème, ce sont les acteurs de tout-venant, qui ont une clientèle de passage, qui vivent à 100 % des réservations en ligne via Booking. Nous sommes dans une économie de marché. Booking, c’est aussi un incitant pour les hôtels à faire un meilleur travail.

Les plateformes sont-elles utiles ?

Au final, ce que les plateformes font payer, c’est un service. Un service qui se négocie au prix du marché. Il ne faut pas avoir une approche morale à ce sujet. Les plateformes ne sont pas diaboliques. Parfois, c’est vrai, elles font payer leur service un peu cher. Mais elles jouent un rôle utile dans l’économie : elles fluidifient les échanges.

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