La geisha au tournant du siècle

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De la geisha, l’Occident garde cette image trouble de dame de compagnie délicate et instruite, mais aussi de prostituée de luxe. Pourtant, jusqu’au début de 20e siècle, la geisha était avant tout une jeune femme ayant suivi l’enseignement strict d’une maison ( okiya) tenue souvent par une aînée, où elle apprenait les techniques pointues de la musique, du chant, de la danse et du dessin. Au terme de sa formation (qu’elle devait rembourser), elle vendait ses services artistiques dans les soirées des grandes familles. La distinction avec la fille de joie était alors stricte.

Dans le deuxième tome de Geisha ou le jeu du shamisen, on retrouve au sortir de l’adolescence, la jeune Setsuko, qui fut vendue enfant par ses parents ruraux et pauvres à l’ okiya de Madame Tsushima. Son physique considéré comme disgracieux l’a conduite à l’apprentissage du shamisen, instrument à trois cordes pincées. Sa maîtrise de la musique et du chant lui ont ouvert les portes des plus grandes maisons de Tokyo. Avec la mort d’Okaa-san, sa protectrice, c’est aussi un âge d’or qui s’éteint pour ces êtres raffinés. La concurrence des maisons closes conduit la geisha à se dévêtir et à séduire. Le Japon cherche à se libérer d’une société de codes moraux lourds et de structures sociales archaïques.

Dans la solitude de ma vie simple, j’ai appris à savourer le goût amer de ma liberté.

C’est ce qui a séduit le dessinateur Christian Durieux à la lecture du scénario de Christian Perrissin. ” C’est une période instable où le Japon essaie de préserver ses traditions tout en étant séduit par les charmes et les nouveautés de l’Occident. Dans le livre, cela passe par des détails. La jeune femme lit des revues de mode et de décoration à l’occidentale. La haute société va s’inspirer de l’Occident tout en continuant à lui adresser un certain mépris. Setsuko rejoint quelque peu cette ambiguïté. ”

Pour les deux auteurs, il fallait éviter le piège du biais occidental sur un quotidien où tout est ritualisé, jusqu’au sens de la fermeture d’un kimono. L’impair guettait à chaque page. ” Comment faire sans avoir l’air d’être pataud ou indélicat ? , s’est interrogé Christian Durieux, qui s’est beaucoup documenté pour son travail. En restant modeste, la seule chose que je peux faire, c’est un pont graphique et narratif entre l’Orient et l’Occident, mais ne pas me prendre du tout pour un oriental. ”

” Quand le scénario de Geisha m’est parvenu, il me semblait qu’il rejoignait la recherche esthétique dans laquelle j’étais, ajoute le dessinateur. Le Japon, c’est une peinture du trait et non de la masse comme chez nous. Or, moi, c’est quelque chose qui me fascine. Quand je regarde des estampes ou le côté pur et dépouillé du cinéma japonais, je vois des lignes que j’ai envie de traiter en dessin. ” Avec grâce et délicatesse, le dessinateur des Gens honnêtes (chez Dupuis) se glisse dans cet univers, laissant la couleur de côté et privilégiant un nuancier de gris. Il use de cette ligne vivante par son jeu sur le mouvement et l’épaisseur. Sensuel dans les scènes d’amour charnel, il rend même un hommage subtil à l’érotisme d’estampes de la tradition japonaise. Ses planches exposées jusqu’au 24 juin au Musée de la BD à Bruxelles le démontrent.

Ce récit élégant se lit comme un roman, dans les pas de Setsuko, partagée entre sa vocation (forcée ! ) et son amour pour un jeune romancier dépressif. Il croise la finesse des beaux-arts à la violence sociale de ce qu’est être geisha : une recherche de la sérénité en s’accommodant des sacrifices familiaux et sociétaux que la quête impose en quelque sorte. Comme Setsuko est un ” canard boîteux ” jeté dans des habits de geisha sans les ” artifices que l’on en attendrait “, Perrissin et Durieux, avec leur ” tare ” d’Occidentaux, parviennent à nous raconter les mutations d’une société par l’intermédiaire d’un personnage en quête de son propre devenir, d’une espèce en voie d’extinction.

Christian Perrissin et Christian Durieux, ” Geisha ou le jeu du shamisen “, éditions Futuropolis, deux tomes, 18 euros/volume.

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