Le monde selon Hockney

David Hockney dans son studio en Normandie le 24 février 2021. © JONATHAN WILKINSON

Le plus fameux des peintres britanniques contemporains est doublement exposé à Bozar, via des oeuvres bucoliques récentes et d’autres longuement collectées par la Tate. L’événement pictural de l’automne.

David Hockney est né dans le charbonneux Yorkshire, à Bradford, le 9 juillet 1937. Un contraste assuré et assumé avec le volet de son oeuvre qui passera sans doute le plus à la postérité: ses peintures californiennes, éclatantes de lumière et de villas aux piscines azurées, d’un luxe volontiers parfumé d’homo-érotisme. Sous un cachet hyperréaliste soft et caressant, on y admire des personnages semblant souvent partie prenante d’un monde éthéré, dénué de toute trace de violence ou de confrontation…

Mais qui est donc ce peintre, photographe et graveur, aussi connu pour ses toiles majeures que pour son allure de gentleman à la sortie d’un match de polo? La possible réponse se trouve dans la double exposition tenue à Bozar, qui débute ce 8 octobre, jusque fin janvier 2022. Une énorme opération qui regroupe des créations récentes, lorsque Hockney s’est trouve “prisonnier” sous covid de sa maison normande près de Giverny, en 2020. Soit 80 pièces. Mais aussi (surtout? ) une impressionnante collection de 116 travaux réalisés entre 1954 et 2017, propriétés de la Tate Britain. Depuis un Londres toujours en état de post-Brexit, Helen Little, commissaire pour la Tate à l’événement Bozar, restitue l’enjeu. “Il y a un énorme appétit pour le travail d’Hockney, un peu partout dans le monde. On avait présenté un nouveau show à Hambourg, qui a été interrompu par la pandémie. Aujourd’hui, on peut enfin amener à Bruxelles les oeuvres de la Tate, créées sur une période de plus de 60 ans. Avec également, quelques pièces provenant d’autres sources.”

Il y a une émotion à voir les moments clés de toute l’histoire d’Hockney, et puis ce qu’il fait aujourd’hui. C’est un homme très curieux et qui porte l’amour de la confection de la peinture.” Sophie Lauwers, directrice des expositions à Bozar

Bleu triomphal

Issu d’une famille modeste de cinq enfants, marqué par un père objecteur de conscience pendant la Seconde Guerre mondiale, Hockney a débuté dans le métier encore gamin, dans une académie locale, avant des études au prestigieux londonien Royal College Of Art. Mais dès l’entame de sa carrière se dégage un qualificatif: non conventionnel. “Je pense effectivement que ce terme pourrait être le point de départ lorsqu’on examine le parcours d’Hockney et de ses oeuvres, assure Helen Little. Bien sûr, d’une certaine manière, il présente aussi des aspects conventionnels, notamment dans sa façon d’aborder la toile ou la photographie. Mais pas dans manière avec laquelle il repousse sans cesse les frontières de représentation du temps et de l’espace. Très tôt dans sa carrière, comme jeune artiste, il a aussi changé la perception du style à une époque où l’abstraction triomphait en Grande-Bretagne. Il a alors décidé de parler de lui-même dans ses peintures et avec d’autres artistes, il a contribué à trouver un nouveau langage figuratif. Un pop art!”.

“Mr. and Mrs Clarck and Percy”, 1970-1971.© DAVID HOCKNEY

Un pop art qui, en tout cas, n’hésite pas à aborder les fantasmes intimes d’Hockney, de sa sexualité gay déclarée, de ses rencontres amoureuses ou pas. Comme dans cette toile de 1977, Model With Unfinished Self-Portrait. A l’arrière-plan, on voit le dessinateur en action, habillé d’un de ses traditionnels tee-shirts rayés. A l’avant-plan: le modèle est assoupi, allongé en robe de chambre sur un lit. Le visage du jeune poseur est aussi apaisé que la palette de couleurs où les bleutés triomphent, rappelant le ciel californien sous lequel Hockney passa une partie des années 1960.

Reconnu pour ses toiles dont la cote grimpe inexorablement, il enseigne alors dans les universités nord-américaines et traite de son environnement immédiat. Il peint des piscines – sur le conseil de Warhol – et n’hésite pas à croquer son biotope professionnel. C’est le cas de cette autre toile, de 1968, American Collectors, où il représente Fred et Marcia Weisman, acheteurs fameux du monde de l’art. On y retrouve la grammaire sixties persistante d’Hockney: les dégradés de bleu-vert aquatique, mais aussi une représentation du corps, ambidextre si l’on peut dire. A savoir, ici, un homme et une femme d’âge moyen figés dans une posture un peu raide, aux visages composés en aplats de couleur chair humaine. Est-ce ce dernier détail? Malgré cette posture qui donne l’impression d’avoir arrêté le temps, monsieur et madame Weisman semblent terriblement vivants.

“My Parents”, 1977.© DAVID HOCKNEY

Hockney effectuera plusieurs allers-retours entre l’Europe et les Etats-Unis. En 1968, il revient à Londres pour palper la fin du Swinging London. Jet-setter aussi naturel qu’artiste connecté, il fréquente, photographie, peint ou s’inspire plus ou moins directement de stars comme Noureev, Cecil Beaton ou l’impeccable acteur John Gielgud. Au coeur d’un mix de mondanités, de soirées arrosées et d’amants d’un soir, Hockney ne perd jamais son nord artistique. “David est probablement l’un des artistes les plus travailleurs, les plus bosseurs qui soient, rappelle Helen Little. Il n’a jamais perdu son énorme appétit pour l’observation du monde. Lorsque j’ai eu l’occasion de le rencontrer, j’ai été bluffée par son extraordinaire connaissance de l’histoire de l’art, de la Renaissance à aujourd’hui. Et par son attrait pour la littérature. Son parcours est une odyssée extraordinaire, avec ses destinations exotiques, lointaines, et toujours un intérêt marqué pour les personnages humains, largement représentés dans son travail. Il faut aussi savoir que David a été l’un des pionniers des ressources numériques dans la création artistique, via le smartphone puis l’iPad qui, pour lui, sont aussi importants que la toile et le crayon. Il a utilisé ces technologies pour envisager des oeuvres de plus en plus grandes.”

Normandie humide

C’est sur le terrain normand où il réside que Sophie Lauwers, directrice des expositions à Bozar, a, elle, expérimenté Hockney, rencontré il y a deux ans. David y a conçu la matière de ce qui constitue la seconde expo de Bozar. “J’ai pu rencontrer le peintre via une relation qui n’a rien à voir avec le monde de l’art, nous explique la directrice. J’ai ensuite visité son atelier en 2020 et y ai découvert toutes ces peintures commencées avant le covid. J’étais bouche bée, intimidée, je ne savais pas quoi dire, sauf que je voulais absolument que cette série puisse être vue à Bruxelles.” Tableaux d’arbres, de paysages humides, d’une foisonnante intimité campagnarde française, où le vert et la verdure prennent de la place, comme les maisons à colombage. Pas si loin des sujets de son “héros”, Vincent Van Gogh, dont il parle si bien.

Les choses se décantent lorsque Sophie Lauwers apprend non seulement que la Royal Academy londonienne compte exposer ce travail-là mais que la collection “historique” de la Tate va voyager: il faut donc que Bozar soit l’une des étapes de cette double proposition. Tout prend normalement du temps pour synchroniser ce genre de venue, un classique pour les artistes internationaux très convoités. Mais le peintre a gardé un bon souvenir de son expo bruxelloise en 1992, dans ce qui s’appelle alors encore Palais des Beaux-Arts. Il accepte donc l’idée. “C’est impressionnant de voir comment ce monsieur a passé tous les courants artistiques du 20e siècle, poursuit Sophie Lauwers. L’une des premières oeuvres de la double expo est d’ailleurs cette peinture de 1952 où une femme coud à la machine. Il y a une émotion à voir les moments clés de toute l’histoire d’Hockney, et puis ce qu’il fait aujourd’hui. Même si David parle de technologie, il n’a cessé de retourner aux maîtres anciens. Il a d’ailleurs beaucoup écrit là-dessus, par exemple sur l’invention de la peinture à l’huile des frères Van Eyck. C’est un homme très curieux et qui porte l’amour de la confection de la peinture.”

Figuratif

Stratégiquement, Bozar est sans doute l’espace muséal le plus couru de Belgique: après l’expo de Frida Kahlo (118.000 visiteurs) et celle du Flamand Michaël Borremans (144.000 visiteurs), Keith Haring a battu tous les records en 2019-2020, attirant plus de 180.000 personnes. Des statistiques qui ne laissent sans doute ni Hockney, ni la Royal Academy, ni la Tate, indifférents: pour l’artiste britannique, le prix d’entrée plafond est quand même à 20 euros. On fait facilement le calcul d’une manifestation qui devrait certainement passer la barre des 100.000 visiteurs. “Contrairement à beaucoup d’autres, David Hockney a toujours eu du succès, même depuis ses débuts, resitue Sophie Lauwers. Il a toujours peint des portraits, que ce soit de la nature ou des hommes, y compris dans les années 1970 où l’art conceptuel était extrêmement important. Il ne croit pas forcément au progrès dans l’art. Et pour quelqu’un qui est dans l’hiver de sa vie, parler du printemps comme il le fait avec ses toiles normandes, c’est quand même très fort, très poétique. Ici, il revient à l’essentiel, la nature et ce qui l’entoure…”

“OEuvres de la collection de la Tate, 1954-2017” et “L’arrivée du printemps, Normandie, 2020” du 8 octobre au 23 janvier à Bozar. Un ticket pour deux expos, www.bozar.be.

A Bigger Splash!

A peintre hors normes, film de la même trempe. S’inspirant d’une peinture de la série “piscines” de David Hockney, A Bigger Splash (1967), le cinéaste britannique Jack Hazan a réalisé un documentaire de 106 minutes, du même titre, sorti en 1973. Mêlant les séquences réalistes et les moments mis en scène en mode volontiers onirique, le film est l’un des premiers témoignages cinématographiques sur un peintre contemporain. Il expose Hockney, alors dans la trentaine, dans toute sa splendeur artistico-médiatique, trimballant sa blondeur peroxydée, ses lunettes XXL, son costard et sa vie de peinture et de glamour. Une combinaison qui a récemment provoqué une autre “grosse éclaboussure”, mais davantage financière: en novembre 2018, Christie’s New York vendait un tableau d’Hockney daté de 1972, Portrait Of An Artist, pour 90,3 millions de dollars. Un record pour un artiste vivant.

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