Le bestiaire fantastique d’AP Collection

© PG

Veaux, vaches, cochons mais aussi ours polaires, girafes ou toucans. Le jardin extraordinaire d’Alexis Verstraeten et Pauline Montironi transforme le mobilier en expérience sensitive. Une initiative qui a le parfum de l’enfance, le plaisir de la transgression et le goût du luxe.

Attirer le regard, capter l’attention, ferrer le client. La règle d’or des exposants des salons tient parfois du miracle quand il s’agit de réveiller les visiteurs abasourdis par des heures de déambulation. A la dernière édition de Maison & Objet, la grande foire française de la décoration (1.800 marques, 100.000 m2 de vente), AP Collection avait visiblement moins d’efforts à fournir que ses concurrents pour susciter l’étincelle. Il faut dire que cette marque belge de mobilier composée de peluches animales a un pouvoir de séduction instantané. Leurs produits déclenchent le sourire chez tous ceux qui se retrouvent nez à nez, ou plutôt nez à truffe ou à bec avec les (faux) volatiles, félins, bouquetins ou castors qui peuplent le monde d’Alexis Verstraeten et Pauline Montironi. Entre plaisir régressif et audace stylistique, la proposition des deux fondateurs et directeurs, par ailleurs couple à la ville, fait mouche.

Ce mobilier se retrouve aussi bien chez Natalie Portman, Mohammed VI ou Danny Boon que dans de grands hôtels, yachts monégasques ou galeries d’art.

Le dernier invité en date de cette Arche de Noé pour clients aisés est le “Lobster Chair”, soit un fauteuil colonisé par une centaine de doudous en forme de homards, savamment disposés en étoile, serrés les uns aux autres pour ne laisser place à aucun interstice. “Nos créations déconnectent le client du monde extérieur”, se réjouit au milieu des passants de Maison & Objet, Alexis Verstraeten, 4 ans en vie de chat, 32 à l’échelle humaine. Nous évoluons dans une société que Pauline et moi trouvons assez stressante. Nous offrons une bulle de détente. Le client, lorsqu’il s’assied, se raconte une histoire avec les peluches qui l’entourent parce que cela lui rappelle son enfance ou parce qu’il vit un moment de douceur. L’effet que l’on arrive à générer est très plaisant”. Le jeune entrepreneur interrompt ses explications. Une commerçante de Sion, dans le Valais suisse, qui pourvoit en mobilier chic les chalets huppés de Verbier et Crans-Montana, s’est arrêtée sur le stand. L’ “Alpin Chair” avec sa kyrielle de hiboux, lapins et écureuils soyeux a l’air de l’intéresser. Elle hésite. “Je ne suis pas même pas sûre que ce soit confortable”, lâche-t-elle avec un brin de condescendance. Elle hésite, finit par s’asseoir. Elle n’a pas l’air convaincue. Tant pis. Un décorateur de Fontainebleau prend déjà le relais. Le quinquagénaire a l’habitude d’aménager de luxueuses propriétés. Il est emballé par un fauteuil criblé d’ours en peluches, le “Chubby Baloo” ; hommage manifeste au Jungle Book de Walt Disney, ou plus exactement au roman homonyme de Rudyard Kipling, tombé dans le domaine public, ce qui permet d’utiliser les noms des personnages sans avoir à verser de droits.

Le bestiaire fantastique d'AP Collection
© PG

Poufs, bancs, tabourets

Une cinquantaine de produits, dont le prix de vente oscille entre 3.000 et 12.000 euros, a rejoint le catalogue d’AP Collection depuis la création du label en 2015. Dans les ateliers de la marque, à Strépy-Bracquegnies dans le Hainaut, une équipe de 10 couturières et de garnisseuses confectionne de généreux fauteuils lounges inspirés par les silhouettes galbées du mobilier des années 1960 du designer anglais Geoffrey Harcourt. La manufacture compte aussi des poufs, des tabourets, des bancs, des canapés ou des repose-pieds, édités à 30, 50 ou 100 exemplaires. “Les gens sont sensibles à l’idée d’avoir une pièce qu’ils ne verront pas spécialement ailleurs, vu que nous ne réalisons que des éditions limitées. On a commencé notre activité avec des pièces uniques mais sur le plan de la viabilité, c’était trop compliqué”, admet Alexis Verstraeten qui assume avec Pauline Montironi à la fois la direction financière et artistique du projet. AP dont l’appellation reprend les initiales des prénoms des managing partners – à moins qu’il ne s’agisse d’un jeu syllabique sur le mot happy – séduit bien au-delà des frontières du royaume. Nonante-huit pour cent des ventes sont réalisées à l’étranger. Avec un réseau de 150 points de vente répartis dans 50 pays, le mobilier fantasque des Belges se retrouve aussi bien dans les intérieurs privés (parmi lesquels ceux de la comédienne Natalie Portman, de Mohammed VI, le roi du Maroc, ou du producteur, acteur et réalisateur Danny Boon font figure de publicité non officielle) que dans les lobbies d’hôtels (le Fairmont à Hambourg, le Ritz Carlton à Bangkok), les yachts monégasques, les galeries d’art, les boutiques de prêt-à-porter (pour le styliste Philippe Plein) ou les sociétés (entre autres, l’entreprise de transport Sitra Group).

Le bestiaire fantastique d'AP Collection
© PG

Le moindre détail

Pour expliquer le prix onéreux de leur gamme, le duo met en avant le savoir-faire maison. “C’est un processus complexe car les peluches qui sont au préalable rembourrées spécialement pour nous et renforcées au niveau de la dorsale pour éviter l’affaissement, doivent être assemblées avec une précision extrême, détaille l’entrepreneur. C’est un puzzle qui nécessite de faire, défaire et refaire les choses avant de trouver la composition idéale qui doit prendre en compte l’aspect visuel et le confort. Les deux notions ne vont pas toujours de pair. On fait pas mal de photos préparatoires et lorsqu’une de nos couturières trouve le match parfait, c’est elle qui prend les directives sur le modèle. Nos opératrices sont bien plus que des petites mains. Il ne s’agit pas de poser bêtement des peluches.” Avec une attention comparable aux grands éditeurs de mobilier milanais, AP met un point d’honneur à soigner les moindres détails. “Tout est maîtrisé”, garantit le constructeur. Du choix des jouets en tissu qui se fait en fonction de leur niveau de détail et de leur douceur, à la fausse fourrure premium (et quelquefois de vrais poils de mouton) qui habille le dos des assises, jusqu’aux coloris de l’étiquette qui s’harmonisent avec la tonalité du fauteuil, le contrôle est total.

Le bestiaire fantastique d'AP Collection
© PG

Mots doux en doudous

“Nous sommes devenus très exigeants”, confesse l’administrateur qui s’est constitué au fil du temps une chaîne d’approvisionnement. Car si l’assemblage a lieu en Wallonie, les piètements sont importés d’Italie, les coques en fibre de verre d’Europe (le Portugal et la Belgique, essentiellement) et les peluches d’Asie (Chine, Corée du Nord, Philippines). Le process se veut vertueux. “Nous avons mis en place des programmes eco-friendly avec deux de nos partenaires d’Asie qui concernent près de 60% de nos collections récentes. On part de bouteilles de plastique recyclées qui sont déchiquetées et qui offrent la même niveau de qualité de rembourrage que la traditionnelle ouatine synthétique. Et le programme permet de participer localement à la prise en charge des frais de scolarité des plus démunis”.

D’où vient l’idée extravagante de poser ses fesses sur des orangs-outans, des toucans et des têtes de zèbre? La question leur a été posée mille fois. Ils se font un plaisir d’en raconter la genèse sans montrer le moindre signe de lassitude. L’idée a germé quand le couple avait pris l’habitude durant leurs études supérieures – lui, à Londres pour un master en marketing, elle, à l’Université de Mons pour un cursus en gestion – de s’envoyer des doudous comme on s’envoie des mots doux. Le rituel des bestioles réconfortantes expédiées par voie postale s’achève quand ils se retrouvent pour de bon, quelques mois plus tard en Belgique. “Un jour, on a acheté un fauteuil vintage que l’on aimait beaucoup mais qui était très abîmé. Le regarnir coûtait une fortune. On s’est dit: et si on le recouvrait avec nos doudous?”. L’initiative est désintéressée, elle ne tarde pas à devenir projet professionnel. Aucun des deux n’a pourtant d’expérience dans le domaine textile ni dans la conception de mobilier. “On n’y connaissait rien et cela a été notre chance”, estime Pauline Montironi. On s’est vraiment lâchés et ça a fonctionné. On n’a pas suivi de tendance, on a fait ce qu’on aimait.” Avec leurs fonds propres, le binôme commence par monter un pop-up store éphémère à Knokke. “Tout ce qu’on a pu gagner, on l’a mis dans notre première participation au salon Maison & Objet il y a cinq ans en se disant: ça passe ou ça casse”, se souvient la manager. Qui ajoute, hilare: “On avait une pression de nos parents qui nous disaient: on vous a payé des études, qu’est-ce que vous faites avec vos peluches?”.

Le bestiaire fantastique d'AP Collection
© PG

Un boom incroyable

D’autant que le geste dada n’est pas révolutionnaire en soi. Le styliste Jean-Charles de Castelbajac ou les frères Campana, célèbres designers brésiliens, avaient déjà eu l’idée de marier tissu et objets transitionnels. Mais là où leurs prédécesseurs ne visaient pas directement le bien-être, les Belges se mettent en tête de concevoir des meubles parfaitement fonctionnels qui prennent très au sérieux l’usage. Leur baptême à Maison & Objet en 2017 est encore dans leur mémoire. “On était forcément inquiets de se lancer mais ça été un boom incroyable. On a été approchés par les plus grandes maisons avec des achats fermes des Galeries Lafayette ou du Bon Marché. On est repartis avec des dizaines de commandes.” Hormis l’année 2020 marquée par la pandémie, le chiffre d’affaires de la société n’a cessé de progresser, certifie AP. “Nous enregistrons une progression à deux chiffres, se contente de dire le businessman. Notre crainte était que les gens se lassent du concept mais il y en a encore beaucoup qui ne connaissent pas nos produits”. Et pour faire plus ample connaissance, AP prévoit d’ouvrir d’ici quelques mois à Bruxelles, leur premier show-room en nom propre.

Le bestiaire fantastique d'AP Collection
© PG

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content