L’art du travestissement

Clara Clossant a un regard assez arrêté sur ce que doit être la littérature. Le livre suit une haute ambition, se devant d’embrasser le monde et d’en être un miroir révélateur. La fiction ne serait alors qu’un réel costumé. Voilà des considérations à mille lieues des livres de Marcus Klein, écrivain star dont les romans faits de ” bons sentiments ” ne figurent pas dans la bibliothèque de la trentenaire. Pourtant, la jeune femme n’hésitera pas à débarquer de Paris à Bruxelles pour se mettre au service du séduisant romancier. Si elle assume ses tâches d’assistante, elle dissimule son véritable objectif : faire de son populaire patron le sujet d’étude de son futur roman. Mais petit à petit, l’apparente désinvolture de Marcus et la facilité de ses oeuvres révèlent bien plus que des histoires d’amours confuses. Clara découvre une personnalité plus profonde que ce que racontent ses romans de gare.

On se sent fragile quand on écrit, Clara.

Plusieurs livres en un seul

” Roman de gare “, l’expression est lâchée et assumée par la Belge Aliénor Debrocq qui publie avec Le tiers sauvage son premier roman, après deux recueils de nouvelles remarqués. La jeune romancière s’est ” amusée ” à jouer avec les codes de cette littérature populaire. Une histoire de deux êtres que tout oppose, cela sent la bluette à des kilomètres. Dans le livre, Clara cite d’ailleurs Nora Roberts, une des reines du best-seller à l’eau de rose. ” J’ai écrit un faux roman de gare pour répondre aux critiques du personnage de Clara sur la littérature. Je n’aime pas quand on creuse toujours la même piste. Je préfère trouver une voie médiane “, nous confie Aliénor Debrocq.

A l’intrigue centrale, l’auteure intercale des chapitres du futur roman de Clara, ses notes de journal, quelques chapitres de Marcus. Plusieurs livres en un seul.

Cette construction complexe nous amène à une réflexion plus intime sur nous, lecteurs. Une question fondamentale pour celle qui est aussi chroniqueuse littéraire et culturelle au quotidien L’Echo. Quand Marcus Klein raconte une romance sur fond de crise migratoire, ne transige-t-il pas avec son ambition annoncée de composer une oeuvre sur la soif de liberté ? Le plaisir coupable d’un Marc Lévy est-il soluble dans l’expérience mystique d’un Paul Auster ? Aliénor Debrocq ne nous demande pas de choisir. ” Comme je n’ai pas suivi une formation de romaniste ( elle est docteure en Art et Histoire, Ndlr), je ne crois pas avoir une approche théorique. En tout cas, je ne veux pas que ce roman soit pris pour un traité de littérature, certainement pas “, avance celle qui enseigne la littérature comme une expérience sensorielle à ses étudiants du Conservatoire. La lecture l’est tout autant.

Se laisser embobiner

L’écriture n’est pas un chemin sûr, rectiligne. ” Quand on écrit un roman, il arrive qu’à la fin, le résultat est totalement différent de l’idée de départ. Parce qu’il y a des parts d’inconnu qui s’immiscent dans le processus. Quand on écrit, on livre une part d’intime. Il y a beaucoup de moi dans ce livre. Mais l’écriture est un art du travestissement “, ajoute-t-elle comme pour brouiller les pistes. Est-donc là pour les romanciers ” le tiers sauvage “, cette partie du littoral préservée de toute présence humaine où se retrouvent les deux protagonistes ? Ecrire serait donc pénétrer dans cet espace mystérieux et vierge. Il faut se laisser porter, voire embobiner par l’écriture d’Aliénor Debrocq, sans se laisser impressionner par ses références (Duras, Ernaux, etc.). Son jeu littéraire aux multiples narrations nous tient en haleine par son suspense : la quête du livre sincère.

Aliénor Debrocq, ” Le tiers sauvage “, éditions Luce Wilquin, 320 pages, 21 euros.

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