L’ivresse des réseaux sociaux

Paul Vacca

Dire que les réseaux sociaux sont addictifs est devenu une telle évidence que même les premiers intéressés (les plateformes elles-mêmes) le reconnaissent aisément. Mais là où les avis peuvent diverger, c’est sur la manière de qualifier cette dépendance. En effet, à quel type de manque avons-nous affaire avec les réseaux sociaux? Le chocolat et l’héroïne provoquent tous deux des addictions, mais on sent bien, sans être un addictologue chevronné, qu’ils ne ressortissent pas exactement à la même catégorie.

L’équipe de recherches de Facebook, par exemple, rapporte que ses utilisateurs comparent le réseau à un antidépresseur provoquant une légère dépendance. Peut-être un peu court… On a pu aussi les assimiler à l’addiction physique que provoquent le tabac et la nicotine. Ou bien à la dépendance régressive et pavlovienne liée au snacking et à la malbouffe. Ou bien à celle que procure le sucre à savoir un plaisir immédiat mais écoeurant à forte dose. Ou bien encore à la téléréalité, mix de deux compulsions, le voyeurisme et la schadenfreude, ce plaisir malin à observer le malheur des autres.

On peut se demander si cette addiction ne prend pas sa source dans un phénomène sociétal qui dépasse le cadre des réseaux sociaux: celui de notre ultra-narcissisme contemporain.

Dans un article récent paru dans le mensuel américain The Atlantic, le journaliste Derek Thompson émet, quant à lui, l’hypothèse que nous serions en présence d’une addiction comparable à celle provoquée par les boissons alcoolisées. Il définit les réseaux sociaux comme “l’alcool de l’attention”. Une métaphore plus apte, selon lui, à définir le cocktail addictif servi par les réseaux sociaux, notamment auprès de ceux qui, a priori, les utilisent le plus, à savoir les jeunes. Car les Facebook, Instagram, Twitter, TikTok ou Snapchat répondent finalement au même signalement que l’alcool comme “produit amusant que des millions de personnes semblent aimer mais qui se révèle malsain à fortes doses, rendant une minorité non négligeable plus anxieuse ou plus déprimée tout en étant pour beaucoup difficile à consommer avec modération”.

L’alcool constitue une métaphore intéressante dans la mesure où celle-ci permet d’affiner notre compréhension du phénomène, de le rendre concret en le sortant de sa seule dimension technologique. Mais aussi, au même titre que la consommation d’alcool, de l’envisager comme un problème de société et pas uniquement comme une dérive personnelle ou générationnelle.

Mais au-delà d’être pertinente, cette métaphore se veut aussi utile. Penser les réseaux sociaux comme un “alcool de l’attention” permettrait, selon Derek Thompson, de mieux encadrer leur pratique, notamment en direction des adolescents les plus exposés et les plus vulnérables. En effet, il existe depuis longtemps un dispositif régentant la consommation d’alcool à même d’inspirer les actions à mettre en place face aux plateformes sociales. De la même manière qu’il existe une limitation de la publicité et de la vente d’alcool, une diffusion de messages de prévention et un maillage associatif qui luttent contre la dépendance, une politique de taxes spécifiques…

Pour autant, à notre avis, tout reste à faire. Parce que l’on connaît la façon habile, voire perverse, dont les plateformes esquivent les réglementations et les questions qui fâchent (et celle de l’addiction en est assurément une puisqu’elle est au coeur même de leur business model).

Mais aussi et surtout parce que l’on peut se demander si cette addiction ne prend pas sa source dans un phénomène sociétal qui dépasse le cadre des réseaux sociaux: celui de notre ultra-narcissisme contemporain. Notre obsession de l’influence sociale, de la popularité et de l’image dont les réseaux sociaux sont peut-être après tout plus le symptôme que la maladie, plus la conséquence que la cause.

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