Paul Vacca

“L’intelligence ne nous rend pas toujours plus intelligent”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

“Si l’expérience était d’une quelconque utilité, passé 40 ans, on ne s’enrhumerait plus.” Voilà comment un humoriste règle son compte à l’expérience, cette valeur tant vantée par la sagesse populaire. Parmi les autres règles non écrites du bon sens commun (et qui, à ce titre, nous apparaissent comme naturelles), il y a aussi l’idée communément admise qu’une grande intelligence va de pair avec une meilleure appréhension de la réalité. Que de grandes capacités intellectuelles nous prémuniraient naturellement contre les erreurs de jugement et les perceptions faussées de la réalité.

Il semble que ce soit pourtant une illusion supplémentaire fournie par notre généreuse doxa. C’est ce que démontre le journaliste scientifique du Guardian, David Robson, dans son livre The Intelligence Trap ( Le piège de l’intelligence). Il y montre que non seulement les individus réputés supérieurement intelligents peuvent commettre des erreurs – errare humanum est, après tout – mais qu’ils sont enclins à en effectuer davantage que la moyenne des mortels. Et de plus grosses. Il emprunte l’image de la voiture : plus elle en a sous le capot, plus elle de chances de finir dans le ravin à la moindre faute de pilotage. Avec ce constat un brin paradoxal : ce n’est pas ” en dépit ” de leur grande intelligence que les individus intelligents se trompent, mais précisément parce que leur grande intelligence les induit en erreur. En d’autres termes, une grande intelligence cognitive ne nous procure pas nécessairement une parfaite intelligence du réel.

Cette règle contre-intuitive est apparue à David Robson à l’observation de certains exemples célèbres. Il raconte notamment comment Arthur Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes et du Dr Watson, s’était révélé particulièrement crédule au cours de sa vie, au point de se faire grossièrement mystifier par des escrocs sans talent. Chose d’autant plus surprenante de la part de quelqu’un qui, comme on le sait, maîtrisait au plus haut point toutes les techniques de raisonnement, de persuasion et de manipulation dans ses romans. Or, dès qu’il posait la plume, il semblait complètement démuni. Comme lors de cet épisode raconté par Robson où Conan Doyle se brouille avec Houdini, le célèbre magicien dont il était l’ami, pour un débat autour du spiritisme. Le romancier se laisse totalement embobiner par des arnaqueurs et c’est l’illusionniste qui cherche à le libérer de son illusion. En vain. Conan Doyle se révèle plus prisonnier de son carcan mental qu’Houdini ne l’était de ses chaînes.

Robson raconte aussi comment Steve Jobs, dont il est difficile de douter de l’intelligence, possédait une ” vision distordue de la réalité “. Comment celle-ci lui a permis de plier le réel à sa volonté en imposant – avec génie – au monde sa propre vision des choses. Si cette vision lui a permis de révolutionner l’univers de la technologie, elle a également exercé une influence tragique sur sa vie personnelle. Particulièrement lorsqu’un cancer du pancréas lui a été diagnostiqué : ignorant les conseils des médecins, il opte alors pour une cure à base d’herbes, persuadé que ce cancer pouvait lui aussi se plier à sa propre vision des choses.

De même, Robson rapporte l’histoire d’un certain Kary dont les thèses et les exploits farfelus circulent sur Internet : celui-ci déclare avoir eu des liens avec des extraterrestres, prend l’astrologie pour une véritable science et met en doute la réalité du sida, maladie inventée, selon lui, pour servir un obscur agenda… Un illuminé de plus comme il en circule tant sur Internet, nous dira-t-on. Sauf que lui a pour nom complet Kary Mullis… et qu’il a reçu le prix Nobel de science pour sa découverte de la réaction en chaîne des polymères qui, selon les scientifiques, a révolutionné le monde de la recherche au point qu’ils évoquent un ” avant ” et un ” après ” Mullis…

La clef du phénomène, selon Robson, est que l’intelligence, de par la confiance qu’elle procure, finit par générer ses propres biais, dont celui de la tache aveugle qui nous empêche justement de voir les biais que comporte notre propre jugement.

Un conte moral consolatoire sur la petitesse cachée des grands de ce monde. Mais aussi un démenti cinglant apporté à ceux qui se consolent en pensant que les fake news et autres théories du complot seraient l’apanage des seuls crétins ou incultes. C’est-à-dire les autres

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