” Le vrai miracle, c’est d’être vivant “

Jacky Ickx, dans son appartement bruxellois " La GT40 que nous pilotions en 1969 était déjà une vieille dame. Ce qu'on pouvait espérer de mieux, c'était de finir dans les cinq premiers. Heureusement, la course automobile réserve quelquefois des surprises... " © Renaud Callebaut

Alors que la superproduction américaine ” Le Mans 66 ” déboule sur les écrans, Jacky Ickx, vainqueur à six reprises de la célèbre course d’endurance, revient sur son parcours, le rôle de son ange gardien et l’esprit d’insouciance qui régnait sur le circuit de la Sarthe. Rencontre avec une légende qui a remporté ses premières ” 24 Heures ” il y a tout juste 50 ans…

Dans le salon de son appartement bruxellois qui domine l’abbaye de la Cambre, ne cherchez pas les trophées ni les photos qui rappelleraient les heures glorieuses. ” Je n’ai pas le culte du passé “, avoue Jacky Ickx (74 ans), sourire en coin.

Ce fameux sourire en coin… Aux médailles et souvenirs d’ancien combattant, l’ancien pilote automobile, qui est marié à la chanteuse d’origine burundaise Khadja Nin, préfère la compagnie de l’art africain qui le relie aux hommes, c’est-à-dire à ses semblables.

Quand il évoque ses exploits sportifs, il met cela sur le compte de la chance, de la providence, de son ange gardien qui a veillé sur lui et ” laissé sans doute beaucoup de plumes “, jamais de ses qualités qui ont fait de lui un gagnant d’exception. ” Conduire une bonne voiture, c’est facile. C’est tellement confortable. J’ai eu des équipes formidables autour de moi. La réussite tient aussi au fait d’être au bon endroit, au bon moment. ” Alors, disons que la chance lui a donné souvent rendez-vous…

Une armada de Porsche

A une période que l’on peut situer entre 1967 et le début des années 1980, le coureur remporte plus de 50 compétitions internationales. Du jamais vu. Lui-même s’étonne encore de ce qu’il appelle le ” bon timing “. ” Quand j’avais 16 ans, je servais de l’essence et je nettoyais les pare-brises parce que je n’allais plus à l’école. J’étais un cancre qui faisait le désespoir de ses parents. Et puis il y a eu la moto, avant l’automobile, et j’ai vu que je n’étais pas si mauvais que cela pour quelque chose. Arriver sur un podium quand vous êtes un mauvais élève, habitué à être assis près du radiateur, c’est une sacrée découverte. ”

Le milieu des quatre roues n’est pas étranger à la famille. Le père est un journaliste spécialisé dans les sports mécaniques et son frère aîné, Pascal, s’est illustré dans les compétitions automobiles. Mais le cadet, c’est autre chose. Tout lui réussit et au plus haut niveau.

Aucune catégorie ne lui résiste, du championnat américain CanAm au rallye-raid Paris-Dakar jusqu’à la très convoitée Formule 1 où il décroche huit victoires en Grand Prix entre 1968 et 1972. Dans ce parcours hors normes, sa consécration aux 24 Heures du Mans tient une place à part dans le coeur du public. Le Belge y a été sacré six fois.

La première fois, c’était en 1969 au terme d’une course épique, au volant d’une Ford GT40, une voiture mythique dont la genèse est minutieusement retracée dans le film Le Mans 66 actuellement en salles. A l’écran, Matt Damon et Christian Bale incarnent deux as du volant qui n’hésitent pas à mettre les mains dans le cambouis. ” A l’époque, les courses d’endurance, c’était surtout de l’endurance pour la machine “, se souvient le pilote qui partage aujourd’hui sa vie entre la Belgique, Monaco où il réside et le Mali. ” Il fallait pouvoir compter sur une machine qui ne connaît pas d’ennuis mécaniques et on n’avait aucune certitude à ce sujet. On devait gérer sa voiture au mieux, en fonction des circonstances de la course. En 1969, avec mon coéquipier Jackie Oliver, nous sommes arrivés 14es aux qualifications. La GT40 que nous pilotions était déjà une vieille dame. Sur le papier et dans les faits, c’était une course pour Porsche qui avait déployé une armada de 917, de 908 et de 911. Ce qu’on pouvait espérer de mieux, c’était de finir dans les cinq premiers. Heureusement, la course automobile réserve quelquefois des surprises… ”

La Ford GT40 conduite par le Belge l’année de son sacre est aujourd’hui la propriété de la famille Woolmark.

Quelques secondes de perdues

Tout commence mal pourtant ce 14 juin 1969. Comme le veut la tradition, les pilotes se tiennent sur la grille de départ, de l’autre côté de la piste, en face de leurs racing cars garées en épi. Au moment fatidique, il s’agit de regagner le plus vite possible sa voiture en piquant un sprint. Un folklore qui fait le sel du rassemblement et le bonheur des spectateurs. En raison des élections présidentielles, les festivités ont été avancées de deux heures. A 14 h tapantes, le drapeau tricolore fend l’air. Les coureurs casqués et revêtus d’une combinaison blanche bondissent vers leur bolide. Ces chevaliers immaculés – les logos des sponsors commencent seulement à faire leur apparition – n’ont tous qu’une idée en tête : prendre la tête du peloton. Tous sauf Jacky Ickx qui rejoint tranquillement son attelage avec la nonchalance de celui qui va acheter son pain chez son boulanger un dimanche matin. Au volant de sa V-8 orange et bleue, il part bon dernier… ” Sur une course de 24 heures, les secondes que vous perdez au début n’ont pas d’impact, mais cela a eu un impact visuel, c’est sûr. C’est le genre de faux pas pour lequel vous seriez aujourd’hui sanctionné, pour ne pas dire exécuté par le pouvoir sportif. ” Si Ickx la joue pépère, c’est moins pour se faire remarquer par les caméras de l’ORTF qui retransmettent l’événement en direct et susciter les commentaires des journalistes – qui ne manqueront pas… – que pour prendre le temps d’attacher son harnais de sécurité. ” Lorsque vous roulez à plus de 300 km/h, il est illusoire de penser que vous pouvez mettre une ceinture de sécurité à plusieurs points en roulant d’une main au milieu d’un peloton. En fait, vous êtes acculé à faire un relais non attaché. ” Son intuition s’avère prophétique.

© Isopix

Au premier tour, John Woolfe, 37 ans, alors en 12e position, sort de la piste à hauteur du redoutable secteur baptisé Maison Blanche. Sa voiture heurte de plein fouet un talus. Sous la violence du choc, l’Anglais, qui n’a pas pris soin de boucler sa ceinture, est éjecté et meurt sur le coup. Mais la course, qui se drape de noir, ne fait que commencer. Parti à la traîne, le Bruxellois réduit au fil des heures son retard et franchit le lendemain in extremis la ligne d’arrivée avec une avance de 120 mètres sur son poursuivant. ” C’est peut-être encore aujourd’hui le plus petit écart jamais enregistré “, note le champion. Le duel est devenu un classique du genre. ” De toutes mes courses, c’est celle qui a indiscutablement le plus impressionné le public “, précise-t-il.

Mais notre héros préfère le combat victorieux qu’il mena au Mans en 1977 avec ses deux coéquipiers, Jürgen Barth et Hurley Haywood, à l’issue d’une remontée spectaculaire sous une pluie torrentielle. Peu importe en fait… ” La leçon de toute cela, c’est que le sport automobile appartient à la jeunesse. En 1969, on m’a opposé, dans la finale de cette course, à Hans Herrmann, un pilote de grand talent, expérimenté et qui a eu la malchance de terminer deuxième. Mais quand vous avez 24 ans ( l’âge qu’avait Ickx au moment de la course, Ndlr), vous n’avez peur de rien. Si vous commencez à penser au danger, vous ne pouvez pas rouler vite, c’est impossible. C’est pour cela que vous avez toutes les chances de l’emporter face à quelqu’un qui a 15 ans de plus que vous. Pour faire ce métier, il faut avoir un instinct de conservation extrêmement limité. Le vrai miracle de ma vie, c’est d’être vivant. ” N’a-t-il jamais ressenti la peur, la vraie, qui vous scie les jambes ? Quand, en 1970 au GP de F1 d’Espagne, il se retrouve coincé dans sa Ferrari qui vient d’être percutée et prend feu, n’a-t-il pas cru son heure venue ? ” Oui, mais cela ne vous arrête pas. Ce n’est pas un paramètre qui entre en ligne de compte. ” Les accidents fatals sont si nombreux que lorsque le Belge Lucien Bianchi se tue aux essais du Mans en 1969, il n’est qu’un pilote de plus qui disparaît. ” Quand vous partiez en course, vous n’étiez pas certain de revenir. Mais ça ne vous empêchait en rien. L’époque était à la prise de risque librement consentie. ”

Entre 1967 et le début des années 1980, le champion belge a remporté plus de 50 compétitions internationales.

Un certain dilettantisme

On ne sort pas toujours indemne du circuit de la Sarthe avec ses 13 kilomètres de parcours mal éclairé, sa fameuse ligne droite des Hunaudières, son lieu-dit le Roule Crottes, du nom du ruisseau local, avec ses nappes de brouillard qui plongent au petit matin les pilotes hébétés de fatigue dans une épaisse purée de pois. Une planque idéale pour la grande faucheuse.

Durant la décennie qui va propulser Jacky Ickx sur le devant de la scène, six pilotes perdront la vie au 24 Heures du Mans. Sur certains tronçons, aucune barrière ne sépare les spectateurs des Alpine, des Matra ou des Porsche lancées à toute berzingue sur le bitume. Dans ce décor champêtre où les pilotes empruntent des petites routes étroites ouvertes le reste de l’année à la circulation ordinaire, des bottes de paille font office de garde-fous…

Les organisateurs modifieront progressivement le tracé pour accroître la sécurité et tordre le cou à la fatalité. Le prodige du volant se souvient : ” Après les essais, on rentrait le soir au village de La Chartre-sur-le-Loir avec nos voitures de course. On roulait à 200 km/h sur les départementales. On avait faim et la cuisine nous attendait”. Les rillettes sont une spécialité du cru auxquelles on résiste difficilement… Si le coureur séjourne dans cette localité de moins de 2.000 habitants, à 40 km du circuit, c’est parce que le directeur d’écurie anglais John Wyer qui travaille un temps avec Ford est tombé quelques années auparavant sous le charme de la bourgade so french. Toute l’équipe du constructeur américain s’installe au pittoresque Hôtel de France, tenu depuis deux générations par la famille Pasteau. Les mécanos préparent les voitures dans la cour de l’établissement avant de casser la croûte au Relais de Ronsard, attenant à l’hôtel. Il ne manque que le beaujolais et l’accordéon pour parfaire le tableau. Comme s’il était plus important de passer du bon temps autour d’un pichet et des copains que de faire des pompes dans la salle de sport qui, de toute façon, n’existait pas…

dimanche 15 juin 1969 à 14h          La Ford GT40 pilotée par Jacky Ickx et Jackie Oliver franchit  en premier la ligne d'arrivée, avec à peine 120 m d'avance  sur sa poursuivante.
dimanche 15 juin 1969 à 14h La Ford GT40 pilotée par Jacky Ickx et Jackie Oliver franchit en premier la ligne d’arrivée, avec à peine 120 m d’avance sur sa poursuivante. ” De toutes mes courses, c’est celle qui a indiscutablement le plus impressionné le public. “© Belgaimage

” Il y avait de la place pour un certain dilettantisme. C’est la différence entre cet amateurisme professionnel et le professionnalisme d’aujourd’hui. On pouvait faire beaucoup de choses. J’ai été performant dans mon éclectisme mais ce n’était pas une spécialité Jacky Ickx. Tout le monde faisait ça. On était comme des free-lances. Je pouvais rouler pour Ferrari en F1, pour Ford en endurance et pour BMW en tourisme. C’est impensable aujourd’hui parce que s’est ajoutée la question des sponsors avec cette notion d’exclusivité. ”

Grâce au tandem qu’il forme avec Derek Bell sur Porsche, Jacky Ickx inaugure les années 1980 sur les chapeaux de roue en triomphant au Mans en 1981 et en 1982. L’année d’après, il rate la première place de 38 secondes. En 1985, il finit 10e et ne reviendra plus jamais dans la course. Son coeur de pilote bat désormais ailleurs, du côté de l’Afrique et du Paris-Dakar.

” Cette belle époque du Dakar de Thierry Sabine a changé la vie de beaucoup de personnes. Thierry leur a donné une ouverture insoupçonnée sur l’Afrique et les gens. Cela a été mon cas. On vit quand même dans un monde où tout le monde joue un peu dans une pièce de théâtre. Quand on revient aux sources, c’est moins facile de tricher, on prend sa vraie mesure. Cela n’a pas de prix. ”

” Le Mans 66 ” En salles actuellement, cette superproduction (avec Christian Bale et Matt Damon dans les rôles principaux) retrace le bras de fer entre Ford et Ferrari qui donna naissance à la GT40.© PG

Une voiture mythique mais basique

” C’est l’histoire de David et Goliath “, résume Jacky Ickx à propos du film Le Mans 66, une superproduction à 100 millions de dollars avec Matt Damon et Christian Bale. Le blockbuster, en ce moment sur les écrans, raconte le bras de fer que livra au début des années 1960 le constructeur et géant Henry Ford, deuxième du nom, avec Enzo Ferrari, le ” modeste ” artisan de Modène qui conçoit des voitures comme des diamants. L’histoire est mal connue du grand public. L’Italien ayant refusé une tentative de rachat de Ferrari par le magnat de Detroit, ce dernier décide de prendre sa revanche sur la marque au cheval cabré en l’humiliant aux 24 Heures du Mans.

Le pari est insensé tant la firme transalpine règne alors en maître sur le circuit de la Sarthe. Entre 1960 et 1965, Ferrari aligne six victoires consécutives. Piqué au vif, l’homme d’affaires américain décide d’engager un ingénieur talentueux en la personne de Carroll Shelby (Matt Damon à l’écran), pour concevoir en un temps record une voiture de course capable de damer le pion à son rival. La Ford GT40 sort des usines du Michigan en 1964. Deux ans plus tard, en 1966, le bolide, piloté par l’impétueux Ken Miles (Christian Bale dans le film), triomphe au Mans. La revanche est triple puisque cette année-là, ce sont trois GT40 qui franchissent la ligne d’arrivée en même temps…

” Le Mans 66 ” En salles actuellement, cette superproduction (avec Christian Bale et Matt Damon dans les rôles principaux) retrace le bras de fer entre Ford et Ferrari qui donna naissance à la GT40.© PG

Trois éditions plus tard, Jacky Ickx remporte à son tour l’épreuve d’endurance au volant de la GT40, pour laquelle il conserve une nostalgie toute relative. ” Les voitures de course de cette époque-là étaient assez basiques, juge-t-il. Il n’ y avait pas de servo-frein, pas de servo-direction, pas d’air conditionné et la boîte était manuelle. ”

Fabriquée seulement à 126 exemplaires, la Grand Touring est une référence absolue pour les amateurs de vintage. Presqu’aussi belle qu’une Ferrari, c’est dire… La numéro 6, conduite par le Belge l’année de son sacre, est aujourd’hui la propriété de la famille Woolmark. ” J’ai l’occasion de la piloter de temps à autre. Elle vaut une fortune aujourd’hui “, ajoute Jacky Ickx. L’iconique sportive, inoubliable pour toute une génération de spectateurs, fut pourtant un feu de paille. Si elle s’impose au Mans entre 1966 et 1969, elle disparaît ensuite à tout jamais des paddocks. Ford a gagné provisoirement la partie contre Ferrari mais contre Porsche, ce sera une autre paire de manches…

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