La beauté aussi dans la bouteille

Cap Corse Impossible de parler des vins corses sans évoquer cette longue presqu'île faite de côteaux vertigineux quasi posés sur la mer. © CLAUDE CRUELLS

Longtemps, le vin corse fut affublé de l’étiquette de piquette. La faute à quelques producteurs peu regardants. Aujourd’hui, forts des appellations d’origine contrôlée et cahiers des charges stricts, les vignerons corses expriment dans leurs bouteilles toute la richesse du terroir de cette île tout en beauté et en préservation.

Si vous fréquentez les tables gastronomiques, sans doute avez-vous remarqué ces derniers temps la présence plus prononcée de vins corses dans les cartes des vins mais aussi dans la sélection adaptée qui accompagne les menus. Aujourd’hui, les locomotives de l’île de Beauté que sont Antoine Arena, Yves Leccia ou Yves Canarelli font place dans nos restaurants et chez nos cavistes à une nouvelle génération de vignerons ou à des anciens enfin présents à l’export: Simon Giacometti, Lina Venturi-Pieretti, Etienne Ruzzoni, Marine Acquaviva, Marc-Andreu Acquaviva ou encore Thomas Santamaria. Il faut dire que depuis quelques années, les vins corses sont considérablement montés en gamme grâce à un travail technique et cultural de longue haleine et l’arrivée des différentes appellations.

Patrimonio, la plus connue et la plus ancienne (1968) des appellations corses, renferme dans son terroir l’ensemble des paysages de l’île.

Nuits bleues

Pour comprendre comment le vin corse est passé de la réputation de piquette qu’il avait par le passé à cette excellence actuelle, un peu d’histoire s’impose. Peu de gens le savent mais la viticulture est intimement liée au mouvement nationaliste corse. Après la guerre d’Algérie, l’Etat français fut contraint de rapatrier les pieds-noirs. Plus de 17.000 d’entre eux ont trouvé refuge dans la plaine orientale de Corse. Sans entrer dans les détails, ils ont bénéficié des largesses de l’Etat français et se sont vu attribuer une très vaste majorité des terres agricoles de la plaine. C’est l’époque du productivisme, des méthodes industrielles, de la chaptalisation à outrance, des cépages à fructification rapide et des rendements poussés. Ces vins pas chers répondaient à une certaine demande en France mais étaient à cent lieues de la tradition corse et des standards de qualité. Pis, rapidement enrichis, ces producteurs se sont aussi mis à racheter des domaines existants incapables de rivaliser avec des prix au litre aussi bas. Mais c’est le scandale des vins frelatés et des montages financiers douteux afférents qui a mis le feu aux poudres. Il a en effet engendré un boycott de l’ensemble des vins corses, même ceux des vignerons qui n’avaient rien changé à leur manière ancestrale de faire.

Menhir Un rosé du domaine Montemagni.
Menhir Un rosé du domaine Montemagni.

Ce scandale va faire s’effondrer la viticulture traditionnelle corse, nourrir le sentiment d’abandon par la France et déboucher sur les événements d’Aleria en 1975 où une douzaine d’hommes armés liés à l’Action Régionaliste Corse vont envahir un domaine suspect. Le dénouement sanglant et la condamnation de certains d’entre eux a sonné le glas de l’ARC mais a porté sur les fonts baptismaux le fameux FLNC. C’est le début d’une période très violente, marquée notamment par les nuits bleues, ces nuits où les militants nationalistes commettaient des attentats ou faisaient exploser des maisons et des résidences secondaires. Si certains ont choisi les armes, d’autres ont opté pour une lutte différente en protégeant la viticulture de qualité et l’expression des terroirs par le biais des AOC (aujourd’hui AOP) et des IGP. Patrimonio avait ouvert la voie en 1968 avec une AOC spécifique cru de Corse. En 1976, dans la foulée des événements, seront créées les AOC Ajaccio (aussi en cru), Corse (de type régionale), Corse Sartène, Corse Calvi, Corse Figari, Corse Porto Vecchio et Corse Côteaux du Cap Corse. Dans la même foulée des événements, l’Etat français prendra des mesures pour arrêter la production massive et industrielle et ce sont près de 20.000 hectares de vigne qui seront arrachés…

Aujourd’hui, la Corse compte 5.782 hectares en production, dont la moitié en appellations. Pour une production annuelle de 50 millions de bouteilles axée très majoritairement sur le rosé (70%), le rouge et le blanc complétant le tableau quasi à parts égales. Bénéficiant de l’exemption de la TVA sur la vente de vins consommés en Corse, cette production est vendue pour un gros tiers sur place. En outre, depuis longtemps, l’île de Beauté bénéficie d’un statut fiscal privilégié. Par exemple, jusqu’il y a peu, il n’y avait aucun droit de succession à payer sur des biens cédés en ligne directe. Cette disposition, qui a changé depuis, a permis une bonne transmission familiale des vignobles. Enfin, avec des prix à l’hectare planté qui demeurent raisonnable tout comme les baux à ferme, les jeunes ont la possibilité de s’installer. Par exemple, dans la zone d’appellation Corse Calvi qui compte 11 vignerons, six ont moins de 30 ans…

Richard et Marjorie Spurr (Enclos des Anges)          ont eu l'opportunité de reprendre à Calvi un domaine dont les vignes allaient disparaître.
Richard et Marjorie Spurr (Enclos des Anges) ont eu l’opportunité de reprendre à Calvi un domaine dont les vignes allaient disparaître.© X.B.

Patrimonio, le berceau

C’est la plus ancienne mais assurément la plus connue des appellations corses. Patrimonio renferme dans son terroir l’ensemble des paysages corses: des montagnes et des vignobles à flanc de côteaux qui s’ouvrent sur le magnifique golfe de Saint-Florent, station balnéaire aux jolies plages. Cette rencontre de toute beauté de la terre et de la mer, ce patrimoine paysager unique, l’Etat français l’a officiellement préservé.

“Sous notre impulsion et celle de la commune de Patrimonio, il a classé le Conca d’Oru, vignoble de Patrimonio au titre de Grand Site de France, raconte Mathieu Marfisi, le président du syndicat de l’appellation qui exploite le Clos Marfisi avec sa soeur Julie. C’est une action décisive pour préserver durablement ce terroir unique et les paysages qu’ils offrent. Notre vignoble est une vallée nord-sud battue fréquemment par le libecciu, ce vent violent qui fait les étés secs et doux et offre aux viticulteurs une bonne pluviosité l’automne et l’hiver. C’est un terroir de microclimats où les départs de vendanges peuvent varier très fort d’une parcelle à l’autre.”

Patrimonio est indissociable du niellucciu, le cépage rouge quasi noir emblématique de la Corse mais originaire de Toscane et cousin du sangiovese. Côté blanc, le cahier de charges de l’appellation impose l’utilisation exclusive du vermentinu. C’est d’ailleurs dans les blancs que nous avons connu nos plus grandes sensations. Outre le Clos Marfisi Ravagnola issu de vignes posées quasi au bord de l’eau, le Menhir du Domaine Montemagni (le rosé est terrible aussi) et le Clos Santini Riserva en AOP Patrimonio, c’est le Domaine Santamaria qui nous a le plus épaté.

“Nous voulons faire de la couture, des vins identitaires, confie Thomas Santamaria, qui, avec son frère Mathis, représente la sixième génération aux commandes du domaine. J’aime les vins fins, aériens, légers qui correspondent à leur terroir. Le domaine est en bio mais jamais un herbicide n’est rentré chez nous, même avant la certification. On prenait mon père pour un illuminé quand il plantait des fèves ou des légumineuses entre les rangs pour enrichir le sol en azote.”

Tranoï (“entre nous” en corse) tant en rosé qu’en blanc sont des vins croquants, plein de friandise. Le Patrimonio blanc, non filtré et non soutiré, est dense et frais avec une jolie finale saline. Mais c’est avec le Montre Tes Yeux en IGP Ile de Beauté que Thomas Santamaria prend vraiment son envol. C’est gourmand, croquant et très audacieux. “C’est ce que j’appelle un rouge de réconciliation, un vin d’amitié, ajoute-t-il. Cela a commencé par hasard en 2017. Par une parcelle de cinsault de 2 hectares vinifiée à part et oubliée dans la cave. Avant de la donner, je l’ai goûtée et j’ai eu une révélation. Aujourd’hui, j’ai arraché le cinsault mais le grenache, qu’on appelle aussi ‘élégante’ chez nous, de la même parcelle l’a avantageusement remplacé. C’est encore meilleur!”

Etienne et Christine Suzzoni (domaine Culombu)
Etienne et Christine Suzzoni (domaine Culombu) “Ici, il est essentiel de bien connaître son terroir pour planter les cépages ad hoc. Par exemple, du nielluciu sur du granit conviendra à du rosé mais pas à du rouge.”© X.B.

Les vins de Thomas Santamaria viennent d’arriver en Belgique chez Godaert et Van Beneden (trois magasins – Le Chemin des Vignes à Stockel, Uccle et Ixelles – et un site de vente: www.laboutiqueduchemin.be). Impossible de quitter Patrimonio sans évoquer le Domaine Giacometti sis à Casta dans l’invraisemblable Désert des Agriates dont la (longue) traversée plus que sinueuse chamboule les estomacs. Au pied du Mont Genova, sur un terroir atypique de granit pour l’appellation, Simon Giacometti, le dernier arrivé de la famille, à côté des Patrimonio classiques, travaille le sciaccarellu, l’autre cépage rouge emblématique de la Corse, comme personne. Il nous sert un Sempre Cuntentu (“toujours heureux” en corse) à l’étiquette aussi trash que son contenu est élégant et audacieux. A découvrir sans traîner chez Melchior Vins à Mons ( www.melchior-vins.be).

Calvi, l’enchanteresse

Calvi et l’île Rousse évoquent les vacances en famille. Nous sommes en Balagne. Haut-lieu du fromage corse de brebis et de chèvre avec le calenzana, le primadicciu, le marsulinu ou le calinzanincu. Des fromages de caractère que les vins blancs du cru accompagnent avec bonheur. L’appellation Corse-Calvi dispose d’un terroir très particulier marqué par le soulèvement des plaques de schistes de Ligurie et de granit de l’Esterel avec, au milieu, une plaine d’alluvions. En Balagne, les montagnes coincent les vignobles avec la mer jamais très loin. Il en résulte des arènes granitiques avec des terroirs très particuliers où la roche peut affleurer ou, au contraire, se trouver à six mètres de profondeur. C’est un élément géologique qui rend la préservation de l’eau cruciale. Ici (comme ailleurs), les sages disent qu’un binage vaut deux arrosages et qu’il vaut donc mieux éviter, en saison, de planter entre les rangs…

Thomas Santamaria (Domaine Santamaria)
Thomas Santamaria (Domaine Santamaria) “Nous voulons faire de la couture, des vins identitaires.”© STUDIO MAQUIS

Dans la région de Calvi, nous avons pris de solides claques. Ces jeunes vignerons adeptes de la chasse aux sangliers (“Un fléau. Et d’autant plus que ce sont de fines gueules, ils ne mangent que les raisins bien mûrs…”) savent travailler. Comme Marc-Andreu Acquaviva au Domaine Alzipratu avec ses Cismonte et Lume en blanc ou Marine Acquaviva dont le A Ronca blanc est une merveille (ces deux vignerons sont disponibles au Comptoir Corse et ses deux adresses bruxelloises via www.desvins.be). Marine et son papa Achille (Domaine Figarella-A Ronca) produisent aussi des vins de fruits particulièrement étonnants à base de myrte, de citron ou encore d’orange sanguine. Le syndicat des vins de Balagne est dirigé par Paul-Antoine Suzzoni. Il a succédé à son père Etienne à la tête du domaine familial Culombu sis à Lumio. En son absence, c’est Etienne, réélu maire il y a peu, qui nous a reçu pour découvrir le domaine le plus qualitatif, selon nous, de l’appellation. Il y règne un peu de belgitude puisque Christine, l’épouse d’Etienne, est une compatriote.

“Culombu, ce sont 200 hectares dont 64 de vignes conduites en biodynamie, explique Etienne Suzzoni, un vigneron passionnant au regard très intense. Ici, il est essentiel de bien connaître son terroir pour planter les cépages ad hoc. Par exemple, du nielluciu sur du granit conviendra à du rosé mais pas à du rouge. Depuis toujours, je suis l’évolution des vieux cépages autochtones. J’avais rarement été enthousiasmé par le résultat jusqu’au jour où je me suis rendu compte que les essais conduits provenaient de vignes mal cultivées et élevées. En collaboration avec le Centre de recherche viticole de Corse, j’ai donc replanté toute une série de vieux cépages: genovese, bianco gentile, brustianu, riminese, carcaghjolu Neru, Muresconu, etc. L’idée est de faire perdurer nos traditions viticoles et, aussi, à certains endroits, de renouer avec la technique de co-plantation de nos aînés. Dans les vieux domaines, on pouvait encore identifier le planteur rien qu’à voir la manière dont les cépages avaient été associés.”

Pour avoir goûté du genovese à même la cuve, on comprend mieux l’engouement d’Etienne Suzzoni. Au départ d’un chai tout neuf, la famille utilise les techniques les plus modernes pour sortir des cuvées épatantes. Les Clos et les Ribbe Rosse dans les trois couleurs mais aussi les Storia Di, des cuvées parcellaires tant en blanc qu’en rouge dont l’étiquette montre une photo au microscope du granit présent sur la parcelle. Des vins qu’on trouvera chez nous à la Maison des Vins Fins à Mons ( www.maisondesvinsfins.be).

Du water-polo à la Corse

Tout aussi épatante est l’histoire de Richard et Marjorie Spurr à l’Enclos des Anges à Calvi. Richard, bâti comme un athlète, est un ancien international britannique de water-polo qui a fini sa carrière en France. Hors saison, il aidait les parents de copains à travailler la vigne. Il y a pris goût et a fini par faire un BTS et à suivre des cours d’oenologie à Montpellier où il a rencontré Marjorie, professeur à l’école d’agronomie mais aussi ingénieure agronome et oenologue. Le hasard a alors fait les choses.

“Marjorie a eu Marine Acquaviva comme élève, se souvient Richard. Avec son papa, elle nous a demandé de venir les aider. De fil en aiguille, avec Marjorie, j’ai fini par faire du conseil et j’ai travaillé pour bon nombre de vignerons du coin dont Etienne Suzzoni. On dit toujours que les Corses sont méfiants. Mais nous n’étions pas là pour gratter mais pour offrir du service. Nous avons donc pu facilement nous intégrer. Et un jour, ils nous ont accordé leur confiance. Le domaine ici allait être arraché. Mais ils n’avaient pas le coeur à le voir disparaître ou à le voir partir dans des mains étrangères. Ils nous ont proposé de le reprendre.”

“Richard m’a appelée un soir, poursuit Marjorie. J’avais peu de temps pour me décider. J’ai senti comme un appel. Et nous nous sommes lancés.” Et ils ont bien fait car ces deux passionnés ne font que du bon dans leur domaine conduit en bio! Six cuvées, trois (rouge, rosé et blanc) en version haut de gamme appelée Sesto qui magnifie six cépages endémiques et trois en Fraticello (“le petit frère” en corse). Des vins que l’on peut découvrir au Comptoir Corse. Ne vous fiez pas aux apparences, sur les étiquettes de l’Enclos des Anges, se cache la queue du diable!

Une soirée au Cap Corse

Impossible de parler des vins corses sans évoquer le Cap, la presqu’île longue et étroite faite de côteaux vertigineux quasi posés sur la mer. Les Côteaux du Cap Corse est la plus petite des appellations de l’île (avec la toute récente Muscat du Cap Corse). Au cours d’une soirée inoubliable chez Christian Mons au Domaine Terra di Cantoni dont le 100% sauvignon est magnifique, les cinq vignerons ont fait déguster une bonne partie de leurs gammes. On avoue une faiblesse particulière pour les vins de Lina Venturi-Pieretti. Non seulement elle propose de remarquables cuvées rouges à base d’alicante, le grenache noir de Corse, mais elle nous a épaté avec son Marine blanc en appellation. C’est fin, aromatique et, évidemment, à la salinité marquée. Une merveille à associer à des fruits de mer ou des crustacés. On le trouve chez nous à la Maison des Vins Fins. Et le Marine rosé est tout aussi épatant!

50 millions

La production annuelle de bouteilles de vin en Corse. Principalement du rosé (70%).

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