Libertariens, conservateurs ou centristes… Les économistes pro-Brexit, seuls contre tous

Manifestation pro-Brexit, à Londres, en mars dernier. © Getty Images

Méprisés par leurs pairs, les économistes favorables à la sortie de l’Union européenne se délectent de défier le consensus. Financés par des hommes d’affaires de l’ombre, ils aspirent à un Royaume-Uni libéré du carcan bruxellois et arrimé au grand frère américain.

“Ne perdez pas votre temps avec ces personnages imperméables aux faits. ” Voilà ce que nous nous entendons dire en amont de notre enquête sur les économistes Brexiters – ceux qui pensent que même une sortie de l’Union européenne sans accord serait une excellente chose pour l’économie britannique. Cet e-mail parmi d’autres d’un professeur de la London School of Economics (LSE) montre le degré de mépris que leur voue, de manière générale, la communauté des économistes.

Certains sont de vrais économistes, leur pensée n’est pas forcément ridicule. Mais leurs modèles pour évaluer les conséquences du Brexit sont tirés par les cheveux.” Martin Wolf, expert économique du ” Financial Times

L’aversion qu’ils suscitent n’est pas très éloignée de celle provoquée par les climatosceptiques. ” Certains sont de vrais économistes, leur pensée n’est pas forcément ridicule. Mais leurs modèles pour évaluer les conséquences du Brexit sont tirés par les cheveux ” , juge Martin Wolf, l’expert économique du Financial Times, qui les fréquente depuis plusieurs décennies. Certaines figures du mouvement sont particulièrement controversées, tel Patrick Minford, professeur de l’université de Cardiff. En 2012, il assumait totalement le fait qu’un Brexit dur puisse entraîner l’industrie automobile britannique sur la même voie que celle de l’acier. Nombreux sont les économistes ou spécialistes du commerce international qui ont émergé après le référendum de 2016. Ils se sont attiré les grâces de ministres incompétents parce qu’ils étaient prêts à leur dire ce qu’ils voulaient entendre, dénoncent les opposants au Brexit.

Une certaine gloire

Cet opprobre ne gêne pas les économistes Brexiters. Ils en tirent même une certaine gloire. C’est ce qui me convainc que j’ai raison “, sourit Roger Bootle, du cabinet Capital Economics. Patrick Minford navigue, lui, à contre-courant depuis longtemps. ” La première fois que je me suis retrouvé isolé, c’est quand le Times a publié, en 1981, ma réponse à un point de vue de 364 économistes contre la politique de Margaret Thatcher “, raconte-t-il. Le petit milieu des économistes s’écharpe alors sur l’intérêt d’un virage néolibéral pour l’île. Patrick Minford estime avoir gagné contre sa profession, ” très à gauche “. Habitués aux cris d’orfraie de leurs détracteurs, les économistes pro-Brexit ne s’émeuvent donc guère des turbulences attendues en cas de no deal. Elles seront passagères…

Comprendre ces spécimens exige de reconnaître qu’ils ne sont pas tous taillés dans le même costume. Une frange plutôt discrète évolue à gauche de l’échiquier politique. On y trouve par exemple un professeur de l’université de Nottingham, David Paton. Pour eux, l’Europe corsète le progrès social et fait payer aux populations les folies des banques, notamment en Grèce et en Irlande, pendant la crise de l’euro.

Ecole de Chicago

A droite cohabitent aussi plusieurs nuances pro-Brexit. On y trouve des libertariens proches de l’idéologie du Parti républicain américain, estime Martin Wolf. Tim Congdon, un des anciens sages du chancelier de l’Echiquier Kenneth Clarke pendant les années 1990, en fait partie. Il a poussé ses convictions jusqu’à vouloir défier Nigel Farage à la tête du parti Ukip. C’est à ce camp qu’est rattaché Patrick Minford. Dans les années 1980, cet universitaire très respecté fut l’un des représentants les plus en vue au Royaume-Uni de l’école de Chicago de Milton Friedman, connue comme le laboratoire des idées libérales.

Au début des années 1980, ce mouvement semblait avant-gardiste et générait beaucoup d’intérêt chez les économistes, y compris ceux qui vilipendent le Brexit aujourd’hui. Ce n’est qu’avec le temps que les deux courants ont divergé. ” Patrick Minford est devenu un peu un fossile intellectuel et son credo économique free market paraît aujourd’hui autant une idéologie qu’une science “, estime Martin Wolf. L’intéressé rétorque que ” ses modèles rigoureux vont toujours comme un gant aux données du Royaume-Uni “.

En Europe, on pense mercantilisme, c’est-à-dire intérêt des producteurs. La tradition anglo-saxonne est différente : le but de son activité économique est la consommation.” Roger Bootle, économiste pro-Brexit

Entre ces deux camps figurent des Brexiters centristes, persuadés que leur pays est pénalisé dans cette Union européenne à la croissance atone. C’est le cas de Mervyn King, l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, mais aussi de Gerard Lyons, ancien économiste en chef de la banque Standard Chartered devenu conseiller de Boris Johnson à la mairie de Londres et pressenti pour remplacer Mark Carney à la tête de la Banque d’Angleterre. A leur côté bataille aussi Roger Bootle, qui a remporté le prix Lord Wolfson de la solution la plus ” élégante ” pour une sortie d’un pays de la zone euro (2012). A l’époque, beaucoup d’économistes outre-Manche pensaient que la Grèce abandonnerait la monnaie unique…

Economists for Free Trade

Roger Bootle ne fait pas mystère d’accueillir dans son bureau les réunions des Economists for Brexit – devenus Economists for Free Trade peu après le référendum de 2016. Mais il est difficile de savoir qui les finance. Patrick Minford se borne à expliquer qu’il s’agit d’hommes d’affaires pro-Brexit et que les sommes levées – pas mal d’argent, reconnaît-il – ont surtout servi aux efforts de lobbying et de communication.

Au-delà de leurs désaccords, les Brexiters se retrouvent autour d’une aversion partagée pour le tournant politique que l’Europe a pris dans les années 1980. Patrick Minford avait voté ” oui ” à l’adhésion à l’Union européenne de 1975. ” A l’époque, l’Europe rebutait la gauche et attirait les conservateurs parce qu’elle représentait le libre-échange “, rappelle-t-il. Elle constituait aussi un rempart contre le socialisme. ” Lorsque nous avons rejoint l’Union en 1973, la croissance du continent était plus forte que la nôtre, ajoute Roger Bootle. Depuis, c’est l’inverse. ” L’euroscepticisme s’est aussi nourri de l’humiliation provoquée par le mercredi noir de 1992, lorsque les autorités britanniques ne peuvent éviter l’éjection de la livre du serpent monétaire européen. ” Cela a tué la volonté intégrationniste par la monnaie et expliqué pourquoi nous avons gardé la livre “, dit-il.

Cette absence d’enthousiasme pour le fédéralisme politique européen va, encore aujourd’hui, bien au-delà des cercles pro-Brexit. Les Brexiters n’ont donc pas vraiment à s’en justifier. Les Britanniques abasourdis par le résultat du référendum sont en revanche beaucoup plus impatients de savoir si ces spécialistes ont une stratégie pour sortir concrètement de l’Union européenne. Pour un non-économiste, leur discours semble plus cohérent que ne l’estiment beaucoup.

Leur optimisme tient dans le fait qu’en cas de sécession, le pays peut décréter, sans rien demander à personne, un abaissement des tarifs douaniers sur ses importations. ” En Europe, on pense mercantilisme, c’est-à-dire intérêt des producteurs et donc maximisation de leurs exportations, explique Roger Bootle. La tradition anglo-saxonne est différente : le but de l’activité économique est la consommation, donc une large part des gains du libre-échange est d’avoir des importations moins chères. En 1846, la Grande-Bretagne a répudié les Corn Laws, les taxes sur l’importation du blé, et la réussite fut spectaculaire. ”

Patrick Minford et Roger Bootle lors d'un colloque pro-Brexit en 2016, à Londres.
Patrick Minford et Roger Bootle lors d’un colloque pro-Brexit en 2016, à Londres.© BelgaImage

Propagande dans les ports

Renforcés dans leurs convictions par la relative stabilité de l’économie depuis 2016 et par l’option, encore plus ouverte si le pays retrouve sa souveraineté, de mesures temporaires pour soutenir la demande, les économistes pro-Brexit se disent aussi rassurés par leurs contacts avec les autorités portuaires. ” La crainte est de la pure propagande, nous sommes proches du port de Bristol, qui pense qu’il n’y aura aucun problème après le Brexit “, dit Roger Bootle. Patrick Minford explique que ” les ports de l’Union européenne doivent être en conformité avec les pratiques de l’OMC, requérant des passages aux frontières fluides “.” Ces pratiques, ajoute-t-il, la loi britannique est en mesure de les faire respecter. ”

Ce genre de propos exaspère Alice Enders, une analyste qui a passé une grande partie de sa carrière au secrétariat général de l’OMC. ” D’abord, Londres n’a pas conclu de pactes de remplacement pour les traités de libre-échange entre l’UE et la plupart de ses grands partenaires commerciaux. Le no deal est donc un désastre pour les exportateurs britanniques, explique-t-elle. Ensuite, le pays ne peut tout simplement pas, dans le cadre de l’OMC, appliquer zéro droit de douane aux seules importations provenant de l’Union européenne et donc expose ses producteurs à une concurrence mondiale féroce. ” Tout en soulignant que les formalités de douane vont être multipliées par six, Alice Enders regrette que les Brexiters ne comprennent pas que le pays, hors de l’UE, ne peut pas jouir du jour au lendemain des mêmes avantages à l’OMC : les contingents tarifaires pour les importations vers l’UE vont notamment devoir être longuement renégociés et c’est tout le statut du Royaume-Uni à l’intérieur de l’OMC qui est incertain. Dans un contexte rendu encore plus compliqué par la situation de l’Irlande, les économistes du Centre for Economic Performance de la LSE soulignent, eux, que les Brexiters négligent aussi les avantages économiques de l’intégration dans le marché unique européen, géographiquement proche.

Les populations les plus vulnérables bénéficieront de produits moins chers. L’immigration européenne de main-d’oeuvre peu qualifiée ne les pénalisera plus.” Patrick Minford, économiste pro-Brexit

Au final, ces contradictions persuadent nombre d’économistes que le véritable but des Brexiters est de rapprocher la Grande-Bretagne des Etats-Unis, pays moins régulé et fonctionnant à rebours du principe de précaution européen. ” C’est pour pouvoir passer un accord avec l’Amérique que les Brexiters jugent essentiel de sortir de l’union douanière européenne “, explique Alice Enders. Sur ce point, les partisans du no deal, même s’ils s’amusent des différences culturelles entre leur pays et les Etats-Unis, ne nient pas se sentir plus proches, du point de vue économique et politique, de la sphère anglo-saxonne.

Modèle transposable ?

Un accord de libre-échange avec les Etats-Unis compensant la sécession de l’Union européenne n’est cependant pas une mince affaire. Le pays réussira-t-il à faire valoir ses avantages face au géant américain et ses 52 Etats ? ” Pour concurrencer l’agriculture américaine, les fermiers anglais vont devoir adopter leurs méthodes. Adieu la beauté de la campagne anglaise ! “, déplore Alice Enders. Il faudrait aussi faire accepter à une population qui a plusieurs définitions pas toujours réconciliables du Brexit que le modèle de société made in USA est transposable au Royaume-Uni. ” Les populations les plus vulnérables bénéficieront de produits moins chers. L’immigration européenne de main-d’oeuvre peu qualifiée ne les pénalisera plus ” , veut croire Patrick Minford. Le débat n’est pas près de se tarir…

Par Nicolas Madelaine.

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