Là-bas, ils y sont

Tony et Maureen Wheeler © REPORTERS

Les fondateurs du “Lonely Planet” se sont vu récemment décerner un “Life Achievement” pour l’ensemble de leur carrière. Une manière de couronner le succès de leur guide de voyage né en 1974, en pleine vague hippie.

Combien y a-t-il de pays à visiter dans le monde ? Trop visiblement pour une vie, même pour un baroudeur patenté comme Tony Wheeler qui, d’après ses calculs, en a parcouru une bonne centaine. A 70 ans, le cofondateur des guides Lonely Planet n’avait jamais encore mis les pieds au Panama, au Soudan ni en Ukraine. C’est chose faite depuis quelques mois. Chaque année, il met un point d’honneur à compléter son tableau de chasse. Les voyages demeurent la grande passion de celui qui a lancé il y a 45 ans, avec sa femme Maureen, la maison d’édition au logo cerclé.

Lonely Planet est aujourd’hui le leader mondial des guides de voyage devant Avalon, DK, Fodor’s ou Rough Guides, ces poids-lourds anglo-saxons, peu connus chez nous. Avec 120 millions d’exemplaires vendus depuis sa création, 650 titres traduits en 11 langues et une équipe de 200 auteurs, la marque australienne à capitaux américains est une institution.

” Lonely Planet est l’oeuvre de toute une vie “, a déclaré en janvier dernier l’OMT, l’organisme mondial du tourisme des Nations unies, qui a remis au couple Wheeler un ” Life Achievement ” pour l’ensemble de sa carrière. A la London Business School, une chaire d’entrepreneuriat porte le nom des époux qui ont fait des donations de plusieurs millions d’euros à la prestigieuse école de commerce. Une manière pour Tony Wheeler de rendre hommage au campus dont il est sorti diplômé en sciences du management 1972, deux ans avant de poser la première pierre de son projet éditorial.

A l’époque, il n’a ni business plan ni même la volonté de faire du tourisme son métier. Mais il a la bougeotte dans le sang. Son père qui travaille comme manager pour la BOAC, l’ancêtre de la British Airways, l’a habitué à voir du pays. Il a grandi au Pakistan, aux Bahamas, au Canada, à Baltimore, à Détroit avant de revenir à l’âge de 16 ans en Angleterre. Après des études d’ingénieur à l’Université de Warwick, il se fait embaucher par Chrysler, rencontre Maureen, une jeune Nord-Irlandaise arrivée à Londres pour échapper à la grisaille de Belfast et à l’exiguïté de l’Ulster. ” Je ne pouvais pas être heureuse là-bas, confiait-elle en 2014 au magazine économique australien In the Black. Je savais que le monde était plus vaste que l’Irlande du Nord. ”

” Suspect Hippies In Transit ”

En juillet 1972, le couple part à l’aventure. Au volant d’un minivan Austin d’occasion, acheté 65 livres, à peine plus grand qu’une Mini Cooper, les Wheeler se mettent en tête de rejoindre… l’Australie. Dix-sept mille bornes dans une caisse à savon avec une décalcomanie Snoopy sur la portière arrière en guise de porte-bonheur. On n’est pas sérieux quand on a 26 et 22 ans. L’épopée va les mener en Turquie, en Iran, au Pakistan, en Inde. En pleine époque flower power, les jeunes mariés ne sont pas les seuls à rompre les amarres. La contre-culture bat son plein et en Malaisie, les autorités tamponnent dans leur passeport les lettres ” SHIT ” pour Suspect Hippies In Transit… Erreur de jugement : si les Wheeler ont les cheveux longs, ils n’ont pas les idées courtes. Ils arriveront à Sydney six mois plus tard, en auto-stop, avec 27 cents en poche. C’est le lendemain de Noël. Le célèbre opéra est encore en construction. Cela résonne, vu de loin, comme un fiasco, sauf que leur arrivée en terre inconnue sonne comme un nouveau départ. L’Australie, cet eldorado avec ses paysages XXL, est fait pour eux. Tony se fait engager par Bayer comme market researcher, Maureen signe un contrat avec une entreprise viticole à Marrickville dans la banlieue de Sydney. Les rails sont posés, du moins en apparence. A peine embauchés, ils économisent pour s’offrir une nouvelle virée en Asie du Sud-Est. Et Lonely Planet dans tout cela ?

L’idée naîtra sous l’insistance de leur entourage. En janvier 1974, ils publient leur premier guide de 96 pages intitulé Across Asia on the Cheap. Tiré à 1.500 exemplaires, ce recueil pour globe- trotters sans le sou est un succès immédiat. Sur la couverture jaune, seul figure le nom de Tony Wheeler. Le nom de la maison d’édition viendra dans un deuxième temps, extrait, à une consonne près, d’une chanson de Joe Cocker (Space Captain) où le rocker évoque ” a lovely planet “. La petite entreprise des époux Wheeler est en marche. Ils sont les premiers, ou presque, à concevoir de manière professionnelle des vade-mecum à destination des backpackers. Leur produit ciblé ” petits budgets ” traduit l’air du temps. Les deux entrepreneurs tiennent un filon qu’ils exploiteront sans sacrifier à la qualité du contenu, ni à leur indépendance. Les premiers titres financent les suivants, ce qui leur permet de conserver leur autonomie. Longtemps sous-titrée A travel survival kit, la collection a l’ambition de couvrir le monde entier, même les coins les plus hostiles. Dès 1988, la Colombie, considérée comme un des pays les plus dangereux de la planète, une ” no go zone ” comme on dirait aujourd’hui, se retrouve ainsi dans le catalogue aux côtés de l’Irak ou du Yémen. Il ne faut pourtant pas se leurrer : Lonely Planet a bâti sa réussite commerciale davantage sur les meilleures adresses des parcs nationaux de l’Ouest américain que sur les beautés cachées l’Hadramaout, le désert yéménite que l’on ne traverse que sous escorte armée.

“Walking books” et “phrasebooks”

Au fil des années, le catalogue s’est copieusement embourgeoisé. Il s’est également adapté à la demande, en scindant son offre en une multitude de déclinaisons, qui vont des walking books aux Make My Day (24 heures dans une ville) en passant par les phrasebooks. En 2007, contre toute attente, la BBC Worlwide rachète alors 75 % des parts de la société aux Wheeler et à un businessman australien, John Singleton, pour une valeur estimée à près de 100 millions d’euros. Quatre ans plus tard, la filiale de la société de radio-télévision britannique se porte acquéreur à 100 %, contre un chèque de 50 millions d’euros. Une opération plus que juteuse pour les fondateurs si l’on sait qu’en 2013, la marque sera revendue à NC2 Media, un géant américain, avec une perte de 60 %… Il faut dire que le secteur des guides de voyages imprimés a subi de lourds revers, avec une chute de plus de 50 % des ventes sur les 10 dernières années, y compris pour Lonely Planet. Quand bienmême, la marque a parié avant les autres sur l’outil digital et a enregistré l’an passé un enviable score de 11 millions de téléchargement payants…

L’heure de la retraite n’a pas sonné pour autant pour nos richissimes globe-trotters. Dans la grande tradition anglo-saxonne, Tony et Maureen Wheeler, qui partagent leur vie entre Londres et Melbourne, ont créé une fondation caritative. Le reste du temps, ils donnent des conférences, rédigent des livres et continuent à voyager, car, bien entendu, il s’agit de compléter le tableau de chasse.

ANTOINE MORENO

En janvier 1974, les Wheeler publient leur premier guide de 96 pages intitulé “Across Asia on the Cheap”.

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