L’île seguin, remise à flot

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Délaissé après le départ des usines Renault il y a 25 ans, maudit depuis le fiasco de la Fondation Pinault, l'” atoll ” de Boulogne-Billancourt, à côté de Paris, renaît de ses cendres. Une impressionnante cité musicale y sera inaugurée en avril avant l’implantation probable d’un complexe culturel vers 2021. Récit d’une noyade magistrale… et d’un sauvetage en vue.

Avec un peu d’imagination, l’énorme bulbe qui se dresse sur l’île Seguin ressemble à un soleil levant. Et c’est bien la promesse d’un jour nouveau qui se lève sur la commune de Boulogne-Billancourt, à une encablure de Paris. Ce dôme luisant forme la partie la plus spectaculaire d’un gigantesque complexe prochainement dédié à la musique qui accueillera en bord de Seine une salle de spectacles de 6.000 places, un auditorium de 1.100 fauteuils, cinq studios d’enregistrement mais aussi des restaurants et des boutiques le long d’une rue couverte de 230 m de long. Le 22 avril prochain, un concert de Bob Dylan lancera le début des festivités.

La Seine musicale, un projet architectural de plus ? Pas tout à fait. Hormis l’ampleur du projet (36.500 m2, 170 millions d’euros investis dont un tiers de fonds privés), mise à part la signature avant- gardiste de Shigeru Ban et Jean de Gastines à qui l’on doit le Centre Pompidou-Metz, le chantier que l’on a pu visiter durant sa dernière ligne droite (lire l’encadré ” Sous le dôme, la ruche “),marque le grand retour de l’île Seguin.

Cet ” atoll “, abandonné depuis la fermeture du site des usines Renault il y a 25 ans, a accumulé les déboires avec une telle constance que l’on pensait les lieux définitivement maudits. L’heure de la résurrection semble venue. Et elle est double, si l’on inclut le futur programme d’aménagement qui devrait déboucher en 2021 sur un remodelage de la pointe est, en amont de l’île. Le cahier des charges comporte un centre d’art de 5.600 m2 dessiné par le bureau catalan RCR, fraîchement récompensé par un Pritzker Price et auteur du très remarqué Musée Soulages, à Rodez dans l’Aveyron. Le bâtiment, très minéral, sera recouvert de tuiles de céramiques et abritera les collections d’art contemporain de Laurent Dumas, entrepreneur et investisseur numéro un du projet via sa société Emerige, celles de Renault qui représentent un potentiel de 350 oeuvres (Jean Dubuffet, Tàpies, Erro, etc.) mais également les antiquités de Jean-Claude Gandur, milliardaire suisse et mécène qui a fait fortune dans l’or noir, ainsi que des prêts de la Fondation Giacometti. Un casting quatre étoiles dont on se demande si l’annonce n’est pas un rien prématurée.

Dans le but avoué de faire de l’île Seguin une future destination touristique, ” ouverte 7 jours sur 7 et 24 h sur 24 “, avec un flux espéré de 2 millions de curieux par an, les investisseurs projettent de construire sur les mêmes parcelles, un complexe de huit salles de cinéma et dans leur prolongement, un hôtel arty de 220 chambres, pourvu d’un spa et d’une piscine en toiture ainsi qu’une terrasse panoramique. De son côté, le paysagiste Michel Desvigne est chargé de végétaliser les abords et de tirer un trait d’union ” vert ” entre les différentes interventions. Inscrit dans une boucle de la Seine, le site est accessible en métro (25 minutes à partir du centre de Paris) et ne devrait pas souffrir de son éloignement, relatif, de la capitale pour attirer les badauds. En revanche, le cadre environnant pourrait être un frein à qui s’attend à un décor de guinguette et de carte postale. Les voies sur berges et les échangeurs routiers qui longent l’île de part et d’autre ne sont pas ce qu’il y a de plus bucolique. Ceux qui reprochent à Paris son côté muséal pourront en revanche se réjouir de cette initiative hors les murs qui tranchent avec l’alignement haussmannien.

Le bout du tunnel

Après un quart de siècle d’atermoiements, Seguin voit enfin le bout du tunnel et met un terme à d’incessants va-et-vient où toutes les promesses auront été faites sans qu’aucune n’ait été tenue. Un retour en arrière s’impose…

Avec l’abandon en 1992 des usines Renault (lire l’encadré ” Une auto toutes les 90 secondes “), se pose très rapidement la question du devenir de la friche. Tout le monde s’active sauf l’ancienne Régie qui veut faire monter les enchères. A chacun son rôle. Les promoteurs lorgnent l’opportunité qu’il y a à valoriser un territoire vaste de 50 ha qui s’étend par-delà les berges (l’île ne représente en réalité que 11,5 ha), les politiques, divisés, multiplient les rapports et commandent les études prospectives pendant que les architectes se lancent tête baissée dans la course à la réhabilitation. Les idées qui émanent des ateliers sont parfois saugrenues comme cette ” Ile des plaisirs ” (sic) ou cette ” Cité bleue ” lacustre, avec canaux, écluses et jardins à la française. Autant dire des plans sur la comète qui disparaîtront à la vitesse d’une étoile filante. Un astre qui trace dans le ciel, c’est toujours l’occasion de faire des voeux dira- t-on, mais, manque de chance, aucun ne se réalise. Les mois passent et la tension monte entre les partisans de la table rase qui veulent détruire sans état d’âme le ” paquebot ” Renault, rongé par les herbes hautes et recouvert de tags, et leurs défenseurs acharnés qui souhaitent préserver la mémoire des lieux au nom de l’histoire ouvrière.

Entre-temps, Renault a vendu ses terrains à DBS, un consortium franco-américain de promoteurs immobiliers. C’est à ce moment là que François Pinault, qui rêve d’une fondation pour y installer sa puissante collection d’oeuvres d’art, fait son entrée en scène. Il se verrait bien sur l’île Seguin et le fait savoir. Le propriétaire de Kering (ex-PPR) s’engage à débourser 15 millions d’euros pour acquérir un tiers de l’île et au terme d’une consultation internationale d’architecture, choisit le Japonais Tadao Ando. L’homme d’affaires prévoit d’injecter 150 millions d’euros pour ériger le musée, financés sur sa propre cassette. Une aubaine pour les pouvoirs publics ! Mais en 2005, alors que les travaux devraient être achevés, rien n’a bougé. La destruction des anciens bâtiments Renault, finalement approuvée, vient seulement de commencer et durera… 30 mois.

Dans une tribune au vitriol publiée dans le journal Le Monde, le businessman fustige la lenteur de l’administration française, l’enlisement des procédures et les recours suspensifs introduits par les associations environnementales. Autre épine : ses partenaires s’étaient engagés à bâtir autour de l’oeuvre de Ando, 150.000 m2 de programmes culturels. Mais cinq ans après, sur fond de guéguerre politicienne où chacun fait cavalier seul, rien ou presque n’a été fait, déplore le capitaine d’industrie. L’idée de voir sa jolie Fondation cernée d’un ” terrain vague “, comme il l’écrit dans le quotidien français, ne l’enchante guère. Las, le businessman largue les amarres et s’en va avec Ando à Venise, laissant l’île Seguin à son improbable destin. Non seulement la claque est magistrale pour les Français mais tout est à refaire.

Micro ville artistique

Pinault envolé, l’île Seguin se cherche à tâtons un futur. Les politiques s’en (re)mêlent, (re)consultent à défaut de coordonner leurs actions et les architectes (re)partent comme en 40, la fleur au compas. Avec un sentiment déjà vu, on assiste à l’éclosion, purement virtuelle, de 1.001 projets qui vont d’un Centre européen de la création contemporaine à un simili Central Park avec rectangle de verdure au milieu et forêt de gratte-ciel en pourtour. L’architecte Jean Nouvel, qui avait pourtant milité ardemment pour la sauvegarde du paquebot au temps de Renault, propose un bétonnage massif de l’île ainsi que l’érection de cinq tours dont une de plus de 100 mètres de haut…

Malgré la notoriété du bâtisseur du Musée du Quai Branly, la pilule passe très mal auprès des riverains qui n’apprécient guère la vision futuriste de l’homme au crâne rasé. Celui-ci revoit sa copie, abaisse de moitié ses gratte-ciel mais rien n’y fait. Personne ne semble vouloir d’une ambiance Blade Runner à la française. Seule bonne nouvelle pour l’architecte qui a réussi à imposer un plan directeur, sorte de feuille de route sur les moyens à mettre en oeuvre : le projet R4 auquel il participe est plus ou moins épargné. Derrière ce nom de code qui rappelle la Renault 4, on trouve un projet culturel destiné à occuper l’amont de l’île et financé par le milliardaire Yves Bouvier. Le Suisse, à la tête de plusieurs ports francs et patron de Natural Le Coultre, une société de transport d’oeuvres d’art, projette une ” micro ville artistique ” faite de galeries, d’ateliers et d’espaces d’expositions à ” partager avec le grand public “. C’est l’idée la moins contestée depuis une éternité et l’avenir de ce pôle arty 100 % privé semble sur la bonne voie. On parle de 100 millions d’euros de budget. Mais en septembre 2015, le château de cartes s’écroule.

Yves Bouvier est accusé d’escroquerie puis mis en examen et accusé de complicité de blanchiment. L’affaire concerne des toiles de Picasso à l’origine douteuse que le marchand helvète a revendu plusieurs millions d’euros à un oligarque russe, Dmitry Rybolovlev, afin d’orner les murs de son chalet de Gstaad. Un rebondissement digne d’un roman qui scelle, une fois encore, le destin de l’île. Et puis vient la première éclaircie… En septembre 2016, Yves Bouvier, absorbé par ses ennuis judiciaires, revend le bébé au groupe Emerige, dirigé par Laurent Dumas, grand collectionneur d’art, qui écarte Jean Nouvel et débaptise le projet. On remet tout à plat, on change de cavalier – c’est le cabinet espagnol RCR et d’autres architectes qui se substituent à Nouvel – et on dialogue aimablement avec les associations vertes, interlocutrices essentielles qui peuvent, on le sait, faire tout capoter. Aujourd’hui, l’île Seguin en est là. Ce nouveau chapitre de la saga, couplé avec l’arrivée bien réelle de La Seine musicale, marque-t-elle la sortie du bourbier ? Tout le monde veut y croire même si de nombreuses questions restent en suspens sur le financement de l’opération.

A ce stade, l’hôtel de 220 chambres et le mutiplexe de salles de cinéma voulus par Emerige, n’ont aucun exploitant. Quant à la gigantesque partie centrale de l’île, tout reste encore à faire même si Vincent Bolloré, patron de Vivendi, a signé à la mi-mars une promesse de vente pour racheter 4,5 ha afin d’y développer un campus numérique et sportif.

Une chose est sûre : François Pinault n’y fera pas son come-back. Paris est pourtant inscrit dans son calendrier. La Bourse du Commerce, construite au 18e siècle près des Halles, dans le 4e arrondissement, lui a été concédée pour une durée de 50 ans afin d’abriter durablement une partie de sa collection d’art. L’aménagement intérieur a été confié à un certain Tadao Ando. L’ouverture est annoncée fin 2018. Pour les nouveaux investisseurs de l’île Seguin, voilà de quoi se convaincre qu’il s’agit cette fois de ne plus faire fausse route, à moins de vouloir replonger dans les ténèbres…

ANTOINE MORENO

Cet ” atoll “, abandonné depuis la fermeture du site des usines Renault il y a 25 ans, a accumulé les déboires avec une telle constance que l’on pensait les lieux définitivement maudits.

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