Restaurants étoilés au Guide Michelin: la débâcle francophone (carte interactive)

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Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Le palmarès du Guide Michelin 2022 montre combien la Flandre écrase Bruxelles et la Wallonie. Une lame de fond, métaphore d’une fracture plus large. Le constat, au sud du pays, est dur: manque de soutien public, rejet de la réussite…

C’est une débâcle pour la Belgique francophone. Et la confirmation d’une lame de fond, aussi: la Flandre domine la gastronomie belge de la tête et des épaules. Le palmarès du Guide Michelin 2022, dont les résultats ont été dévoilés le 23 mai dernier, ont suscité tristesse, colère ou désarroi dans le monde culinaire du sud du pays. Et provoqué un sursaut d’orgueil.

Lionel Rigolet, chef du Comme Chez Soi, est la victime expiatoire de cette cuvée maudite: son établissement, anciennement triplement étoilé sous son beau-père Pierre Wynants et symbole de la cuisine belge, est rétrogradé de deux à une étoile. “Désemparé”, il nous confie pourtant vouloir “conserver son ADN”. Au-delà de ce choc symbolique, le diagnostic est implacable: la Flandre obtient un troisième “trois étoiles” pour aucun en Belgique francophone. Elle récolte deux nouveaux retaurants bi-étoilés et 11 nouveaux étoilés, contre un bi-étoilé et trois étoilés en Wallonie et à Bruxelles.

Le lobbying est puissant en Flandre. Cela n’a pas changé..”

Christophe Hardiquest (Bon Bon)

“Cela m’a blessé de voir cette scission encore plus grande cette année entre la Flandre, la Wallonie et Bruxelles, nous confie Sang Hoon Degeimbre, chef du bi-étoilé L’Air du Temps à Liernu (Eghezée), qui rêve désormais d’un trois étoiles wallon pour renverser la tendance. J’ai trouvé cela d’autant plus pénible que la cérémonie se passait à Mons.” La fête voulue par le ministre-président wallon Elio Di Rupo (PS) a tourné court. Mais il y a des raisons à cela.

“Le lobbying est en Flandre”

Christophe Hardiquest, chef du restaurant deux étoiles Bon Bon, à Woluwe-Saint-Pierre, est un autre symbole de cette déroute: il a annoncé en début d’année la fermeture prochaine de son établissement que l’on pressentait pourtant pour décrocher un jour le graal. “Le lobbying est puissant en Flandre, confie-t-il. Cela n’a pas changé. Il suffisait de voir l’organisation du 50 Best, fin de l’année dernière, à Anvers. Ce palmarès est aussi le résultat de cette force de frappe. On ne regarde pas assez les réussites en Wallonie et à Bruxelles. Quand je vois Le Coq aux Champs ou L’Air du Temps, je pense qu’ils valent davantage que leur statut actuel et qu’ils ont bien du mérite.”

Restaurants étoilés au Guide Michelin: la débâcle francophone (carte interactive)
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Pour lui, la page est tournée. “C’est marrant, je termine le dernier mois de Bon Bon sans étoile”, ironiste-t-il. Non sans amertume. Il a régulièrement dénoncé les aides maigrichonnes octroyées par Bruxelles durant la crise du Covid-19. “Nous sortons de deux années de pandémie et une guerre plane au-dessus de nos têtes, martèle-t-il. J’ai besoin de positif, je veux m’amuser. Mais plus à 100% en Belgique. Attention, je suis fier d’être Belge, je suis né en Wallonie, je vis en Flandre et j’ai un établissement à Bruxelles. J’aime notre pays mais il ne me rend plus heureux.”

Christophe Hardiquest n’en cultive pas moins l’ambition de revenir, plus fort: “Mes nouveaux projets se précisent. Il y en a quatre ou cinq, en Belgique, mais aussi en France et en Suisse. On verra. Je ne sais pas encore si je vais tout faire. Cela fait 30 ans que je suis chaque jour en cuisine, il est temps d’avoir des perspectives. Je reviendrai avec de nouvelles idées, peut-être plus avant-gardistes.” Avec, dans un coin de sa tête, une revanche décomplexée par rapport au Michelin affirmant que sa cuisine “manquait de constance”?

“On n’aime pas assez la réussite”

Dans ce contexte morose, Serge Litvine est une lueur d’espoir. Après une carrière dans l’agroalimentaire, il investit massivement dans l’horeca bruxellois depuis des années avec La Villa Lorraine, La Villa in the Sky, Da Mimmo, Lola, La Villa Emily, Odette en ville…

La Villa Lorraine, vieille dame de la gastronomie bruxelloise, est la seule à sortir la tête de l’eau en décrochant une deuxième étoile. Cela n’empêche pas son propriétaire d’être critique. “Pour nous et pour Bruxelles, cette reconnaissance est une bonne nouvelle, nous dit-il. Mais c’est maigre: la ville ne reçoit rien d’autre et la Wallonie pas beaucoup plus. Cela étant, le Guide Michelin est souverain, il fait ce qu’il veut. Il y a quelques années, nous étions nous aussi moins heureux après la perte d’une étoile pour la Villa in the Sky. Il faut l’accepter. En général, il y a toujours une raison à cela.”

64%

La proportion de restaurants belges étoilés situés en Flandre

Son constat du décrochage francophone nourrit sa démarche: “Les clients ne cherchent plus seulement l’assiette, ils veulent l’ambiance, le service, la découverte d’un lieu et d’une atmosphère. De ce point de vue-là, nous sommes en retard sur la Flandre. Avec Yves Mattagne, à la Villa Lorraine, nous avons travaillé à un projet tenant davantage compte de ces attentes, avec une décoration plus soignée, une atmosphère plus sympathique, un personnel moins guindé… Sans négliger la cuisine, bien sûr. Un cuisinier reste un artiste avant tout.”

Serge Litvine ne mâche pas ses mots à l’égard des pouvoirs publics. “Il faut savoir ce que l’on veut. Bruxelles a été le parent pauvre au niveau des aides pendant la pandémie. Si vous regardez ce qui se passe en Flandre ou dans les pays scandinaves, les responsables politiques investissent énormément dans leur gastronomie. Nous, on ne nous soutient pratiquement pas. En outre, l’évolution de Bruxelles est une catastrophe que ce soit en matière de mobilité, de sécurité ou de propreté.”

Le patron à succès appuie encore: “En Belgique francophone, on n’aime pas la réussite. Je ne parle pas forcément d’argent, ce n’est pas une fin en soi. Moi, ce qui me rend heureux, c’est de réussir un projet. En Flandre, c’est l’inverse, on soutient cela fortement. Nous pourrions nous en inspirer. Et je ne parle pas de la dynamique américaine où seul l’argent entre en considération. Nous employons 280 personnes, la plupart venant d’horizons différents et avec peu de qualifications. Peu à peu, ils se forment par le métier. C’est un rôle que nous jouons pour la société et qui n’est pas non plus reconnu à sa juste mesure par le politique”.

“Une dynamique flamande”

Critique gastronomique réputé et auteur de nombreux ouvrages, Jean-Pierre Gabriel a suivi de près l’évolution des régions phares de la gastronomie contemporaine: Catalogne, Pays basque, Scandinavie, Corée du Sud… et Flandre. “Chez eux, il y a eu une volonté très forte, qui remonte au gouvernement présidé par Geert Bourgeois (entre 2014 et 2019), de développer une image de marque gastronomique liée au tourisme, explique-t-il. La Flandre en a récolté les fruits.” Le succès flamand est une question de finances et de pouvoir d’achat. Mais cela n’explique pas tout. “Ce que l’on paie à Bruxelles et en Wallonie, c’est le manque d’une politique de pépinière comme en Flandre, souligne Jean-Pierre Gabriel. Et quand il y a des jeunes talents qui voient le jour, Michelin ne les repère pas non plus. Je visite régulièrement des restaurants en Wallonie qui méritent incontestablement une étoile. Mais en Flandre, il y a une structuration politique et une valorisation des jeunes chefs, vendus comme des stars.” Lors de la cérémonie montoise, les présentateurs du Michelin n’ont cessé de dire que les nouveaux étoilés étaient passés par les grandes maisons flamandes comme le Hof van Cleve ou Hertog Jan. Des trois étoiles! ” Il est grand temps que les autorités publiques se demandent quel avenir elles veulent laisser à notre gastronomie, prolonge le critique. C’est un peu comme la sidérurgie: une fois qu’on l’a laissée partir, c’est difficile de la récupérer. C’est un problème culturel au sens large.” Et une urgence.

“Nuançons le tableau”

Pointé du doigt, le politique entend relativiser le constat. “J’ai lu toutes les analyses et nous en tiendrons compte, mais il faut les nuancer, explique Willy Borsus, ministre wallon de l’Economie. Nous avons aujourd’hui 14 étoilés à Bruxelles, 84 en Flandre et 35 en Wallonie. J’ai pondéré ces chiffres. Bruxelles représente 10,6% de la population et 10,7% des étoilés, la Flandre 57,7% de la population et 64,6% des étoilés, la Wallonie 31,6% de la population et 26,9% des étoilés. Il y a donc une sous-représentation en Wallonie par rapport à la Flandre, mais on peut le pondérer davantage encore en soulignant que les revenus socio-économiques sont de l’ordre de 7% moins élevés en Wallonie. J’ajouterai encore que le nombre de Bib gourmands, qui saluent le rapport qualité/prix, est bien plus important chez nous: il y en a 75 en Wallonie contre 38 en Flandre.”

Nous sommes conscients que la gastronomie participe à l’image d’une région.

Willy Borsus (ministre wallon de l’Economie)

Bref, tout ne va pas si mal. “Cela dit, la gastronomie est effectivement un secteur d’excellence à part entière qui valorise le territoire, prolonge Willy Borsus. Nous comptons bien la soutenir et redoubler d’effort. Nous avons mis en place le réseau ‘Tables du terroir’ pour valoriser la qualité, en lien avec les produits locaux. Une autre initiative va être prise pour saluer ‘l’excellence de terroir’. Nous avons un certain nombre d’écoles et de chefs de qualité, nous comptons aussi insister sur cette valeur d’exemple. Nous sommes conscients que la gastronomie participe à l’image d’une région.”

Restaurants étoilés au Guide Michelin: la débâcle francophone (carte interactive)
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“Bruxelles mise sur la diversité”

“La vie ne s’arrête pas au Michelin”, réplique Olivier Marette, responsable des événements gastronomiques au sein de Visit Brussels, qui promotionne la capitale. “On recense environ 3.000 restaurants à Bruxelles, dont un nombre de plus en plus important mise sur la qualité, nous dit-il. C’est là que cela se joue. Saint-Gilles est une des communes les plus riches en matière gastronomique mais elle n’a aucun restaurant étoilé. La commune ne s’en porte pas plus mal.Le Michelin n’est pas infaillible: il suffit de voir le temps qu’il a mis pour déceler le talent hors norme du Noma au Danemark et lui donner ses trois étoiles.”

Selon Olivier Marette, la dynamique est positive à Bruxelles. “L’âge moyen des chefs est moins élevé que dans les autres Régions, on a beaucoup de jeunes qui brigueront peut-être un jour des étoiles. Mais nous sommes également devenus une ville multiculturelle et c’est désormais un ADN sur lequel nous misons beaucoup, de même que le caractère durable. Il faut cesser de parler de l’âge d’or de la gastronomie. Quand La Villa Lorraine a obtenu le premier ‘trois étoiles’ hors de France: c’était en 1972, une époque où la gastronomie se résumait à la gastronomie française. Les temps ont changé. Si demain nous obtenons un trois étoiles à Bruxelles, nous ne cracherons évidemment pas dessus. Mais une ville qui ne mise que sur le Guide Michelin met en place un modèle très fragile. Regardez ce qui s’est passé à Bruges…”

Pour les chefs que nous avons contactés, cette argumentation ne tient pas la route. “C’est une excuse, s’exclame Sang Hoon Degeimbre. Je dis souvent à mon équipe: si vous n’annoncez pas votre ambition, tout ce que vous expliquerez après sera une excuse. Il faut être clair sur ses intentions. Sinon, c’est comme si l’on se lançait dans des hautes études mais que, faute de réussir, on se relançait à un niveau plus bas.” Traduisez: il est grand temps de développer la culture de l’excellence en Wallonie et à Bruxelles.

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