Pierre Lagrange (GLG Partners): “J’ai pratiqué la disruption avec respect”

Pierre Lagrange: "Ce que nous avons connu jusqu'à présent n'est rien en comparaison de ce qui nous attend." © Belgaimage

Le Belge Pierre Lagrange fait figure d’énergumène dans les milieux financiers londoniens. En reprenant le tailleur Huntsman, il a dépoussiéré le costume et l’a rendu à la fois sexy et viril. Il gère sa maison de confection comme son fonds spéculatif. “Je ne mets pas de gants (en velours) et je n’en attends pas davantage des autres.” Un article du Financial Times.

Peu de temps avant notre entrevue, Pierre Lagrange, qui est sans doute le financier le plus fou de la City, nous envoie un message. Il a une ” idée cool ” : il souhaite annuler notre rendez-vous à son club de Mayfair et le remplacer par un déjeuner chez ” son ” tailleur – entendez par là qu’il lui appartient littéralement. Il y a six ans, il avait surpris le monde de la mode et le secteur financier en rachetant Huntsman, la maison de confection pour hommes la plus poussiéreuse du moment. Il nous invite à passer par la salle de direction, ” complètement démolie ” pour une scène d’action de Kingsman 2.

Le capitalisme n’est pas encore un gros mot. On a essayé d’autres systèmes et cela ne s’est jamais bien terminé.

Dans ce film d’espionnage avec Colin Firth et Taron Egerton, Kingsman est, vu de l’extérieur, un tailleur de l’ancienne école. En réalité, ce n’est qu’une façade qui cache un réseau d’agents secrets soutenus par des financiers excentriques.

Ce rôle semble fait sur mesure pour notre convive. Sur le papier, le Belge est, à 57 ans, un génie de la finance. Ingénieur commercial de formation, il a été l’un des premiers gestionnaires de fonds spéculatifs à faire fortune pendant la décennie qui a précédé la crise financière et juste après. C’est aussi un personnage haut en couleur : innovateur, fashionista, enfant terrible et Harley- Davidson sont quelques mots qui viennent à l’esprit pour le décrire.

Pierre Langrange nous reçoit vêtu d’un costume bleu marine qui lui descend jusqu’aux cuisses et d’une chemise à moitié ouverte. Nous sommes entourés de costumes exotiques. Depuis plus de 150 ans, Huntsman habille des altesses royales britanniques et des stars d’Hollywood. Pierre Lagrange s’esclaffe quand nous lui demandons si son achat n’est pas l’exemple type du magnat de la finance qui investit par ennui dans un nouveau joujou. ” Cette question est tout à fait pertinente, répond-il. Quand ils m’ont vu débarquer, ils se sont dit que je venais pour m’amuser comme beaucoup d’autres, mais mes motivations étaient un peu différentes. ”

L’exemple Jan Morris

A son heure de gloire, Pierre Lagrange fut un maître de l’univers. En 1995, il est l’un des trois fondateurs de GLG Partners, une filiale de Lehman Brothers qui décide de rompre avec toutes les règles de la gestion des placements. Les trois partenaires, qui débordent de confiance, profitent pleinement du boom financier. En 2000, ils se séparent de Lehman et, en 2007, se tournent vers la Bourse. Ils surmontent la crise financière alors que les banques sont au bord de la faillite. En 2010, Man Group rachète GLG Partners pour 1,4 milliard d’euros. Le groupe comprend ultérieurement qu’il n’a pas fait une si bonne affaire. Mais cela, ce n’est pas le problème de Lagrange… ” Lorsque je dirigeais le fonds spéculatif, un de mes amis m’a dit que je devais chercher à faire autre chose. J’ai des millions de centres d’intérêt et ma curiosité est insatiable. ”

Maison Huntsman Selon Pierre Lagrange, la gestion d'un couturier ne diffère pas de celle d'un fonds spéculatif. Mais le financier admet avoir rencontré des difficultés en s'aventurant hors de son secteur. Les lancements de produits et les campagnes de marketing propres au monde de la mode se sont heurtés à ses instincts d'investisseur méthodique...
Maison Huntsman Selon Pierre Lagrange, la gestion d’un couturier ne diffère pas de celle d’un fonds spéculatif. Mais le financier admet avoir rencontré des difficultés en s’aventurant hors de son secteur. Les lancements de produits et les campagnes de marketing propres au monde de la mode se sont heurtés à ses instincts d’investisseur méthodique…© PG

Marcs Jacobs à Londres, Henry Kissinger à Manhattan

Avant de nous mettre à table avec lui, nous devons faire nos emplettes. Nous nous rendons donc chez Nathalie, un traiteur à 10 minutes de marche. Alors que nous slalomons sur Hanover Square, Pierre Lagrange évoque avec enthousiasme une interview de Jan Morris publiée dans le New York Times. L’histoire de cette auteure galloise de 92 ans lui parle énormément. Elle est née homme, s’est mariée et a eu des enfants. Mais en 1972, à l’âge de 46 ans, elle change de sexe. Pierre Lagrange avait 48 ans quand il a pris conscience de son homosexualité. Il était marié et père de trois garçons. S’en est ensuivi l’un des divorces les plus chers de Grande-Bretagne. ” C’est un article étonnant dans lequel je me reconnais beaucoup…”

Le gérant de Nathalie prend notre commande. Nous choisissons des brocolis grillés aux amandes fumées, des poivrons, du boulgour à la feta, du chou frisé mauve et des salades piquantes. Sur le chemin du retour, nous parlons de la disruption numérique des médias. Son conseil est simple : ” Mangez pour ne pas être mangé “.

La reprise de Huntsman a connu des débuts mouvementés. Pierre Lagrange a racheté l’affaire avec son ancien ami, le styliste Roubi L’Roubi, dont les idées passaient mal dans le secteur bien sage du sur-mesure. Au final, leurs chemins se sont séparés et L’Roubi a revendu ses parts à Lagrange. ” Il avait un tout autre regard sur la confection sur mesure, explique-t-il. Nous avons décidé de ne pas en faire un motif de dispute. ”

Pierre Lagrange estime que la gestion d’un couturier ne diffère pas de celle d’un fonds spéculatif, mais il admet avoir rencontré des difficultés en s’aventurant hors du secteur financier. Les lancements de produits et les campagnes de marketing propres au monde de la mode et du cinéma – il a été le producteur exécutif des films Kingsman – se sont heurtés à ses instincts d’investisseur méthodique. ” J’aime bien que les choses se fassent de manière plus systématique et compréhensible. ”

” J’ai pratiqué la disruption, mais avec respect, soutient Pierre Lagrange. La génération actuelle porte un autre regard sur le port du costume. Avant, on le mettait pour aller au bureau. Aujourd’hui, on le choisit pour donner une certaine impression : on veut paraître puissant, sexy et attirant. ” Notre interlocuteur pointe du doigt des photos de clients, entre autres le créateur Marc Jacobs et l’acteur Hugh Bonneville. Henry Kissinger est aussi un habitué de la succursale de Manhattan, inaugurée en 2016.

Investir dans les talents, introduire des processus

Quelle est la formule gagnante de Pierre Lagrange ? ” C’est simple : investir dans les talents et introduire des processus, répond-il. Pour le fonds spéculatif, je me suis inspiré du sport. Si vous jouez en revers 50 % du temps et que vous ne gagnez qu’une fois sur deux, vous devez changer votre fusil d’épaule. Il en va de même de la gestion financière. Si vous visez un seul secteur la moitié du temps et qu’en général, cela ne vous rapporte rien, vous devez vous focaliser sur votre domaine d’excellence. ”

Pierre Lagrange a très vite perçu l’intérêt de l’utilisation des technologies et du big data. Lorsqu’il dirigeait le fonds spéculatif, il se demandait toujours si ” une tâche serait effectuée de manière plus sûre ou plus précise par des personnes ou des machines “. Pour lui, il ne fait aucun doute que la disruption vient à peine de commencer. ” Ce que nous avons connu jusqu’à présent n’est rien en comparaison de ce qui nous attend. On se focalise toujours sur les pertes d’emplois dues à la technologie, mais je crois que 40 % des emplois qu’un jeune peut briguer une fois diplômé n’existaient même pas quand il a commencé ses études. ”

Rester à l’écart de la Bourse est plus confortable. On vous laisse tranquille et vous pouvez faire ce que vous voulez.

Le jeune Pierre était-il impitoyable ? ” Demandez-le à mes enfants ou mes partenaires. Je m’exprime généralement sans ambages. Je ne mets pas de gants (en velours) et je n’en attends pas davantage des autres. Dans le secteur financier, c’est la norme. ”

Le capitalisme semble aujourd’hui décrié. Les banques recherchaient-elles le profit à tout prix avant la crise ? Pierre Lagrange n’est pas du genre à feindre de se repentir pour obtenir plus facilement l’absolution. ” C’est un peu facile d’incriminer uniquement le secteur financier ou les régulateurs, alors que beaucoup d’autres sont responsables des excès. Tout le monde dépensait énormément à des taux d’intérêt faibles. Parmi ceux qui aujourd’hui crient au scandale, nombreux sont ceux qui en ont profité. ”

En revanche, Pierre Lagrange estime que la réaction des régulateurs a été excessive. ” Il faut considérer l’ensemble du tableau. La principale réaction à la crise a consisté à réduire le ratio de levier, mais le crédit fait tourner le système. Sans dettes, pas de croissance durable. Le capitalisme pourrait être plus compatissant mais, que je sache, ce n’est pas encore un gros mot. On a essayé d’autres systèmes et cela ne s’est jamais bien terminé. ”

Si Pierre Lagrange juge durement le capitalisme, il parle également sans ménagement de ces gestionnaires de fonds spéculatifs de Mayfair, quartier ultra-chic de Londres, qui ont soutenu le Brexit. ” Cette décision est mauvaise, soutient-il, tant sur le plan économique que moral “. L’immigrant qu’il demeure en est conscient. ” Il est absurde de croire que l’on peut maintenir les personnes à distance en installant une grande barrière. C’est un mauvais épisode de Game of Thrones. ” Pour lui, le Brexit est une manoeuvre visant à détourner l’attention des problèmes fondamentaux qui frappent l’économie britannique.

” Quand j’ai quitté la Belgique, les coûts de transaction que nous avons dû payer lors de notre déménagement étaient risibles. Trente ans plus tard, les impôts ont augmenté à un point tel qu’ils étouffent l’économie. La Grande- Bretagne était le pays européen le plus compétitif pour attirer les talents. Elle a perdu beaucoup de son attrait. ”

Succession assurée et capital-investissement

La veille de notre entretien, Pierre Lagrange a joué au golf avec l’un de ses enfants. Son cadet vient de présenter son examen de fin d’études secondaires. Les deux autres semblent déjà avoir prouvé qu’ils ont bien hérité d’une partie de son ADN. L’un travaille dans le secteur artistique, l’autre pour un fonds spéculatif. Quel conseil a-t-il à donner aux jeunes de leur génération ? L’ère des fonds spéculatifs est-elle révolue, à présent qu’ils sont si nombreux ? ” Il se pourrait bien que le moment soit idéal pour en créer un, répond-il malicieusement. Quand nous nous sommes lancés en 1995, nous pensions que nous arrivions trop tard et que les années fastes étaient déjà derrière nous. ”

Il admet qu’il existe de nombreuses autres possibilités. Le capital-investissement semble très séduisant. ” La cotation en Bourse présente un inconvénient : on se focalise très vite sur le cours de l’action et on raisonne à court terme. Rester à l’écart de la Bourse est plus confortable. On vous laisse tranquille et vous pouvez faire ce que vous voulez. ”

Maison Huntsman Selon Pierre Lagrange, la gestion d'un couturier ne diffère pas de celle d'un fonds spéculatif. Mais le financier admet avoir rencontré des difficultés en s'aventurant hors de son secteur. Les lancements de produits et les campagnes de marketing propres au monde de la mode se sont heurtés à ses instincts d'investisseur méthodique...
Maison Huntsman Selon Pierre Lagrange, la gestion d’un couturier ne diffère pas de celle d’un fonds spéculatif. Mais le financier admet avoir rencontré des difficultés en s’aventurant hors de son secteur. Les lancements de produits et les campagnes de marketing propres au monde de la mode se sont heurtés à ses instincts d’investisseur méthodique…© PG

Nouvelle facette de sa personnalité

L’année dernière, Pierre Lagrange a été pris pour cible par les paparazzis lorsqu’il s’était marié à Ibiza avec son ami, Ebs Burnough, un ancien collaborateur de Barack Obama… ” Jusqu’en 2010, j’avais vécu en tant qu’homme hétérosexuel blanc, j’étais marié à une femme que j’aimais et j’avais des enfants que j’aimais tout autant. Ma vie était parfaite. ” Pourtant, l’homme change alors d’orientation sexuelle pratiquement ” du jour au lendemain “.

” C’était étonnant, je restais la même personne en tout ce qui me caractérisait : en tant que père, ami ou homme d’affaires. Mais j’étais très content de pouvoir enfin, à l’âge de 48 ans, donner libre cours à une facette de ma personnalité que j’avais réprimée jusqu’alors, sans savoir en quoi elle consistait. Dans le même temps, j’étais mort de peur de perdre les personnes qui m’étaient chères, je craignais qu’elles ne m’aiment plus, qu’on ne me fasse plus confiance. Je me demandais si cela n’allait pas mettre à mal tout ce que j’avais construit en 30 ans de carrière. ” Mais à l’image de ce qu’il a toujours été, Pierre Lagrange a simplement appelé Peter Clarke, alors CEO de Man Group. ” Nous étions en train de discuter du rachat. Je lui ai dit : ‘Assieds-toi. Il se passe quelque chose dans ma vie. Je suis homo, mais demain, je serai au bureau comme d’habitude. Tout est en ordre’. ”

Un article du Financial Times.

Repères

– Né en 1962

– Diplomé de la Solvay Brussels School of Economics and Management

– Entame sa carrière chez Exxon avant de bifurquer vers le monde de la finance

– S’installe à Londres en 1989, travaille pour JP Morgan puis Goldman Sachs

– Cofonde en 1995 le hedge fund GLG Partners, alors soutenu par Lehman Brothers

– Entrée en Bourse de GLG Partners en 2007, puis revente au britannique Man Group trois ans plus tard

– Rachète la maison de confection Huntsman en 2013

– Evaluée un temps à 500 millions de livres sterling, sa fortune avoisinerait encore aujourd’hui, selon le Times, les 240 millions de livres

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