Eddy Duquenne, CEO de Kinepolis : “Je n’ai jamais été inquiet” (entretien)

EDDY DUQUENNE: "Nos salles offrent une distanciation sociale beaucoup plus importante que les restaurants." © JONAS LAMPENS

Avec la crise sanitaire et le port du masque obligatoire même dans les salles obscures, de nombreux exploitants de cinémas ont le couteau sur la gorge. Le CEO de Kinepolis, Eddy Duquenne, ne comprend pas cette mesure stricte à l’endroit des cinémas. Mais il ne doute pas de l’avenir de son groupe.

L’inscription “Happy to see you again” sur le masque d’Eddy Duquenne ne pourrait être plus claire : chez Kinepolis, on se réjouit de la réouverture des salles de cinéma, effective depuis le début juillet en Belgique, après une reprise prudente dans d’autres pays européens. La décision du Conseil national de sécurité d’imposer ce masque si désagréable pendant la projection des films suscite en revanche incrédulité et incompréhension. Cette mesure pourrait même être le coup de grâce pour de nombreux petits exploitants de salles. Mais pas pour Kinepolis, affirme le CEO de 58 ans : “Nous allons survivre à cette crise”.

Eddy Duquenne s’inquiète toutefois du rebond de l’épidémie : “Je crains qu’une nouvelle période de confinement cet été soit fatale à une foule d’entreprises et d’indépendants, ainsi que pour nos finances publiques. ”

TRENDS-TENDANCES. Iriez-vous au cinéma, sachant que vous devrez garder le masque dans la salle ?

EDDY DUQUENNE. ( Il réfléchit) Je pense que tout est une question d’habitude. Mais est-ce plus agréable sans ? Bien sûr. Je ne comprends d’ailleurs toujours pas cette décision. Nos rangées de sièges sont distantes l’une de l’autre de 1,2 m. En laissant chaque fois une rangée inoccupée et un espace de deux sièges entre les bulles, on obtient une distance moyenne de 2,4 m. La distanciation sociale est donc plus importante dans nos salles qu’au restaurant. Et avec nos installations d’aération, l’air intérieur est également plus pur qu’à l’extérieur. J’aurais donc aimé que nous soyons davantage entendus. Je plaide pour l’uniformité. Or, nos clients doivent conserver leur masque mais peuvent ensuite aller manger au restaurant où les distances entre les tables sont beaucoup plus faibles. Cela n’a aucun sens. Je déplore aussi la disparité des règles selon les pays : au Luxembourg et en France, on peut retirer son masque une fois entré dans la salle. Il aurait été préférable d’harmoniser les points de vue au niveau européen.

Si nous devons à nouveau fermer pour une question de santé publique, nous le ferons.

Un grand nombre d’amateurs risquent de renoncer définitivement aux salles obscures…

C’est possible. Nous verrons bien. Nous avons toujours dit à nos collaborateurs : ” Préparons-nous au pire et espérons le meilleur “. Nous nous sommes concertés avec des experts et nous savons que nous pouvons garantir la sécurité de nos clients et de nos collaborateurs. Nous demandons également à tous ceux qui ont réservé une place s’ils se sont sentis en sécurité. Et nous obtenons un score élevé de 85%.

Les grands studios ont différé la sortie de leurs blockbusters, qui sont les films censés attirer le plus de public, et les cinéphiles doivent toujours porter un masque. Cela ressemble fort à ce qu’on appelle une ” tempête parfaite “…

Oui, mais elle va passer. Durant cette crise, je n’ai été nerveux ou inquiet pour notre avenir à aucun moment. Parce que nous sommes suffisamment robustes pour la traverser sans problème. Nous allons reprendre le contrôle de la situation et nous avons suffisamment de cash pour tenir le coup en attendant. La présence de notre groupe dans neuf pays sur deux continents apporte également une diversification des risques. Nous verrons bien comment se passera cette période de transition. Si nous devons à nouveau fermer nos salles pour des raisons de santé publique, nous le ferons. D’ailleurs, cela nous coûterait peut-être moins cher. Mais sauf catastrophe, nous ne le ferons pas spontanément. Ce serait insupportable pour nos collaborateurs. Un grand nombre d’entre eux viennent à peine de reprendre le travail après une longue période de chômage économique. Les y renvoyer ne serait pas élégant.

Quel est l’impact de cette crise sur les résultats ?

Nous sommes entrés dans la crise avec 190 millions d’euros de cash. Nous consommons environ 7 millions d’euros par mois, et nous avons encore trois cinémas en construction – un au Canada et deux aux Pays-Bas. Ces chantiers suivent leur cours et représenteront en moyenne 3 millions de dépenses supplémentaires par mois jusqu’à la fin de cette année. Autrement dit : même avec les portes closes, nous pouvons encore tenir plus d’un an. Bien entendu, il faut être prudent. Actuellement, nous consommons plus de cash en mode opérationnel que si nous étions fermés. Et comme disent les Anglo-saxons, cash is king. C’est même notre oxygène. Aujourd’hui, nous essayons de préserver nos réserves pour maximiser les chances de survie du groupe.

Peut-être pourriez-vous abaisser le prix des tickets pour attirer davantage de visiteurs ?

Il est déjà si bas (il sourit)… D’accord, nous reprenons beaucoup d’anciens films et certains ont déjà affirmé que nous pourrions proposer des tarifs différents pour un blockbuster et un film que nous ressortons. Mais l’investissement et l’expérience restent en fin de compte identiques, et il est difficile d’établir une distinction entre deux types de films. Ils n’ont pas la même valeur pour chacun. Il nous arrive d’ailleurs souvent d’ajouter de nouvelles expériences technologiques aux films plus anciens.

Un vaccin ne sera sans doute pas disponible avant un an. D’ici là, les gens auront peut-être perdu l’envie d’aller au cinéma et préféreront rester cocooner chez eux.

Non. Nous allons revenir au cinéma, comme nous allons revenir aux grands événements. S’il y a un enseignement à tirer de la crise sanitaire, c’est que nous attacherons encore plus de valeur aux activités entre amis ou en famille à l’avenir. Aller au cinéma, c’est aussi partager des émotions. La crise sanitaire pourrait même nous être profitable, qui sait… Du moins je l’espère.

A quoi ressemblera l’avenir ?

Produire un film de cinéma coûte très cher, et les grands studios essaient de sortir leurs productions quand ils peuvent les rentabiliser au maximum. On me demande souvent si les Belges ne se sont pas définitivement convertis à la vidéo à la demande. C’est vrai que celle-ci a eu beaucoup de succès pendant le confinement, mais je remarque que les studios n’ont pas diffusé leurs films sur ce canal. Ils ont préféré différer les sorties pour pouvoir proposer l’expérience et la valeur ajoutée qu’apporte le cinéma. Avec ces reports, 2021, qui devait être d’ailleurs aussi l’année du nouvel Avatar, pourrait être une année exceptionnelle en termes de sorties.

En matière de films, l’année 2021 sera d’une richesse exceptionnelle.

Vous vous attendez donc à ce que la sortie des blockbusters ne soit pas différée à l’automne, mais à l’année prochaine ?

Je ne l’exclus pas. Tout dépendra de l’évolution de l’épidémie aux Etats-Unis, la patrie des studios hollywoodiens, et un très gros marché pour notre secteur. La situation reste inquiétante et il est donc possible que de grosses sorties comme Mulan (remake en prises de vues réelles du film d’animation des studios Disney, Ndlr) ) ou Tenet ( de Christopher Nolan, Ndlr) soient à nouveau différées. (On a entretemps appris que Disney avait décidé de boycotter les cinémas et de réserver la sortie de son film à sa plateforme VOD , Ndlr)

Eddy Duquenne, CEO de Kinepolis :
© JONAS LAMPENS

Avez-vous définitivement renoncé au chiffre d’affaires généré par ces blockbusters ?

Peut-être allons-nous en récupérer une partie, parce que les gens veulent voir des blockbusters. Mais le volume de temps libre n’est pas illimité, et le temps perdu ne se rattrape jamais. L’année 2021 pourrait cependant être semblable à 2019, nous en sommes convaincus. Nous aurons les blockbusters de deux ans concentrés sur une seule année. Je n’exclus d’ailleurs pas que la sortie de certains de ces grands films soit encore différée à 2022.

Kinepolis doit-il se restructurer ?

Pour l’instant, pas. Notre exercice des 5% par an ( principe qui tend à maintenir les cash-flows stables même si le nombre de visiteurs baisse chaque année de 5%, Ndlr) nous oblige à surveiller très attentivement notre efficacité. Chez nous, abaisser chaque année notre seuil de rentabilité est devenu un sport national. Nous n’avons pas besoin du coronavirus pour nous lancer dans un tel exercice.

Cette crise offre-t-elle des possibilités d’acquisition ?

Je m’attends à ce que des opportunités se présentent. Mais cela ne signifie pas que nous allons toutes les saisir. Nous devons être certains qu’il s’agit vraiment d’opportunités exceptionnelles. Tous les feux doivent être au vert. Si nous nous engageons dans une grande transaction, nous pourrions même envisager une augmentation de capital. Avant la crise, leurs obligations financières mettaient déjà de grands exploitants de salles comme AMC Entertainment et Cineworld sous pression au moindre échec d’un blockbuster. Ces géants souffrent d’un endettement très élevé, et la plupart d’entre eux ne sont pas propriétaires de leur immobilier. Ils peuvent certes invoquer la force majeure parce qu’ils sont dans l’incapacité d’utiliser les bâtiments qu’ils louent, mais ils se retrouvent quand même dans une situation financière particulièrement précaire. Bien sûr, AMC a réussi à placer un emprunt obligataire de 500 millions de dollars. Mais je m’attends, quoi qu’il en soit, à une restructuration de l’actionnariat de plusieurs groupes au cours des deux prochaines années.

Les investisseurs ne comprendraient peut-être pas que vous ne fassiez aucune acquisition en cette période…

Je n’en suis pas certain. Nous avons reçu de nombreux signaux d’investisseurs : si nous envisageons une augmentation de capital, nous devrons les inviter. C’est toujours agréable à entendre. Nous avons la réputation de toujours agir de manière réfléchie.

Ils vous incitent à procéder à des acquisitions ?

Il ne faut pas trop tirer sur l’élastique. Nous avons mené à bien plusieurs opérations de manière très maîtrisée, et nous recherchons toujours un rendement supérieur à la moyenne avec un profil de risque inférieur à la moyenne. Mais comme je l’ai déjà dit : il n’est pas question de s’enflammer. Entreprendre, c’est parfois ne prendre que des risques calculés.

Vous ne comptez pas non plus vous tourner vers l’acquisition de petites structures plus familiales ?

Un grand nombre de ces petits acteurs familiaux contrôlent leur immobilier et emploient des membres de la famille. Plusieurs d’entre eux resteront sans doute fermés jusque fin août, mais ils sont capables de résister beaucoup plus longtemps que les très grands groupes qui fonctionnent avec d’énormes leviers financiers et sont très endettés. Mais je n’exclus pas que certains finissent par vouloir vendre. Je ne crois pas que la crise va fondamentalement modifier les habitudes des amateurs de cinéma, mais elle pourrait accélérer certaines tendances. ( Il sort son iPad). Regardez, cet appareil permet de regarder des films avec une qualité d’image parfaite, et il m’arrive même de le faire. La tendance actuelle, dans le cinéma, consiste donc à proposer de plus en plus d’expériences. Nous avons eu énormément de succès dans ce domaine avec notre qualité d’image et de son et nos sièges confortables. Et nous remarquons que nos clients sont prêts à payer pour bénéficier d’une telle expérience. Mais cela provoque une augmentation de l’intensité capitalistique dans notre secteur. C’est pourquoi je n’exclus pas que des propriétaires plus âgés qui n’ont pas de successeurs et doivent encore investir finissent par jeter l’éponge.

Les Amazon et autre Apple sont les prochains propriétaires des salles de cinéma.

Selon certaines rumeurs, Amazon voudrait racheter AMC, en difficulté. Est-ce une bonne chose ?

Je dis depuis plus d’un an aux investisseurs et à mon conseil d’administration que les Amazon et autres Apple seront les prochains propriétaires des salles de cinéma. Je m’attends à ce qu’ils diversifient leurs portefeuilles dans ce que j’appellerais le ” monde analogique “. Cela leur permettrait d’avoir une connexion avec leurs clients, parce que les gens en ont assez de toute cette publicité sur Internet. A mes yeux, l’arrivée d’un Amazon ou d’un Apple dans notre secteur serait d’ailleurs une bonne chose. Notre industrie exige des investissements de plus en plus lourds. Plusieurs exploitants de salles sont trop endettés et ne peuvent plus procéder à des investissements de remplacement ou à des investissements dans des expériences supplémentaires. On voit ainsi en Espagne que les grands acteurs laissent peu à peu leur équipement dépérir. Ce n’est pas bon pour le rayonnement et l’attrait du cinéma au sein de la population. En tant que secteur, nous avons besoin que les films soient projetés dans le cadre d’une expérience totale. Hollywood aussi en a besoin, car si le secteur du cinéma meurt, il ne lui restera que la vidéo à la demande pour apporter du rendement. Or, la vidéo à la demande ne suffit pas pour produire de bons films. De nouveaux acteurs robustes, capables de proposer une belle expérience, seraient donc une bénédiction pour tout le monde, y compris pour nous.

Et si un Amazon se laissait séduire par Kinepolis ?

Il faut le leur demander, mais quand j’entends mes actionnaires, je ne crois pas qu’ils soient vendeurs.

Ces services de streaming auxquels les jeunes générations s’abonnent massivement vous inquiètent-ils ?

Non. Selon une enquête étrangère, les grands utilisateurs de Netflix sont aussi ceux qui fréquentent le plus les salles obscures. Ce sont les mêmes personnes : les amateurs de cinéma. Un deuxième point important est la monétisation d’un film. Environ 55% du chiffre d’affaires que génère un film provient de la theatrical window ( la période d’environ trois mois pendant lequel le film est exclusivement disponible en salle, Ndlr). Plus de la moitié des revenus générés durant cette fenêtre sont reversés aux producteurs. Après la TVA et les taxes communales, un ticket de cinéma revient à 7,55 euros chez nous. Sur ce montant, 3,75 euros sont reversés aux producteurs de films. Dans la vidéo à la demande, c’est beaucoup moins. Et le secteur du home entertainment est marqué par une érosion significative des prix, et cette tendance se poursuit. On le voit avec le tarif des abonnements : les nouveaux services de streaming, comme Apple TV et Disney+, sont proposés à des prix inférieurs à Netflix. Cela accroît encore l’importance de la theatrical window dans la chaîne de valeur d’un film.

Vous savez, la question de la survie des cinémas s’est déjà posée à plusieurs reprises, notamment avec l’arrivée du câble et de la télévision en couleurs qui permettaient subitement de voir des films chez soi tous les jours. Ensuite, il y a eu les vidéothèques, qui devaient également signer l’arrêt de mort du cinéma en salles. Idem avec le DVD et le Blu-ray, puis la vidéo à la demande avec Netflix. Mais nous sommes toujours là.

Profil

  • Né à Laeken le 4 juillet 1962
  • Etudes de sciences économiques appliquées
  • Commence sa carrière comme employé au guichet à la CGER à Jette avant de devenir executive manager corporate banking de la banque
  • 1998-2007 : est nommé co-CEO de Sunparks
  • 2007 : entre au conseil d’administration de Kinepolis
  • CEO de Kinepolis depuis le 1er janvier 2008

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