Paul Vacca

Internet: le syndrome du buffet à volonté

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

L’horizon du choix infini ouvert sur l’infini de nos désirs, promis dès les débuts d’internet, se révèle dans la pratique un mirage.

On n’arrête pas le progrès. Prenons Spotify, la plateforme de streaming musical. Elle met en ligne quotidiennement plus de 75.000 nouveaux morceaux, soit l’équivalent de 6.000 albums, ce qui revient – en 24 heures, donc – à proposer l’ensemble de la production musicale de 1984! Aujourd’hui, sur cette même plateforme, nous pouvons piocher dans un vivier de plus de 70 millions de titres. S’il nous venait l’idée de profiter de l’ensemble de l’offre, il nous faudrait la bagatelle de 400 années d’écoute en ininterrompu et ce, sans jamais réécouter la même chanson. Quant aux plateformes de SVOD et aux chaînes de télévision, elles nous fournissent au moins une nouvelle série par jour ainsi que deux ou trois nouveaux films …

L’horizon du choix infini ouvert sur l’infini de nos désirs, promis dès les débuts d’internet, se révèle dans la pratique un mirage.

Pour être nouveau et innovant, ce phénomène ressemble néanmoins à une formule archaïque qui nous est à tous très familière: celle des “buffets à volonté”. Même accès à une offre pléthorique pour tous les goûts moyennant un forfait. Pas étonnant que l’expérience des plateformes de contenus présente elle-même quelques similitudes avec son ancêtre, le all inclusive.

D’abord, l’irrésistible attrait du choix avec ses promesses de plaisirs, la perspective alléchante de pouvoir tout goûter sans retenue sans la surprise au moment de l’addition. Ensuite, à l’instant du choix, l’hésitation: on pioche à droite à gauche et, dans le doute, on prend de tout avec parfois une légère tendance à la boulimie (comme avec le binge watching) Et enfin, au fil des jours, un léger écoeurement s’installe, un manque d’appétit. On passe de plus en plus de temps à choisir ce que l’on va pouvoir choisir, pour finalement revenir aux mêmes plats. L’appétit et le désir, fatalement, s’érodent.

Cette érosion, les psychologues l’ont appelée “fatigue décisionnelle” ou “paralysie de la décision”. L’horizon du choix infini ouvert sur l’infini de nos désirs, promis dès les débuts d’internet, se révèle dans la pratique un mirage: face à un choix trop vaste, on finit par se diriger vers ce qui nous est familier en ne faisant plus valoir notre aptitude à choisir. Ce que l’adage “trop de choix tue le choix” résume à merveille. Et les recommandations de la machine fournies à partir de notre historique de visionnage, suivant le principe”: “si vous avez aimé ceci vous aimerez cela”, ne font qu’éroder encore plus notre appétit de découverte. Notre désir, comme notre appétit face à un buffet, s’émousse.

Le “business model” du buffet de contenus à volonté commence à montrer ses limites. Sans l’appétit des abonnés, il est même mis en danger avec la menace du désabonnement qui surgit, quitte à se réabonner quelques mois plus tard lorsque l’appétit sera revenu.

Heureusement, pour aiguiser à nouveau l’appétit des abonnés, les plateformes peuvent parfois compter sur un miracle. Comme c’est le cas ces temps-ci avec The Squid Game, la série événement coréenne que diffuse Netflix. Assez ironiquement, ce méga-succès “auquel vous ne pouvez échapper” est non pas la confirmation mais la négation du modèle Netflix qui repose sur la recommandation individuelle et l’affinité de ses abonnés. C’est l’aura sociale, son statut de phénomène planétaire, qui fait qu’aujourd’hui une très grande partie des gens qui la visionne ne l’aurait pas fait si elle avait juste été mise à disposition sur le buffet à volonté. Un accident industriel heureux, en somme, qui défie la logique affinitaire de l’entreprise. Et un miracle du désir triangulaire, celui qui nous pousse à désirer naturellement ce que les autres désirent. Le seul problème, c’est que les miracles sont par définition plutôt rares. Et qu’ils ne se programment pas.

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